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À la manière de…/sér1-2/La fiancée du Soleil

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LA FIANCÉE DU SOLEIL

 

Exténuée de langueur et de nostalgies effilées, Églantine de Buys-Soncreu se laissait torturer par l’atroce douceur de cette après-midi printanière.

La chaleur faisait grésiller son âme d’où montaient, comme d’une cassolette où brûlent des pastilles d’Arabie, des soupirs qui se mêlaient à l’odeur des arrosoirs. Les mille pensées qu’elle n’avait pas bourdonnaient dans sa tête avec un petit bruit en colère, et les délices de mordre à même ces minutes juteuses lui causaient un mal affreux.

En face d’elle, Hyacinthe de Buys-Soncreu, son mari, lisait un journal déplié qui lui masquait le visage. Il avait les cheveux noirs et [ 48 ]collés et un grand nez jaune, recourbé comme un bec ; il ressemblait à un corbeau.

Tandis qu’il picorait les dernières nouvelles politiques, Églantine considérait son mari flexible, solitaire et haut. Jamais leurs âmes ne s’étaient nouées ; jamais ils n’avaient emmêlé leurs nerfs dans une sensation commune. Il ne comprenait pas qu’on pût avoir envie de pleurer chaque fois qu’on entend de la musique ou qu’on entend le silence, chaque fois qu’on parle ou qu’on se tait, chaque fois que l’on quitte sa demeure ou qu’on la rejoint, chaque fois qu’on est en compagnie ou qu’on est seule, et surtout chaque fois qu’on est heureuse.

Ainsi, réduite à s’appuyer les yeux sur le monde extérieur, Églantine de Buys-Soncreu avait-elle ordonné les plates-bandes de son jardin convenablement à sa mélancolie. Vous étiez là, cloches de digitales qui coulez sur le cœur en sons empoisonnés ; et vous, belladones [ 49 ]tachées comme une âme corrompue, et vous aussi, tubéreuses sournoises, agiles serpents d’aromes qui vous insinuez dans les veines ; et vous, aconits qui êtes en albâtre bleu ; et vous, toutes les orchidées !

Soudain, Églantine de Buys-Soncreu se mit à pleurer, car on annonçait une visite, et elle ne pouvait entendre marcher sur le gravier sans mourir.

C’était Jasmin Sorbier.

Hyacinthe s’éloigna. Il n’aimait pas Jasmin Sorbier. Il le trouvait ardent et sombre, et la flamme trop forte qui rayonnait de ce philosophe lui faisait cligner l’âme.

Jasmin Sorbier s’avançait. Églantine attacha sur lui des prunelles si lisibles et si nues qu’elles semblaient écorchées, avoir perdu la robe lisse du regard.

Elle s’accouda sur les coussins de sa chaise longue et tendit la main. Dans ce geste, la manche s’écarta, et découvrit le bras pur où [ 50 ]les veines étaient bleues et sinueuses comme l’Eurotas sur les cartes de géographie.

— Bonjour, Églantine, fit Jasmin.

— Bonjour, Jasmin, répondit Églantine.

Accablés, ils demeurèrent muets un moment.

Autour d’eux, l’air était tapissé de petits frissons. Le silence était si rond qu’ils entendaient les gazelles rouges de leur sang leur bondir dans les artères.

Un lointain sifflement fit tomber leur contemplation comme une poire mûre.

— Ah ! gémit Églantine, ce train bienheureux, ce cher train qui s’en va !… Je voudrais le prendre avec mes deux mains et l’embrasser comme un visage…

— Vous n’êtes pas heureuse ? demanda Jasmin Sorbier.

— Non, répondit Églantine. Ma vive jeunesse me détruit en même temps qu’elle m’augmente. Je meurs de vivre. [ 51 ]

— Comment donc vivez-vous ? dit Jasmin Sorbier.

— Je vis, répondit Églantine, couchée de tout mon long sur les jardins de l’Île-de-France. Je bois l’immense orgueil de Nietzsche et tout l’ennui de Pascal avec une tige creuse de sureau. Je courbe mon génie sur un autel de gazon ironique et sucré, dont je fais mon manteau, ma pâture et mon cimetière.

— La lune romantique éclaire une moitié de votre cœur, fit Jasmin, mais l’autre est dans les ténèbres.

Églantine se mit à pleurer.

— D’où me viendra la lumière ?

Jasmin ne répondit pas tout de suite. Ses yeux se rapprochaient l’un de l’autre, tellement il faisait effort pour penser. Enfin, sur un ton lourd et cher, il affirma :

— Elle vous viendra de moi. Vous avez tort de tolérer autour de vous des essences mortelles. Quand meurent les plantes mauvaises, [ 52 ]leur substance ne s’anéantit pas, mais se transmet, et c’est ainsi que vous portez en vous, non seulement leur propre mort, mais toutes celles qu’elles auraient pu causer. Les poisons des aconits et des daturas se sont ajustés à vous, et c’est pourquoi vous avez l’âme inerte et noire.

— En effet, dit pensivement Églantine.

— Il faut, poursuivit Jasmin Sorbier, que désormais vous ayez autour de vous de la santé verte. Faites planter ici chaque année des plantes saines, vivaces et nourricières. Elles passeront en vous ; vous sentirez leurs petits doigts de vigueur remuer chacun de vos muscles, et vous serez gonflée, loyale et lisse, car les farines et les fécules éparses se réincarneront en vous.

Ils cessèrent de parler jusqu’au coucher du soleil. Puis Jasmin Sorbier s’en alla.

Églantine de Buys-Soncreu suivit le conseil de Jasmin Sorbier. [ 53 ]

Bientôt, le visage émerveillé des choux-fleurs, les éblouissements des citrouilles, la domination des asperges, le cœur innombrable des artichauts animèrent en elle une nouvelle espérance.

Un matin, elle s’aperçut en s’éveillant que la guérison, entrée dans sa chambre, s’était assise sur un petit fauteuil et la regardait, les mains contre les genoux, en souriant.

Désormais, le goût de sa chère âme ardente arrivait à ses lèvres entr’ouvertes. Tous les moments lui semblaient hauts comme des voûtes d’église. Elle n’employait plus que des mots bien portants, qui avaient les joues rouges. Et elle devait, comme on se bouche les oreilles, s’entrer les doigts dans les yeux pour n’être pas aveuglée par la beauté reconquise du monde.

Même elle devint si puissante, si nourrie et si grandiose, que des amours humaines lui parurent vulgaires et ne la rassasièrent plus. [ 54 ]

Elle chassa Hyacinthe de Buys-Soncreu, et ne voulut plus revoir Jasmin Sorbier. Enfin, dans son élan vers la sublimité, elle s’éleva jusqu’au faîte d’un tilleul et, sur cette colonne lisse et haute qui semblait la porter ainsi qu’un géant piédestal, Églantine de Buys-Soncreu devint la fiancée du Soleil.