Page:Labi 1998.djvu/184

From Wikisource
Jump to navigation Jump to search
This page has not been proofread.

intense satisfaction: trouver pour un colloque intitulé «mobilités et frontière» une migration ancienne subissant les péripéties d’une limite internationale, il y avait là de quoi combler son historien! Cependant, une fois passé le temps des réjouissances, il fallut se rendre compte que cette première explication, malgré son caractère vraisemblable, n’était pas la bonne. En effet, les villages ne se plaignent jamais du déplacement de la frontière, eux qui sont pourtant toujours prêts à évoquer le moindre tracas dans l’espoir d’obtenir une réduction d’impôts. Par contre, ils avancent d’autres facteurs susceptibles d’expliquer la crise du peignage.

En premier lieu, la concurrence italienne. À force de fréquenter chaque année les plaines piémontaises, nombre de peigneurs ont fini par s’établir outremonts, réduisant du coup les possibilités d’emploi des migrants saisonniers: «plusieurs paysans se sont établis dans les lieux où ils allaient l’hiver», dit un texte de 1754, «et n’ayant d’autre métier pour vivre, font la plus grande partie de ce travail pendant toute l’année; d’autres paysans, ayant apporté en allant des peignes d’acier qui se fabriquaient dans les pays, les ont vendus à des gens qui ont formé des établissements à leur préjudice».[17] Les guerres aussi, portent une lourde responsabilité. Louis XIV pendant la guerre de Succession d’Espagne et plus tard Louis XV pendant celle de Succession d’Autriche, ne se sont pas privés d’envoyer leurs armées à travers l’Italie, et chacune de leurs campagnes a empêché les peigneurs de mener les leurs à bien. Ainsi pendant le conflit opposant la France à l’Europe pour le trône d’Espagne: «en la présente année 1703», écrit le consul de Villar-Saint-Pancrace, «une bonne partie de nos particuliers qui etoient en coutume d’aller dans l’italie gagner leur vie en peignant le chanvre sont contraints à cause de la guerre de souffrir dans leurs maisons sans qu’ils puissent s’adonner à aucun commerce lucratif pour n’avoir pas la connaissance et les moyens de le faire».[18] Or l’année 1703 se situe seulement au début d’une guerre qui dura encore pendant dix ans ... Aux guerres et aux effets de la concurrence locale s’ajouta aussi un certain ralentissement de la production toilière en Piémont. Dans ces conditions, on peut comprendre que les peigneurs aient préféré tourner le dos à l’Italie et soient partis travailler en France, à l’instar des habitants de Névache et de la vallée de la Clarée.

Mais malheureusement pour nos Briançonnais, la France de l’intérieur ne manquait pas de peigneurs. Le Bugey à lui seul en expédiait 7000 au 18e siècle, l’Auvergne plusieurs milliers, sans compter tous ceux qui, issus de Savoie, du Bas-Dauphiné ou d’ailleurs, écumaient à leurs côtés les provinces du

209
BELMONT: L'ARTISAN ET LA FRONTIÈRE