Page:Labi 1998.djvu/179

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communautés visitées par les enquêteurs envoient «à la peigne» la plupart de leurs chefs de famille. Ainsi à Névache, «environ les deux-tiers des chefs de famille de la dite communauté quittent le pays pendant l’hiver pour chercher de quoi vivre ailleurs et pour peigner le chanvre»; à La Salle, «tous les habitants sortent du lieu depuis l’âge de douze ans jusqu’à ce qu’ils aient soixante-dix ans pour aller passer l’hiver ailleurs en y travaillant à peigner du chanvre ou faire quelqu’autre commerce». Le même discours revient d’un village à l’autre. Sans doute y a-t-il quelque exagération lorsqu’on nous parle de «tous» les hommes ou des trois-quarts d’entre-eux: réalisée dans un but fiscal, l’enquête de l’intendant Bouchu a davantage recueilli de doléances que de motifs de satisfaction, et justement le fait de s’exiler était alors perçu comme une preuve de pauvreté.

Néanmoins, d’autres sources confirment l’importance du phénomène migratoire dans la région, qu’il s’agisse des registres paroissiaux, des registres des notaires, des passeports ou des rôles d’imposition. Ainsi en 1733, le village de Villar-Saint-Pancrace compte, sur un total de 210 chefs de familles imposés à la capitation, pas moins de 46 peigneurs professionnels, soit 20% d’entre eux - et encore, il conviendrait d’ajouter à ces 46 personnes une bonne partie des chefs de famille qualifiés de journaliers par les rédacteurs des rôles, et qui s’adonnaient eux aussi au peignage, au moins de manière occasionnelle. De l’autre côté de la Durance, dans la vallée de la Vallouise, les rôles de huit villages citent 76 peigneurs sur 672 chefs de famille, soit 11% d’entre eux.[4] À titre de comparaison, les villages des basses régions du Dauphiné ne disposent à la même époque que d’un ou deux peigneurs de chanvre - quand ils en ont, ce qui est loin d’être toujours le cas.[5] Au total, on estime à plusieurs milliers le nombre d’hommes qui partent chaque année à la peigne. Un auteur de 1747 parle de 2000 personnes, tandis qu’un autre, écrivant en 1754, monte jusqu’à 4000.[6] Le phénomène ne se limite d’ailleurs pas au seul bassin de la Durance, il déborde sur les vallées voisines du Champsaur, de l’Oisans et du Briançonnais d’outre-monts, sans atteindre toutefois les mêmes proportions qu’en Briançonnais - l’Oisans, par exemple, préfère s’adonner au colportage plutôt qu’au peignage.[7]

Les raisons qui poussent tant de montagnards sur les chemins de la migration sont tout à fait classiques. Partant avec l’automne pour ne revenir qu’au printemps, les peigneurs libèrent leurs villages d’autant de bouches à nourrir; ils peuvent aussi trouver sous d’autres cieux un travail qui fait défaut dans leur communauté, souvent bloquée par les neiges pendant la morte-

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HISTOIRE DES ALPES - STORIA DELLE ALPI - GESCHICHTE DER ALPEN 1998/3