Histoire des Alpes - Storia delle Alpi - Geschichte der Alpen (1998)/17

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L'ARTISAN ET LA FRONTIÈRE
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[ 201 ]L'ARTISAN ET LA FRONTIÈRE: L'EXEMPLE DES PEIGNEURS DE CHANVRE DU BRIANÇONNAIS AUX 17E ET 18E SIÈCLES


Alain Belmont


Zusammenfassung


Der Handwerker und die Grenze: das Beispiel der Hanfkämmer im Briançonnais im 17. und 18. Jahrhundert Unter den zahlreichen Saisonwanderungen, die in den französischen Alpen stattfanden, ist diejenige der Hanfkämmer aus dem Briançonnais (Dauphiné, Departement Hautes-Alpes) zweifellos eine der wichtigsten und paradoxerweise am wenigsten bekannten. Diese Migration betraf einen relativ engen, auf das Hochtal der Durance beschränkten Raum. In den betreffenden Dörfern nahm aber die Mehrheit, ja fast die Gesamtheit der Männer daran teil. Destinationen waren tiefgelegene Regionen der Dauphiné, Gebiete um Lyon und im Burgund und vor allem das nahegelegene Piemont. Im 18. Jahrhundert traten die piemontesischen Destinationen dann stark zurück zugunsten von nahen, aber auch über 400 Kilometer entfernten französischen Zielgebieten. Was waren die Ursachen des Wandels? Die Kriege in Italien? Die 1713 im Vertrag von Utrecht festgelegte Grenzführung? Ein neuer sozio-kultureller Kontext in Frankreich? Diese Hypothesen werden im Artikel diskutiert. Sicher ist, dass die Veränderung der Ziele einen anderen radikalen Wandel begleitete oder bewirkte, denn die Hanfkämmer aus dem Briançonnais wurden nun zu Schulmeistern, bis ihre Migration zu Beginn des 19. Jahrhunderts fast ganz versiegte.
[ 202 ]Carte 1: Le Briançonnais

Parmi toutes les migrations saisonnières issues des Alpes françaises, celle des peigneurs de chanvre n’a jusqu’à l’heure actuelle fait l’objet d’aucune étude particulière, alors qu’elle semble avoir compté parmi les plus importantes non seulement du massif mais aussi du royaume. Ces peigneurs intervenaient dans la préparation du chanvre en vue de son tissage. Ils allaient de ferme en ferme en portant sur leur dos un instrument redoutable, une sorte de planche de fakir munie de grandes dents en fer, qui leur servait à débarrasser les fibres végétales du reste de leur écorce et à les affiner avant leur filage. Comme cette opération était longue, fatigante et, du fait de la poussière qu’elle dégageait, très dommageable à la santé, on préférait employer une main-d’œuvre immigrée et montagnarde plutôt que de l’effectuer soi-même.

Toutes les provinces des Alpes françaises actuelles ont envoyé des peigneurs de chanvre sur les chemins de la migration, aussi bien la Savoie, la Provence que le Dauphiné. Il est toutefois une région qui s’en était fait une spécia[ 203 ]lité et qui a fourni de loin, les plus gros bataillons: le Briançonnais. La région du Briançonnais se situe dans la partie orientale du Dauphiné et dans l’actuel département des Hautes-Alpes (voir carte 1). Elle se compose de la haute vallée de la Durance et des vallées affluentes, notamment les vallées de la Clarée, de la Guisanne et de la Vallouise. C’est une région de hautes montagnes puisque sa capitale, Briançon, se trouve à 1300 mètres d’altitude et est dominée par des sommets culminant à 3000 voire 4000 mètres, comme la Barre des Écrins. Le Briançonnais se caractérise aussi par sa position frontalière: il est bordé au nord et à l’est par le royaume de Piémont-Savoie.

Jusqu’au traité d’Utrecht, qui met fin en 1713 à la guerre de Succession d’Espagne, la frontière passe non loin de Suse, sur le versant italien des Alpes, et inclut dans le Dauphiné les vallées «d’outre-monts» de la Doire Ripaire et du Valcluson. Mais en 1713, les négociateurs du traité de paix modifient le tracé de la frontière; celle-ci longe désormais les crêtes partageant les eaux du bassin du Pô et du bassin de la Durance, abandonnant du coup le Briançonnais d’outre-monts au Piémont.

C’est cette particularité - l’existence d’un fort courant migratoire dans une région frontalière - qui a motivé la présente étude. Il ne s’agira pas d’évoquer de manière exhaustive la migration des peigneurs, car ni les impératifs de la publication ni l'état d’avancement de nos recherches ne le permettent. Nous nous contenterons de brosser à gros traits le portrait de cette communauté itinérante, après quoi nous examinerons les influences qu’a pu exercer sur elle la frontière piémontaise avant et après son changement de tracé.


UNE MIGRATION DE MASSE

L’origine de la migration des peigneurs briançonnais n’est pas encore connue. Une historienne du début du siècle,Thérèse Sclafert, estimait qu’elle pouvait remonter au Moyen Âge.[1] Les chercheurs plus récents pensent plutôt qu’elle s’est développée au cours de l’Époque Moderne, lorsque les progrès de la fiscalité royale ont forcé les montagnards à aller chercher dans les bas pays l’argent liquide nécessaire au payement de leurs impôts.[2] Une chose est sûre en tous cas, aux 17e et 18e siècles, cette migration compte parmi les plus importantes des Alpes occidentales. Une enquête ordonnée en 1699 par l’intendant du Dauphiné Bouchu atteste de son ampleur.[3] Toutes les [ 204 ]communautés visitées par les enquêteurs envoient «à la peigne» la plupart de leurs chefs de famille. Ainsi à Névache, «environ les deux-tiers des chefs de famille de la dite communauté quittent le pays pendant l’hiver pour chercher de quoi vivre ailleurs et pour peigner le chanvre»; à La Salle, «tous les habitants sortent du lieu depuis l’âge de douze ans jusqu’à ce qu’ils aient soixante-dix ans pour aller passer l’hiver ailleurs en y travaillant à peigner du chanvre ou faire quelqu’autre commerce». Le même discours revient d’un village à l’autre. Sans doute y a-t-il quelque exagération lorsqu’on nous parle de «tous» les hommes ou des trois-quarts d’entre-eux: réalisée dans un but fiscal, l’enquête de l’intendant Bouchu a davantage recueilli de doléances que de motifs de satisfaction, et justement le fait de s’exiler était alors perçu comme une preuve de pauvreté.

Néanmoins, d’autres sources confirment l’importance du phénomène migratoire dans la région, qu’il s’agisse des registres paroissiaux, des registres des notaires, des passeports ou des rôles d’imposition. Ainsi en 1733, le village de Villar-Saint-Pancrace compte, sur un total de 210 chefs de familles imposés à la capitation, pas moins de 46 peigneurs professionnels, soit 20% d’entre eux - et encore, il conviendrait d’ajouter à ces 46 personnes une bonne partie des chefs de famille qualifiés de journaliers par les rédacteurs des rôles, et qui s’adonnaient eux aussi au peignage, au moins de manière occasionnelle. De l’autre côté de la Durance, dans la vallée de la Vallouise, les rôles de huit villages citent 76 peigneurs sur 672 chefs de famille, soit 11% d’entre eux.[4] À titre de comparaison, les villages des basses régions du Dauphiné ne disposent à la même époque que d’un ou deux peigneurs de chanvre - quand ils en ont, ce qui est loin d’être toujours le cas.[5] Au total, on estime à plusieurs milliers le nombre d’hommes qui partent chaque année à la peigne. Un auteur de 1747 parle de 2000 personnes, tandis qu’un autre, écrivant en 1754, monte jusqu’à 4000.[6] Le phénomène ne se limite d’ailleurs pas au seul bassin de la Durance, il déborde sur les vallées voisines du Champsaur, de l’Oisans et du Briançonnais d’outre-monts, sans atteindre toutefois les mêmes proportions qu’en Briançonnais - l’Oisans, par exemple, préfère s’adonner au colportage plutôt qu’au peignage.[7]

Les raisons qui poussent tant de montagnards sur les chemins de la migration sont tout à fait classiques. Partant avec l’automne pour ne revenir qu’au printemps, les peigneurs libèrent leurs villages d’autant de bouches à nourrir; ils peuvent aussi trouver sous d’autres cieux un travail qui fait défaut dans leur communauté, souvent bloquée par les neiges pendant la morte[ 205 ]saison. Surtout, ils gagnent un revenu qui n’a certes rien d’un pactole - 50 à 100 Livres au 18e s., soit le prix de deux ou trois vaches - mais qui permettra d’accroître le patrimoine de ceux qui ont déjà du bien, et aux plus pauvres d’aider leur famille à subsister d’un bout à l’autre de l’année. Comme ailleurs, la migration assure donc l’équilibre d’une montagne chargée d’hommes et lui permet de tirer à elle une partie des richesses des bas pays.

La campagne des peigneurs s’étale d’octobre à mars-avril, soit sur six, sept voire huit mois, la durée variant selon les distances à franchir et les possibilités d’embauche. La longueur des absences a généré en Briançonnais une société particulière, que l’on retrouve aussi chez les colporteurs d’Oisans ou les maçons du Limousin, nombreux eux aussi à quitter leurs foyers pour s’employer au loin.[8] Ainsi, les rythmes démographiques n’ont rien à voir avec ceux des habitants des plaines. Michel Prost a étudié le cas de la Vallouise: dans cette vallée, les curés célèbrent l’essentiel des mariages en mai, juin et juillet, lorsque les hommes reviennent de la peigne, tandis qu’en plaine les unions culminent en janvier-février.[9] C’est aussi durant l’été que se font les conceptions; et du coup les enfants viennent au monde neuf mois après le retour de leur père, soit en janvier-février, au pire moment de l’année ...

Pendant leur apparition au village, les peigneurs du Briançonnais ne font pas que concevoir des enfants; ils profitent de leur présence pour régler toutes les affaires politiques en suspens. Ils n’ont en effet qu’une poignée de semaines devant eux pour élire leurs «consuls» (maires), prendre les décisions importantes concernant leur communauté et pour procéder à la répartition des impôts. Le reste du temps, les communautés d’habitants sont livrées à elles-mêmes, et tant pis si quelque chose de grave arrive entre-temps, on devra faire sans eux. Ainsi en novembre 1702, les consuls du Villar-Saint-Pancrace se plaignent de ne pouvoir convoquer l’assemblée des habitants, seule habilitée à prendre une décision urgente car, disent-ils, «les manans et habitants de la communauté sont en trop petit nombre, pour être la plus grande partie d’iceux [parce que la plus grande partie sont] sortis du pays et être allés à la peigne».[10]

Une fois les hommes partis, les villages appartiennent aux vieux et surtout aux femmes. Celles-ci bénéficient d’une autonomie et d’un rôle sans équivalent dans les sociétés sédentaires. Il suffit pour s’en convaincre d’ouvrir les dossiers des justices seigneuriales: du début de l’automne à la fin du printemps, seuls quelques hommes déposent à la barre des témoins, tandis que les femmes s’y pressent en nombre, et parlent d’affaires mettant en cause [ 206 ]d’autres femmes.[11] Mais la migration a encore d’autres conséquences. En mettant en contact les populations montagnardes avec des sociétés plus avancées, souvent urbaines, elle favorise un échange culturel dont profitent les Alpins. Ainsi, peut-être a-t-elle eu un rôle dans la diffusion dans ces régions de la Réforme protestante, comme le firent les migrations des cardeurs et des artisans du cuir dans les Cévennes huguenotes étudiées par Emmanuel Le Roy Ladurie.[12] On a aussi remarqué sur ces hautes terres vouées au Provençal, une connaissance poussée de la langue française, quand ce n’est pas de l’italien.[13] Les Briançonnais ont-ils appris ces langues étrangères au cours de leurs campagnes? Enfin, la migration a-t-elle eu un effet sur leur scolarisation? Alors que chez les Dauphinois des régions sédentaires seule une personne sur trois sait écrire, l’alphabétisation concerne ici près de 70% des hommes au 17e siècle et 90% au 18e.[14] Même si la Réforme protestante en est évidemment la première responsable, elle ne saurait suffire à expliquer cet état de fait puisque les communautés restées catholiques sont tout aussi alphabétisées que celles passées au Calvinisme.


LES PEIGNEURS ET LA FRONTIÈRE

Après cette présentation générale, il est temps maintenant d’en venir au thème principal de notre contribution. La frontière toute proche de l’état piémontais influence-t-elle la migration des artisans du Briançonnais? Pendant très longtemps, elle reste sans effets. Au 17e siècle, la plupart des peigneurs la traversent chaque année; si quelques-uns vont travailler en Bas-Dauphiné, en Lyonnais ou en Provence, la majeure partie d’entre eux, et dans bien des villages la totalité, franchit les crêtes, descend le Valcluson ou la vallée de la Doire Ripaire et se rend en Piémont. Ainsi à Villar-Saint-Pancrace, le consul écrit en 1703 que ses concitoyens «sont en coutume d’aller dans l’Italie gagner leur vie en peignant le chanvre». En 1699, les habitants d’Abriès, un village du Queyras, déclarent aller «tous les ans en Piémont pour y peigner du chanvre». Au 17e siècle, on a donc affaire à une migration internationale qui se joue des frontières. Mais la situation évolue au 18e siècle. En quelques décennies, la migration des peigneurs change du tout au tout.

D’abord, elle perd la plupart de ses adeptes. À Villar-Saint-Pancrace, comme le montrent les rôles de capitation, les effectifs des peigneurs chutent de 50 chefs de famille dans les années 1720-1730 à 25 en 1752, sept en 1786 [ 207 ]Graphique 1: Évolution des migrations au départ de Villar-Saint-Pancrace au 18e siècle


D’après L. Surmely, La migration des régents d'école de Villar-St. Pancrace au 18es.. Mémoire de Maîtrise sous la direction d’A. Belmont, Université Grenoble 2, 1997.

(voir graphique 1). En Vallouise, la crise est tout aussi spectaculaire, même si elle est plus tardive: de 76 en 1786, les porteurs de peignes tombent à 22 en 1808, et ne se comptent plus que sur les doigts de la main en 1836. En Queyras, les rôles d’Arvieux de 1778 et de Ceillac de 1790 n’en citent même plus un seul.[15] Tandis que leurs effectifs s’effondrent, les destinations prises par les peigneurs changent complètement. Le flux en direction du Piémont, prédominant au 17e siècle, se tarit presque complètement. À la fin du 18e siècle, les peigneurs se dirigent presque exclusivement vers des provinces françaises. À preuve les passeports accordés en 1792 par la municipalité de Névache, dans la vallée de la Clarée, à 22 peigneurs de chanvre: sur le nombre, deux déclarent vouloir se rendre en Auvergne, deux en Dauphiné, trois en Savoie, sept en Forez, sept en Bourgogne, deux en Champagne et en Lorraine (voir la carte 2). Aucun n’évoque le Piémont pourtant tout proche, et où se dirigeaient pourtant les habitants de la commune à la fin du 17e siècle.

Quelles sont les raisons de ces changements? Le premier réflexe consisterait à voir en eux une conséquence du changement de tracé de la frontière. [ 208 ]Carte 2: Les destinations des peigneurs de Chanvre du Briançonnais aux 17e et 18e siècles


suite au traité d’Utrecht de 1713. Le Dauphiné ne s’étendant plus jusqu’aux portes de la plaine du Pô, la nouvelle frontière agirait comme un rideau de fer peu propice aux migrations internationales. En plus, après Utrecht le roi du Piémont eut tendance à renforcer les droits de douane ce qui, d’après Laurence Fontaine, gêna le colportage et le commerce en général à destination de l’Italie.[16] De fait, on remarque qu’à Villar-Saint-Pancrace la chute des effectifs intervient à peine une vingtaine d’années après la signature du traité (graphique 1). Ce constat produisit sur l’auteur de ces lignes une [ 209 ]intense satisfaction: trouver pour un colloque intitulé «mobilités et frontière» une migration ancienne subissant les péripéties d’une limite internationale, il y avait là de quoi combler son historien! Cependant, une fois passé le temps des réjouissances, il fallut se rendre compte que cette première explication, malgré son caractère vraisemblable, n’était pas la bonne. En effet, les villages ne se plaignent jamais du déplacement de la frontière, eux qui sont pourtant toujours prêts à évoquer le moindre tracas dans l’espoir d’obtenir une réduction d’impôts. Par contre, ils avancent d’autres facteurs susceptibles d’expliquer la crise du peignage.

En premier lieu, la concurrence italienne. À force de fréquenter chaque année les plaines piémontaises, nombre de peigneurs ont fini par s’établir outremonts, réduisant du coup les possibilités d’emploi des migrants saisonniers: «plusieurs paysans se sont établis dans les lieux où ils allaient l’hiver», dit un texte de 1754, «et n’ayant d’autre métier pour vivre, font la plus grande partie de ce travail pendant toute l’année; d’autres paysans, ayant apporté en allant des peignes d’acier qui se fabriquaient dans les pays, les ont vendus à des gens qui ont formé des établissements à leur préjudice».[17] Les guerres aussi, portent une lourde responsabilité. Louis XIV pendant la guerre de Succession d’Espagne et plus tard Louis XV pendant celle de Succession d’Autriche, ne se sont pas privés d’envoyer leurs armées à travers l’Italie, et chacune de leurs campagnes a empêché les peigneurs de mener les leurs à bien. Ainsi pendant le conflit opposant la France à l’Europe pour le trône d’Espagne: «en la présente année 1703», écrit le consul de Villar-Saint-Pancrace, «une bonne partie de nos particuliers qui etoient en coutume d’aller dans l’italie gagner leur vie en peignant le chanvre sont contraints à cause de la guerre de souffrir dans leurs maisons sans qu’ils puissent s’adonner à aucun commerce lucratif pour n’avoir pas la connaissance et les moyens de le faire».[18] Or l’année 1703 se situe seulement au début d’une guerre qui dura encore pendant dix ans ... Aux guerres et aux effets de la concurrence locale s’ajouta aussi un certain ralentissement de la production toilière en Piémont. Dans ces conditions, on peut comprendre que les peigneurs aient préféré tourner le dos à l’Italie et soient partis travailler en France, à l’instar des habitants de Névache et de la vallée de la Clarée.

Mais malheureusement pour nos Briançonnais, la France de l’intérieur ne manquait pas de peigneurs. Le Bugey à lui seul en expédiait 7000 au 18e siècle, l’Auvergne plusieurs milliers, sans compter tous ceux qui, issus de Savoie, du Bas-Dauphiné ou d’ailleurs, écumaient à leurs côtés les provinces du [ 210 ]sud-est du royaume.[19] Aussi pour trouver de la besogne et échapper à cette concurrence féroce, les Briançonnais furent-ils contraints d’allonger leurs tournées, allant jusqu’en Champagne et en Lorraine, à plus de 500 kilomètres de chez eux, 1000 kilomètres aller et retour. Comme le trajet leur prenait plus de temps, ils durent raccourcir leurs campagnes, de manière à pouvoir rentrer suffisamment tôt pour cultiver leurs champs. Les campagnes devenant plus courtes, les pécules ramenés au village maigrirent comme une marmotte en hiver. Si l’on ajoute que les dépenses et les risques croissaient avec les distances, on comprendra que le peignage ait perdu aux yeux des gens de la vallée une partie de son intérêt.

Or, tandis que le métier devenait moins intéressant, d’autres opportunités plus lucratives se présentaient aux Briançonnais, qui elles aussi ont concouru à la disparition du peignage. La première découle du développement de l’alphabétisation dans la France de Louis XV et de Louis XVI. La plupart des villages voulurent disposer d’une école, quitte à employer le premier maître venu pour s’en occuper, pourvu qu’il ne demande pas des gages trop élevés. Pour les Briançonnais, cet engouement représenta une véritable aubaine: tous ou presque étaient déjà alphabétisés et ne demandaient pas mieux que de troquer leurs salaires de peigneurs contre les émoluments deux à quatre fois plus élevés des régents.[20] En plus, le métier d’enseignant éreintait moins son homme que le travail du chanvre, et offrait des possibilités d’emploi sans avoir à traverser les trois-quarts du royaume. Comprenant où se trouvait leur intérêt, les peigneurs ou les fils de peigneurs se muèrent donc en régents d’écoles, notamment à Villar-Saint-Pancrace où la courbe des uns décroît tandis que la courbe des autres suit le mouvement inverse (voir graphique 1).

Certaines personnes, pas encore sûres de leur reconversion ou jouant sur les deux tableaux à la fois, partirent exercer les deux métiers, comme ce Joseph Champ qui quitta Névache le 22 octobre 1792 pour aller «dans la ci-devant Bourgogne, peigner le chanvre ou tenir les écoles».[21] Ce passage du chanvre aux écoles s’observe à travers tout le Briançonnais, à des vitesses différentes d’un lieu à l’autre. La Vallouise, moins pressée à suivre le mouvement, le rattrapa par la suite au point d’abriter en 1786 plus d’une centaine de régents dans ses vallées. Au 19e siècle, le phénomène atteignit une ampleur telle que le département des Hautes-Alpes devint réputé dans toute la France pour ses maîtres. De nos jours, l’image de l’instituteur descendu des montagnes est d’ailleurs encore bien ancrée dans la mémoire collective. [ 211 ]alors que le souvenir des peigneurs de chanvre a quant à lui complètement disparu. À la régence des écoles, certaines personnes préférèrent encore une autre activité, le roulage des marchandises. Les rôles de capitation de Villar-Saint-Pancrace l’attestent une fois de plus, qui montrent à partir des années 1740-1750 une croissance des voituriers analogue et contemporaine à celle des maîtres d’école. Cette nouvelle migration est directement héritée du peignage et aussi (enfin!), une conséquence du traité d’Utrecht. De fait, en modifiant le tracé de la frontière, le traité de paix a placé la vallée de la Durance et notamment Briançon en première ligne de défense, alors qu’elle n’était auparavant qu’une place de seconde ligne. Afin de protéger la région d’une invasion piémontaise - comme celle qui, en 1692, l’avait dévasté

- Louis XIV puis Louis XV entreprirent un vaste programme de fortification et de cantonnement de troupes, que rappellent aujourd’hui les forteresses de Briançon et de Mont-Dauphin.[22] L’approvisionnement des chantiers de construction des places-fortes puis le ravitaillement des troupes qui y furent cantonnées, facilités par la construction de nouvelles chaussées carrossables, stimulèrent la circulation routière pour le plus grand profit des habitants de la vallée de la Durance et notamment ceux du Villar-Saint-Pancrace.

Finalement, la frontière issue d’Utrecht est quand même en partie responsable de la fin de la migration des peigneurs vers l’Italie, même si ce n’est qu’indirectement. Pour le reste, on l’a vu, cette frontière au eu aussi peu d’incidence qu’un rideau de fumée. À l’issue de cette communication, il importe surtout de retenir la rapidité et l’ampleur de la mutation professionnelle opérée par les peigneurs briançonnais au cours du 18e siècle. Loin d’être immobile, comme on a si souvent tendance à le croire, cette société alpine s’est entièrement reconvertie en à peine une quarantaine d’années, témoignant ainsi d’une remarquable capacité à s’adapter à un nouveau contexte politique et socio-économique.


Notes

1 Thérèse Sclafert, Le Haut-Dauphiné au Moyen Age, Paris 1926, p. 607.

2 Abel Poitrineau, Remues d’hommes. Les migrations montagnardes en France. 17e-18esiècles. Paris 1983, 328 p.

3 Archives départementales de l’Isère, 2 C 326, folios 24 à 282, Révision des feux en Briançonnais. [ 212 ]4 Villar-St.-Pancrace: Archives départementales des Hautes-Alpes (désormais AD 05), 3 E 2246. Vallouise: AD 05, fonds de Vallouise, CC 233-236 ( 1786).

5 Alain Belmont, De l’atelier au village - les artisans ruraux en Dauphiné sous l’Ancien Régime, Grenoble 1998.

6 Roux-Lacroix, «Statistique du Briançonnais en 1747», publiée par J. Roman, Bulletin de la Société d’Etudes des Hautes-Alpes, 1882, pp. 36-44 et 1883, pp. 101-114. J. Brunet, seigneur de l’Argentière, «Le Briançonnais en 1754», publié par P. Guillemin, Annuaire de la Société des Touristes, Grenoble 1893, pp. 326-362.

7 Laurence Fontaine, Histoire du colportage en Europe, 15e-19e s., Paris 1993, 336 p.

8 Sur les colporteurs: L. Fontaine (op. cit.): sur les maçons: A. Moulin, Les maçons de la Creuse, les origines du mouvement. Clermont-Ferrand 1994, 564 p.

9 L’isolât de la Vallouise: étude des structures démographiques d’une communauté des Alpes briançonnaises (1540-1851) et essai d’anthropologie physique, thèse de Doctorat sous la dir. de Jacques Dupâquier, EHESS, 1993, 3 t., 487 et 281 p.

10 AD 05, 3 E 2214, délibérations de Villar, 1701-1788.

11 AD 05, B 590 à 618,722 à 735,772 à 774: procédures criminelles du bailliage de Briançon, des châteaux archiépiscopaux de l’Embrunais et du mandement de Pallon, 1598-1790.

12 Emmanuel Le Roy Ladurie, Les paysans de Languedoc. Paris 1985, p. 341 et ss.

13 Anne-Marie Granet-Abisset, La route réinventée. Les migrations des Queyrassins aux XIXe et XXe siècles. Grenoble 1994, p. 44 et ss.

14 B. Bonnin, Terre et paysans en Dauphiné au XVIIe s. .Thèse de Doctorat d’Etat, Université Lyon 2, 1979, pp. 909-911.

15 AD 05, 3 E 2244 à 2246 (Villar); Fonds de Vallouise, CC 233-236; Fonds d’Arvieux, CC 5 et 6; L 1145 (Ceillac).

16 L. Fontaine, Histoire du colportage en Europe, p. 52.

17 J. Brunet, seigneur de l’Argentière, «Le Briançonnais en 1754», publié par P. Guillemin, Annuaire de la Société des Touristes. Grenoble 1893, pp. 326-362.

18 AD 05, 3 E 2246.

19 A. Châtelain, Les migrants temporaires en France de 1800 à 1914. Lille 1976, 1215 p.

20 B. Grosperrin, Les petites écoles sous l’Ancien Régime. Rennes 1984, 175 p.; L. Surmely, La migration des régents d’école de Villar Saint-Pancrace. Mémoire de maîtrise sous la direction d’A. Belmont, Université Grenoble 2, 1997, 2 vol., 134 et 40 p.

21 AD 05, Fonds de Névache, D 1.

22 René Favier, Les villes du Dauphiné aux XVIIe et XVIIIe siècles. Grenoble 1993, pp. 140-182.

  1. 1 Thérèse Sclafert, Le Haut-Dauphiné au Moyen Age, Paris 1926, p. 607.
  2. 2 Abel Poitrineau, Remues d’hommes. Les migrations montagnardes en France. 17e-18esiècles. Paris 1983, 328 p.
  3. 3 Archives départementales de l’Isère, 2 C 326, folios 24 à 282, Révision des feux en Briançonnais.
  4. 4 Villar-St.-Pancrace: Archives départementales des Hautes-Alpes (désormais AD 05), 3 E 2246. Vallouise: AD 05, fonds de Vallouise, CC 233-236 ( 1786).
  5. 5 Alain Belmont, De l’atelier au village - les artisans ruraux en Dauphiné sous l’Ancien Régime, Grenoble 1998.
  6. 6 Roux-Lacroix, «Statistique du Briançonnais en 1747», publiée par J. Roman, Bulletin de la Société d’Etudes des Hautes-Alpes, 1882, pp. 36-44 et 1883, pp. 101-114. J. Brunet, seigneur de l’Argentière, «Le Briançonnais en 1754», publié par P. Guillemin, Annuaire de la Société des Touristes, Grenoble 1893, pp. 326-362.
  7. 7 Laurence Fontaine, Histoire du colportage en Europe, 15e-19e s., Paris 1993, 336 p.
  8. 8 Sur les colporteurs: L. Fontaine (op. cit.): sur les maçons: A. Moulin, Les maçons de la Creuse, les origines du mouvement. Clermont-Ferrand 1994, 564 p.
  9. 9 L’isolât de la Vallouise: étude des structures démographiques d’une communauté des Alpes briançonnaises (1540-1851) et essai d’anthropologie physique, thèse de Doctorat sous la dir. de Jacques Dupâquier, EHESS, 1993, 3 t., 487 et 281 p.
  10. 10 AD 05, 3 E 2214, délibérations de Villar, 1701-1788.
  11. 11 AD 05, B 590 à 618,722 à 735,772 à 774: procédures criminelles du bailliage de Briançon, des châteaux archiépiscopaux de l’Embrunais et du mandement de Pallon, 1598-1790.
  12. 12 Emmanuel Le Roy Ladurie, Les paysans de Languedoc. Paris 1985, p. 341 et ss. 13 Anne-Marie Granet-Abisset, La route réinventée. Les migrations des Queyrassins aux XIXe et XXe siècles. Grenoble 1994, p. 44 et ss. 14 B. Bonnin, Terre et paysans en Dauphiné au XVIIe s. .Thèse de Doctorat d’Etat, Université Lyon 2, 1979, pp. 909-911. 15 AD 05, 3 E 2244 à 2246 (Villar); Fonds de Vallouise, CC 233-236; Fonds d’Arvieux, CC 5 et 6; L 1145 (Ceillac). 16 L. Fontaine, Histoire du colportage en Europe, p. 52. 17 J. Brunet, seigneur de l’Argentière, «Le Briançonnais en 1754», publié par P. Guillemin, Annuaire de la Société des Touristes. Grenoble 1893, pp. 326-362. 18 AD 05, 3 E 2246. 19 A. Châtelain, Les migrants temporaires en France de 1800 à 1914. Lille 1976, 1215 p. 20 B. Grosperrin, Les petites écoles sous l’Ancien Régime. Rennes 1984, 175 p.; L. Surmely, La migration des régents d’école de Villar Saint-Pancrace. Mémoire de maîtrise sous la direction d’A. Belmont, Université Grenoble 2, 1997, 2 vol., 134 et 40 p. 21 AD 05, Fonds de Névache, D 1. 22 René Favier, Les villes du Dauphiné aux XVIIe et XVIIIe siècles. Grenoble 1993, pp. 140-182.
  13. 13 Anne-Marie Granet-Abisset, La route réinventée. Les migrations des Queyrassins aux XIXe et XXe siècles. Grenoble 1994, p. 44 et ss.
  14. 14 B. Bonnin, Terre et paysans en Dauphiné au XVIIe s. .Thèse de Doctorat d’Etat, Université Lyon 2, 1979, pp. 909-911.
  15. 15 AD 05, 3 E 2244 à 2246 (Villar); Fonds de Vallouise, CC 233-236; Fonds d’Arvieux, CC 5 et 6; L 1145 (Ceillac).
  16. 16 L. Fontaine, Histoire du colportage en Europe, p. 52.
  17. 17 J. Brunet, seigneur de l’Argentière, «Le Briançonnais en 1754», publié par P. Guillemin, Annuaire de la Société des Touristes. Grenoble 1893, pp. 326-362.
  18. 18 AD 05, 3 E 2246.
  19. 19 A. Châtelain, Les migrants temporaires en France de 1800 à 1914. Lille 1976, 1215 p.
  20. 20 B. Grosperrin, Les petites écoles sous l’Ancien Régime. Rennes 1984, 175 p.; L. Surmely, La migration des régents d’école de Villar Saint-Pancrace. Mémoire de maîtrise sous la direction d’A. Belmont, Université Grenoble 2, 1997, 2 vol., 134 et 40 p.
  21. 21 AD 05, Fonds de Névache, D 1.
  22. 22 René Favier, Les villes du Dauphiné aux XVIIe et XVIIIe siècles. Grenoble 1993, pp. 140-182.