Page:Labi 1998.djvu/185

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sud-est du royaume.[19] Aussi pour trouver de la besogne et échapper à cette concurrence féroce, les Briançonnais furent-ils contraints d’allonger leurs tournées, allant jusqu’en Champagne et en Lorraine, à plus de 500 kilomètres de chez eux, 1000 kilomètres aller et retour. Comme le trajet leur prenait plus de temps, ils durent raccourcir leurs campagnes, de manière à pouvoir rentrer suffisamment tôt pour cultiver leurs champs. Les campagnes devenant plus courtes, les pécules ramenés au village maigrirent comme une marmotte en hiver. Si l’on ajoute que les dépenses et les risques croissaient avec les distances, on comprendra que le peignage ait perdu aux yeux des gens de la vallée une partie de son intérêt.

Or, tandis que le métier devenait moins intéressant, d’autres opportunités plus lucratives se présentaient aux Briançonnais, qui elles aussi ont concouru à la disparition du peignage. La première découle du développement de l’alphabétisation dans la France de Louis XV et de Louis XVI. La plupart des villages voulurent disposer d’une école, quitte à employer le premier maître venu pour s’en occuper, pourvu qu’il ne demande pas des gages trop élevés. Pour les Briançonnais, cet engouement représenta une véritable aubaine: tous ou presque étaient déjà alphabétisés et ne demandaient pas mieux que de troquer leurs salaires de peigneurs contre les émoluments deux à quatre fois plus élevés des régents.[20] En plus, le métier d’enseignant éreintait moins son homme que le travail du chanvre, et offrait des possibilités d’emploi sans avoir à traverser les trois-quarts du royaume. Comprenant où se trouvait leur intérêt, les peigneurs ou les fils de peigneurs se muèrent donc en régents d’écoles, notamment à Villar-Saint-Pancrace où la courbe des uns décroît tandis que la courbe des autres suit le mouvement inverse (voir graphique 1).

Certaines personnes, pas encore sûres de leur reconversion ou jouant sur les deux tableaux à la fois, partirent exercer les deux métiers, comme ce Joseph Champ qui quitta Névache le 22 octobre 1792 pour aller «dans la ci-devant Bourgogne, peigner le chanvre ou tenir les écoles».[21] Ce passage du chanvre aux écoles s’observe à travers tout le Briançonnais, à des vitesses différentes d’un lieu à l’autre. La Vallouise, moins pressée à suivre le mouvement, le rattrapa par la suite au point d’abriter en 1786 plus d’une centaine de régents dans ses vallées. Au 19e siècle, le phénomène atteignit une ampleur telle que le département des Hautes-Alpes devint réputé dans toute la France pour ses maîtres. De nos jours, l’image de l’instituteur descendu des montagnes est d’ailleurs encore bien ancrée dans la mémoire collective.

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HISTOIRE DES ALPES - STORIA DELLE ALPI - GESCHICHTE DER ALPEN 1998/3