À la manière de…/sér1-2/Poésie
POÉSIE
ou
Sur la plantation d’un Arbre de la Liberté
au milieu
de la place de mon village natal.
Déjà l’Aurore, ouvrant sa paupière vermeille,
S’élance au firmament ; la Nature s’éveille ;
Déjà l’astre du jour, d’un rayon purpurin,
Essuie au front des bois les larmes du matin.
Cependant du sommeil chassant les doux mensonges
Les hôtes du logis mettent trêve à leurs songes.
Chacun, pour célébrer le renouveau du jour,
Offre son cœur au ciel dans un hymne d’amour ;
La troupe gazouillante au sein du vert feuillage,
Désertant le doux nid, mêle ses jeux volages.
Et mille et mille fois redit le nom de Dieu,
Comme un hymne enfantin qui résonne au saint lieu
Tandis que du clocher le carillon rustique
Répand de l’Angélus l’harmonieux cantique :
L’écho qui le répète en remplit la maison
Et, d’un vol affaibli, le porte à l’horizon.
Mais quand, dans la céleste voûte,
Rien ne présage l’aquilon.
Pourquoi ne vois-je sur la route
Ni pasteur, ni troupeau qui broute ?
Pourquoi ce répit au vallon
Dont l’oiseau s’étonne en la nue ?
Pourquoi la plaine est-elle nue ?
Pourquoi le soc de la charrue
A-t-il délaissé le sillon ?
C’est qu’en ce jour béni, la place du village
Doit, au sein des transports de la félicité,
Voir se dresser soudain, couronné de feuillage.
Un Arbre de la Liberté.
Liberté, nom chéri volant de cime en cime,
Par qui Léonidas mourant est immortel,
Et qui pris, pour appui de ton essor sublime,
La flèche de Guillaume Tell !
Accourez, habitants de ce modeste asile I
Loin des vaines rumeurs et des bruits de la ville,
Mêlez joyeusement vos innocents propos
Aux sons mélodieux des champêtres pipeaux !
Que le pâtre, accouru de la verte campagne,
Presse timidement sa naïve compagne,
Et qu’ensuite, attablés pour un festin frugal.
Ils boivent à longs traits le nectar automnal ;
Que la folle jeunesse, avec des cris de joie.
Chevauche le coursier de chêne qui tournoie.
Ou, sur le tronc poli que presse le fémur,
S’élance avec audace et se perde en l’azur ;
Que des héros du feu l’intrépide cohorte
S’exerce à projeter l’onde qu’elle transporte.
Cependant que Phœbus promène ses rayons
Sur le métal poli qui couronne leurs fronts.
Salut, sites, vallons, bosquets, torrents, retraites !
Et toi, lac azuré dont j’aime le flot clair I
Que votre paix est douce après le bruit des fêtes,
Pour l’âme du rêveur que votre asile est cher !
Quand la reine des soirs, dénouant son écharpe,
De ses reflets d’argent inonde le gazon,
Quand le zéphir plaintif, en effleurant sa harpe,
Gonfle d’un long soupir le sein de l’horizon,
Ah ! c’est là que je veux fixer ma vie errante.
C’est là que du repos je veux goûter le fruit,
Et, parcourant de l’œil la voûte scintillante.
Porter mon âme à Dieu sur l’aile de la nuit !
C’est là que du Seigneur infime créature,
Devant le doux tableau de la terre et des cieux
Je sens, pour saluer l’Auteur de la Nature,
Mes larmes déborder de mon cœur à mes yeux.
O sacrés pleurs ! Coulez, coulez comme une source !
Épanchez sur mon sein votre humide cristal,
Ainsi qu’un voyageur au terme de sa course,
Désaltérez mon cœur assoiffé d’idéal !
Commentaire.
L’idée de cette poésie me vint durant un séjour que je fis à Milly en mai 1849, pour me délasser des fatigues éprouvées dans l’arène électorale. Les habitants de la bourgade où s’étaient écoulées les plus belles années de mon enfance avaient voulu pour fêter mon retour parmi eux, ériger un Arbre de la Liberté. Un tendre peuplier, innocente victime de cette manifestation libérale, fut ravi à la forêt voisine, et pompeusement transplanté sur la place de l’église. Pour rehausser l’éclat de cette cérémonie, un cirque de chevaux de bois, un mât de cocagne, un bal champêtre, offraient des jeux appropriés à tous les âges. Les pompiers de la commune défilèrent au son martial du clairon. Vers le soir, de fraternelles agapes réunirent autour de tables dressées en plein vent l’auteur de ces lignes, les braves habitants de Milly et ceux des hameaux d’alentour. [ 42 ]
Au sortir du festin, j’éprouvai un impérieux besoin de m’isoler. Ces chants, ces clameurs déchirant l’air nocturne, me faisaient désirer la paix des campagnes. Par un étroit sentier, je m’acheminai vers une clairière tapissée d’un gazon moelleux sur lequel je m’étendis. À la clarté des flambeaux célestes je traçai au crayon, sur un fragment du Constitutionnel que la brise du soir fit voler à portée de ma main, les premiers vers de cette poésie. Mais, saisi d’émotion devant la majesté du spectacle qui se présentait à moi, je ne pus retenir un torrent de larmes. Cette eau du cœur humecta mon papier. Il me fut impossible de poursuivre ma tâche.
Je quittai ce lieu témoin de mon extase et revins au logis en tenant avec soin la feuille toute dégouttante de mes pleurs. Durant la nuit entière, je demeurai à ma table de travail. Par une étrange coïncidence, la dernière goutte d’huile acheva de se consumer dans ma lampe [ 43 ]au moment précis où je traçai le dernier vers. Corrélation mystérieuse ! Il semblait que l’humble témoin de ma veille eût attendu pour mettre un terme à son assistance, que Dieu m’eût dispensé jusqu’au bout la lumière de l’inspiration !