Histoire des Alpes - Storia delle Alpi - Geschichte der Alpen (1998)/16

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SURVEILLER LES PASSAGES ALPINS EN 1685
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[ 191 ]SURVEILLER LES PASSAGES ALPINS EN 1685


Gabriel Audisio


Zusammenfassung


Die Überwachung der Alpenübergänge im Jahre 1685


Frankreich, im 17. Jahrhundert das grösste und bevölkerungsreichste Land Europas, musste sich unter Ludwig XIV. zwei Tatsachen stellen: dem demographischen Wachstum und der antiprotestantischen Politik des Königs. Seine Politik kulminierte 1685 in der Aufhebung des Edikts von Nantes, mit der sowohl die reformierte Konfession im Königreich wie auch das Exil verboten wurden. Die zwei alpinen Grenzprovinzen, die Provence und die Dauphiné, hatten beide eine protestantische Minderheit. In der Korrespondenz zwischen den Intendanten und den Ministern können wir die Sorgen ermessen, welche ihnen die Überwachung der Alpenübergänge bereitete. Trotz allen Massnahmen zur Verhinderung eines hugenottischen Exodus durch das savoyische Gebirge in die Eidgenossenschaft und die deutschen Territorien gelang einem Fünftel der Protestanten aus der Provence und einem Drittel derjenigen aus der Dauphiné die Flucht. Diese Fallstudie illustriert die Eitelkeit einer mit wenigen Mitteln ausgestatteten Politik und das Wagnis einer Grenzschliessung im Gebirge.


La surveillance des frontières a toujours fait plus ou moins partie des tâches du pouvoir politique. Nous savons que celui de la France, durant tout le 16e siècle et même les deux précédents mais dans une autre conjoncture, œuvra à garantir ses frontières, notamment celles de l’est. Le meilleur moyen de l’époque était encore de s’assurer des places fortes en avant postes sur [ 192 ]le territoire étranger, ce qui fut réalisé notamment dans le Nord, le Nord-Est et le Sud-Est.

Au siècle suivant, particulièrement sous Louis XIV (1661-1715), la politique de fortification des frontières est connue, tout autant que l’importance des rôles joués dans ce domaine par Louvois et Vauban, dont les réalisations nous ont valu les fameux plans-reliefs exposés aux Invalides.

Pourtant, une situation originale, créée par Louis XIV lui-même, allait rendre à la fois plus nécessaire et plus ardue la surveillance des frontières et, notamment, celle des Alpes, entre, d’une part, la France avec ses provinces limitrophes de Provence et surtout du Dauphiné et, d’autre part, la Savoie. Ce qui suit voudrait contribuer à une réflexion sur l’écart qui a pu exister entre un projet politique et les moyens de le réaliser à travers l’exemple des Alpes en 1685-1686.


LA FRONTIÈRE ALPINE


Nous savons aujourd’hui que la notion de «frontière naturelle» est une construction intellectuelle, d’ailleurs relativement récente même si le droit public européen - héritage de l’empire romain puis carolingien - était d’une certaine façon supérieur à celui des États et si la notion elle-même peut remonter à l’Antiquité. En tout cas si elle existe au 17e siècle c’est davantage comme une sorte d’idéal qui se met progressivement et lentement en place.

Ainsi la ligne de crête reliant les sommets alpins ne constituait pas nécessairement, ni même le plus souvent, une frontière entre les États limitrophes. Quant aux cols, chacun le sait maintenant suite notamment à des études linguistiques et ethnologiques, ils étaient plus des passages et donc des points de jonction, de rencontre et de liaison que des éléments de distinction et de séparation.

En outre, depuis les travaux de Jean Nouzille entre autres, nous savons également que la frontière ne se concevait alors pas tant, du moins pas encore, comme des lignes que comme des zones, sur le type des «marches» médiévales.[1] La mutation conceptuelle était en cours à la fin du 17e siècle; elle se poursuivit et s’affirma au cours du siècle suivant pour triompher au 19e et devenir ce que nous connaissons aujourd’hui: la frontière linéaire.

À vrai dire ce qui continue à structurer les mentalités politiques, plus que l’appartenance à un État, est l’ancienne et traditionnelle conception médiévale [ 193 ]et féodale du lien d’homme à homme. Ainsi M. Yardeni a, voici quelques années, attiré l’attention sur la puissance de cette relation qui, malgré toutes les avanies, continuait à lier l’émigré à son souverain d’origine.[2] Ce n’est pas parce qu’un régnicole avait fui le royaume de France et s’était installé dans un autre pays que, de son propre point de vue, il cessait pour autant d’être le sujet du Très Chrétien et de rester Français. Or, dans ce contexte et depuis le milieu du 16e siècle, la conjonction de deux faits a contribué à faire de la France une terre d’émigration massive: la politique religieuse du roi et le développement démographique. Que le royaume de France ait été alors le pays le plus peuplé d’Europe avec sa vingtaine de millions d’habitants sous Louis XIV, le fait est assez bien établi. Cela ne signifie pas pour autant qu’il ait été alors démographiquement le plus dense, étant incontestablement le pays européen le plus vaste, à l’exception de la Russie. Toutefois avec ses 34 h/km2, il n’était guère dépassé que par les Pays-Bas et l’Italie. Si la population française a stagné au cours du 17e siècle c’est que les crises de subsistance ont joué comme un mécanisme de régulation démographique; ce dernier est assez connu pour qu’il soit inutile d’y revenir. Dans les années 1680, la conjonction de la surcharge démographique et d’une politique rigoureuse à l’égard des huguenots expliquent la vaste émigration déjà engagée, selon une intensité variable, depuis deux décennies et qui atteignit son paroxysme dans les années 1685 et suivantes.


LA RÉVOCATION DE L'ÉDIT DE NANTES


Depuis les années 1660, l’attitude de Louis XIV envers ses sujets protestants s’est durcie et, depuis 1680, une série d’interdictions est venue les frapper. Il ne m’appartient pas d’examiner ici les causes et modalités de cette politique.[3] En revanche, il nous intéresse de constater que cette orientation réamorça l’émigration religieuse des huguenots qui, après avoir connu de hautes eaux durant les guerres de religion, avait considérablement décru voire même cessé avec Henri IV et Louis XIII, soit sous le régime de l’édit de Nantes. Mais, dans les années 1670, des protestants français, parmi les plus lucides, prirent le chemin de l’exil. Ainsi, à Berlin, la centaine de familles huguenotes déjà établies dans la ville obtenaient en 1672 l’autorisation de former une communauté religieuse séparée des Allemands.[4] [ 194 ]Quelle que soit l’interprétation que l’on puisse donner à cette hostilité croissante du pouvoir royal à l’égard des protestants du royaume, le fait est incontestable. Finalement, en octobre 1685, par l’édit de Fontainebleau, Louis XIV révoquait l’édit de Nantes de 1598. Il est clair maintenant que les souverains protestants ne contestèrent pas au Très Chrétien d’interdire le protestantisme sur ses terres, ce qui, somme toute, relevait de son droit souverain. En revanche, dans le même mouvement, dans le même édit, interdire l’émigration allait contre tous les usages établis. Traditionnellement en effet, le principe du «cajas regio ejas religio» par lequel le souverain pouvait imposer à ses sujets sa propre religion, ne se justifiait que par le maintien du «jas emigrandi», le droit à l’émigration. L’édit de Fontainebleau, dans la remarquable brièveté de ses douze articles, en consacrait pourtant un tout entier, le dixième, à cette clause: «Faisons très expresses et itératives défenses à tous nos sujets de la dite R. R R. de sortir: eux, leurs femmes et enfants de notre dit Royaume, Pais et Terres de notre obéissance, ni d’y transporter leurs biens et effets sous peine pour les hommes des galères, et confiscation de corps et de biens pour les femmes.»[5]

Très vite les autorités françaises se rendirent compte que, malgré les abjurations massives de communautés protestantes entières - ce qui fut la règle générale - les conversions n’étaient que de bouche, effectuées pour parer au plus pressé, et que, malgré les interdictions, les départs vers l’étranger se précipitaient et prenaient l’ampleur d’une hémorragie démographique. Celle-ci était propre à alarmer les responsables politiques, tous persuadés que la richesse des nations provenait de la multitude de leurs peuples.

Nous savons que rapidement des agents français à l’étranger avaient reçu pour mission de ramener au pays le plus de réfugiés possible. Ainsi, pour l’Angleterre, dès l’hiver 1685-1686, l’émissaire attitré de Louis XIV, préposé aux questions délicates auprès de l’ambassadeur de France à Londres, s’entretenait avec ce dernier de l’objet de son voyage: «J’ai expliqué à M. de Barillon le sujet de mon voyage. Il croit tout aisé, à la réserve du retour des gens de la Religion en France. Il y en a beaucoup en ce pays. J’espère qu’il ne sera pas aussi difficile que M. Barillon le croit d’en ramener la plus grande partie.»[6]

C’était, par le fait même, avouer l’incapacité du royaume de France à surveiller ses frontières et à faire respecter l’interdiction adressée aux huguenots de fuir à l’étranger. Nous pouvons penser que les réfugiés en Angleterre ou aux Provinces-Unies provenaient surtout des provinces du Nord, de la Nor[ 195 ]mandie à la Lorraine et qu’ils avaient soit emprunté la fluide voie maritime soit traversé la ligne difficilement contrôlable de la plaine nordique.

Du moins le gouvernement pensait-il être plus en sécurité du côté des montagnes? Vers les Pyrénées, les risques étaient réduits: la très catholique Espagne et son Inquisition avaient peu de raisons d’attirer des protestants français. Encore que, justement, des études récentes ont montré qu’un certain nombre de protestants du Midi français passèrent les Pyrénées pour, à travers Espagne et parfois même Portugal, rallier l’Angleterre. Toutefois il semble que cette voie détournée ne fut empruntée que par une petite minorité de fugitifs. Il en alla différemment pour les Alpes.


LA SURVEILLANCE DES PASSAGES ALPINS

Pas plus que dans les autres massifs, les cols alpins ne constituaient des frontières. Ainsi, par exemple, la vallée de Barcelonnette, en deçà du col de Larche, formait une avancée de terre «savoyarde» dans le domaine français de Provence tandis que, à l’inverse, le Valcluson, au delà des cols du Montgenèvre et de Sestrières, relevait du Dauphiné, enclave au sein du duché de Savoie piémontais. Toutefois, le très catholique duc de Savoie, pour diverses raisons, n’avait aucune intention de recevoir chez lui des réfugiés huguenots français, ayant par ailleurs lui-même suffisamment de difficultés avec ses sujets protestants, héritiers des anciens vaudois et constitués en «Église vaudoise» dans les vallées du Pellice et de la Germanasca. À vrai dire, si le problème des exilés français se posait ici, c’est parce que la Savoie pouvait constituer une aire de transit vers des pays réformés, cantons helvétiques ou pays germaniques notamment, aire sur laquelle ils étaient susceptibles de recevoir aide et assistance de la part de leurs coreligionnaires.

Deux provinces françaises étaient partiellement alpines et limitrophes du duché de Savoie: la Provence et le Dauphiné. Toutes deux abritaient une population protestante nettement minoritaire, mais à des degrés différents dans l’un et l’autre cas. Si nous nous rapportons aux rapports des intendants de la fin du 17e siècle, la Provence aurait compté 1,3% de protestants tandis qu’en Dauphiné ils auraient été environ 12%.7 Dans les deux cas, l’ancienne souche vaudoise devenue protestante fournit très vraisemblablement le gros des effectifs avec notamment le Lubéron provençal et les vallées dauphinoises du Valcluson, de Freissinières, Largentière et Vallouise. Pour [ 196 ]l’intendant, l’importance de la question protestante ne revêtait donc pas la même importance dans l’un et l’autre cas. Aucun des deux toutefois ne pouvait se permettre de l’ignorer.

L’intendant de Provence, Thomas-Alexandre Morant, mentionne à deux reprises, dans sa correspondance avec les ministres, la fuite des protestants à l’étranger. Voici ses notes du courrier au départ. Le 4 décembre 1685, à Louvois: «Au sujet de l’éventuelle sortie du royaume des religionnaires qui n’auraient pas abjuré de bonne foi. Morant estime qu’il n’y en aura guère, parce qu’ils ont pu le faire avant l’arrivée des dragons et que la Provence touche la Savoie; en outre ils n’ont guère de moyens. Par contre les commerçants de Marseille, par leurs relations avec l’étranger, pourraient être tentés.»

Le lendemain, une nouvelle lettre partait de ses services pour le marquis de Croissy cette fois: «Au sujet de l’interdiction de sortir du royaume pour les religionnaires. Faut-il exécuter l’ordre du 23 novembre de ne laisser sortir que ceux qui ont des raisons valables (négoce), ou celui du 24 de Louvois d’arrêter tous ceux qui voudront s’absenter?»[7]

L’embarras de l’intendant, qui perce à travers cette dernière question, manifeste les hésitations et les contradictions du gouvernement sur l’attitude concrète à adopter pour empêcher l’émigration huguenote. Peut-être l’intendant s’amusait-il ainsi à dresser l’un contre l’autre le clan Louvois et le clan Colbert? En tout état de cause, le problème n’était guère crucial pour la Provence, vu la faiblesse des effectifs concernés et la modicité des moyens dont ils disposaient. Il fallut toutefois surveiller les limites territoriales, comme en témoigne un «État des hommes employés en 1685 et 1687 à la garde des frontières pour empêcher la sortie des huguenots», une ordonnance royale du 25 août 1687 supprimant cette garde.[8]

Il en allait autrement pour Pierre Cardin Le Bret, intendant du Dauphiné, province dans laquelle les protestants formaient, comme nous l’avons vu, une minorité autrement importante. D’après la mise au point de M. Magdelaine déjà citée, cette province aurait compté aux alentours de 70’000 protestants.

Nous connaissons la préoccupation de l’intendant et du gouvernement grâce, de nouveau, à la correspondance. Mais cette fois, par fortune, nous disposons tantôt du courrier adressé par les ministères à l’intendant et tantôt des lettres expédiées par Lebret à ses supérieurs, ou plus exactement des notes prises soit à l’arrivée soit au départ du courrier. Il peut être éclairant de suivre la chronologie des missives. [ 197 ]Une lettre datée de Chambord le 20 septembre 1685, envoyée à Grenoble et signée de Colbert de Croissy précise: «On a donné avis au roi qu’il y a plusieurs habitants de la R. P. R. qui sont dans les montagnes des Alpes qui se retirent à Genève et en Savoie et y transportent leurs meubles; qu’il y a même des gentilshommes qui leur donnent asile dans leurs châteaux. Prendre des mesures pour empêcher cela.»[9]

Dans les lettres suivantes, il n’est plus question d’émigration. Le roi se félicite des conversions massives opérées en Dauphiné, particulièrement dans le Pragelas et le Briançonnais, et il annonce l’envoi de six missionnaires dans ces régions pour instruire les «Nouveaux Catholiques».[10]

En revanche, l’intendant revient à plusieurs reprises sur Immigration huguenote de ses administrés. En effet, quelques semaines plus tard, il écrit à Louvois: «Des lettres reçues du Briançonnais m’apprennent que les N. C. de la vallée de Pragelas commencent à quitter le royaume et que plusieurs familles ont passé en Piémont et ensuite à Genève depuis le 1er de ce mois. Commerce secret que les peuples entretiennent toujours avec les ministres et autres religionnaires qui se sont retirés des premiers à Genève et aux environs, qui leurent ces pauvres malheureux de plusieurs beaux établissements en Suisse et dans les États de M. de Brandebourg.»[11]

De fait nous savons que, parmi la foule innombrable des réfugiés qui vinrent à Genève, relativement peu parvinrent à s’y installer.[12] Un bon nombre fut tenté par les promesses du Grand Électeur qui, en réponse à l’édit de Fontainebleau, avait promulgué l’édit de Potsdam dès le 29 octobre 1685, par lequel il offrait «aux dits Français une retraite sûre et libre dans toutes les terres et provinces de notre domination».[13]

Le 8 décembre suivant, l’intendant envoyait à Louvois deux lettres qui montraient que les ministres et autres religionnaires de France réfugiés à Genève et en Suisse: «se servent de toutes sortes de moyens pour débaucher les N. C. et les engager à suivre leur exemple. Et il ne faut pas espérer d’en faire de bons catholiques tant que ce commerce durera [...]. Je cherche autant que je puis les moyens d’en avertir le cours mais je ne vois pas qu’ils dépendent de moi.»[14]

Constatant son impuissance à faire respecter l’ordre royal, en bon administrateur, l’intendant Lebret commence à ouvrir le parapluie hiérarchique. Plus intéressante encore se révèle, par son aspect concret et les informations précises qu’elle implique, sa lettre du 26 décembre adressée au même ministre: «Beaucoup d’habitants de Pragelas et des communautés voisines [ 198 ]de la Savoie, entre Grenoble et Briançon, s’apprêtent à partir. Ils vendent leurs biens meubles. Quand on leur en demande la raison, ils disent que leurs blés ont gelé ou qu’ils ont été emportés par les inondations et qu’ils y sont contraints pour survivre. Le bois étant une chose rare dans les montagnes, l’usage ordinaire du pays est que les habitants cuisent ordinairement vers la Saint-Martin tout le pain ou plutôt le biscuit qui leur est nécessaire pour la subsistance de leur famille jusqu’à la Saint-Martin suivante. Contrairement aux autres années, cette année la plupart des habitants de ces montagnes n’ont que la quantité de pain nécessaire jusqu’au mois d’avril ou de mai prochain.»[15]

Pour l’intendant, ne pas prévoir suffisamment de pain pour l’année, suivant l’usage, constitue une preuve irréfutable de l’intention de fuite de ses subordonnés nouveaux convertis. À l’évidence, à son avis des mesures s’imposent.

C’est le sens de sa lettre à Colbert de Croissy, du 12 janvier 1686: «Les habitants de cette vallée [de Pragelas] paraissent catholiques au dehors, ils sont toujours calvinistes dans le cœur et comme ils continuent aussi bien que ceux de plusieurs autres communautés de la province dans le désir de sortir du royaume et qu’on appréhende qu’ils n’exécutent leur dessein au printemps prochain lorsque les passages des montagnes voisines du Piémont et de Savoie qui sont présentement fermés par les neiges seront entièrement libres [...] j’ai fait faire une carte où j’ai marqué les commuanutés à faire garder dès le 15e du mois de mars prochain.»[16]

D’ailleurs le même jour, il écrivait à Louvois, joignant à sa lettre une carte et réclamant de faire garder 34 à 35 passages des communautés limitrophes de la Savoie et du Piémont.[17] Malheureusement nous ne disposons plus de cette carte.[18] Son envoi indique en tout cas le sérieux avec lequel l’intendant exerçait son mandat. Mais la dernière mention qu’il fit de cette question au même Croissy, dans une lettre datée du 20 mars 1686, laisse percer comme un sentiment désabusé: «Lettres saisies. Les pasteurs et religionnaires réfugiés à Genève et en Suisse exortent les N. C. du Dauphiné et du Languedoc à suivre leur exemple.»[19]

L’intendant n’eut plus guère l’occasion de s’occuper de cette affaire. Relevé de ses fonctions en Dauphiné, il était nommé intendant de Provence, où il prit ses fonctions rapidement, son successeur à Grenoble, Étienne-Jean Bouchu, lui succédant dans cette ville et s’y installant le 27 avril 1686. L’ensemble des mesures prises furent-elles efficaces? Ont-elles permis d’enrayer le flot migratoire de Français vers l’étranger? Le courrier échangé [ 199 ]et dont il a été fait état ci-dessus permet déjà d’en douter. Les estimations fournies soit par les administrateurs eux-mêmes à la fin du 17e siècle soit par les historiens aujourd’hui le confirment. En Provence, l’évaluation des fugitifs présentée par l’intendant s’élevait à un cinquième de la population protestante, soit tout de même 1400 personnes environ. En Dauphiné, d’après la source analogue établie pour cette province, un tiers des huguenots se seraient exilés, soit plus de 20’000 personnes.[20] Ainsi ce serait 20% des protestants provençaux et 30% de ceux du Dauphiné qui auraient fui leur province, malgré toutes les interdictions et toutes les mesures prises pour empêcher l’exil.


CONCLUSION

Nous savons aujourd’hui que la Révocation fut une erreur politique considérable. Elle constitue une excellente illustration de l’écart qui peut s’établir entre la disposition législative et les moyens concrets de la faire appliquer, la disproportion entre la volonté politique et les possibilités administratives.

La vision globalisante de Louis XIV, dans le cas précis de la religion réformée, montre à l’évidence la distance qui s’était instaurée entre le souverain et son peuple. L’une des causes de l’édit de Fontainebleau est, sans aucun doute, la profonde ignorance avec laquelle le souverain et une partie de ses ministres considéraient la religion réformée et son fonctionnement tout autant que la situation concrète des huguenots français.

Elle révèle aussi, une fois de plus car c’est une constante dans le temps long et quels que soient les régimes, qu’une chose est d’édicter la loi, une autre de la faire appliquer. Dans le cas de l’interdiction d’émigrer faite aux protestants français qui nous a occupés ici, non seulement la loi ne devait sans doute pas être appliquée mais, compte tenu des moyens administratifs et techniques de l’époque, elle ne pouvait pas l’être. Ainsi la révocation, vue dans son application à l’espace restreint du monde alpin, fut à la fois certainement une erreur, probablement une faute et, en tout cas, un échec. Quant à la problématique qui nous a occupés ici, ne faut-il pas conclure tout simplement que la frontière ne saurait être étanche? [ 200 ]Notes

1 Jean Nouzille, Histoire de frontières. L’Autriche et l'Empire ottoman. Paris 1991.

2 Myriam Yardeni, Le refuge protestant. Paris 1985, p. 120.

3 Voir en particulier Elisabeth Labrousse, «Une foi. une loi. un roi?» La révocation de l’édit de Nantes. Genève-Paris 1985.

4 Eckart Birnstiel, «Une communauté à la recherche de son Église: les huguenots de Berlin», in M. Magdelaine, R. von Thadden (éd.). Le Refuge huguenot. Paris 1985, pp. 127-141, p. 128.

5 R. P. R.: «Religion Prétendue Réformée» était la dénomination officielle de l’Église réformée en France. Isambert, Recueil général des anciennes lois françaises. Paris 1833; édit de Fontainebleau repris dans Sixième journée d’études vaudoises et historiques du Lubéron. Mérindol 1987, pp. 51-54.

6 Bernard Cottret, Terre d’exil. L’Angleterre et ses réfugiés. 16e-17e siècles. Paris 1985, pp. 242-243.

7 L’intendance de Provence à la fin du XVIIe siècle, par F.-X. Emmanuelli, Paris 1980, p. 385. Pour le Dauphiné, voir la mise au point de Michelle Magdelaine, «L’émigration interdite: la situation du Dauphiné vue par l’intendant Bouchu après la révocation de l’édit de Nantes», in: Populations et cultures. Etudes réunies en l’honneur de François Lebrun. Paris, pp. 55-60.

8 Arch. Départ. Bouches-du-Rhône, C 4590, respectivement f° 324 et 326 v°.

9 Ibid.. C 2064.

10 Bibliothèque Nationale, Paris, Fr. 8826, f° 138, 20 septembre 1685.

11 Ibid. f° 159 (30 septembre 1685), f° 163 (4 octobre), f° 189 (23 novembre).

12 Ibid..f° 245 (14 novembre 1685). «N. C.»: abréviation couramment utilisés pour désigner les anciens protestants qui avaient abjuré: Nouveaux Catholiques ou Nouveaux Convertis.

13 Rémy Scheurer, «Passage, accueil et intégration des réfugiés huguenots en Suisse», in: M. Magdelaine, R. von Thadden (éd.). Le Refuge huguenot. Paris 1985, pp. 45-62: 4000 personnes se seraient tout de même installées à Genève entre 1685 et 1730 mais, parmi elles, combien d’installations temporaires?

14 Cité par Myriam Yardeni, op. cit. note 2, p. 79.

15 Biblioth. Nat., Paris, Fr. 8826, f° 253.

16 Ibid.. Fr. 8952, f° 259. L’usage est d’ailleurs confirmé par un ingénieur militaire. La Blottière, dans son Mémoire sur la frontière des Alpes [...] de 1710: «Ils cuisent d’ordinaire leur pain au mois d’octobre pour toute l’année; ce pain devient si dur qu’on est obligé de le couper à la hache comme du bois.»

17 Ibid.. f° 261 v°- 262.

18 Ibid.. f° 282.

19 Aucune carte n’a été conservée avec la correspondance à la Bibliothèque Nationale de Paris; quant aux Archives du Ministère des Affaires Étrangères de Paris, le fond des cartes anciennes n’est toujours pas inventorié et n’est donc pas disponible.

20 Biblioth. Nat., Paris, Fr. 8952, f° 274.

21 Respectivement ouvrages cités note 7, p. 385 et p. 57.

  1. 1 Jean Nouzille, Histoire de frontières. L’Autriche et l'Empire ottoman. Paris 1991.
  2. 2 Myriam Yardeni, Le refuge protestant. Paris 1985, p. 120.
  3. 3 Voir en particulier Elisabeth Labrousse, «Une foi. une loi. un roi?» La révocation de l’édit de Nantes. Genève-Paris 1985.
  4. 4 Eckart Birnstiel, «Une communauté à la recherche de son Église: les huguenots de Berlin», in M. Magdelaine, R. von Thadden (éd.). Le Refuge huguenot. Paris 1985, pp. 127-141, p. 128.
  5. 5 R. P. R.: «Religion Prétendue Réformée» était la dénomination officielle de l’Église réformée en France. Isambert, Recueil général des anciennes lois françaises. Paris 1833; édit de Fontainebleau repris dans Sixième journée d’études vaudoises et historiques du Lubéron. Mérindol 1987, pp. 51-54.
  6. 6 Bernard Cottret, Terre d’exil. L’Angleterre et ses réfugiés. 16e-17e siècles. Paris 1985, pp. 242-243.
  7. 8 Arch. Départ. Bouches-du-Rhône, C 4590, respectivement f° 324 et 326 v°.
  8. 9 Ibid.. C 2064.
  9. 10 Bibliothèque Nationale, Paris, Fr. 8826, f° 138, 20 septembre 1685.
  10. 11 Ibid. f° 159 (30 septembre 1685), f° 163 (4 octobre), f° 189 (23 novembre).
  11. 12 Ibid..f° 245 (14 novembre 1685). «N. C.»: abréviation couramment utilisés pour désigner les anciens protestants qui avaient abjuré: Nouveaux Catholiques ou Nouveaux Convertis.
  12. 13 Rémy Scheurer, «Passage, accueil et intégration des réfugiés huguenots en Suisse», in: M. Magdelaine, R. von Thadden (éd.). Le Refuge huguenot. Paris 1985, pp. 45-62: 4000 personnes se seraient tout de même installées à Genève entre 1685 et 1730 mais, parmi elles, combien d’installations temporaires? 14 Cité par Myriam Yardeni, op. cit. note 2, p. 79. 15 Biblioth. Nat., Paris, Fr. 8826, f° 253. 16 Ibid.. Fr. 8952, f° 259. L’usage est d’ailleurs confirmé par un ingénieur militaire. La Blottière, dans son Mémoire sur la frontière des Alpes [...] de 1710: «Ils cuisent d’ordinaire leur pain au mois d’octobre pour toute l’année; ce pain devient si dur qu’on est obligé de le couper à la hache comme du bois.» 17 Ibid.. f° 261 v°- 262. 18 Ibid.. f° 282. 19 Aucune carte n’a été conservée avec la correspondance à la Bibliothèque Nationale de Paris; quant aux Archives du Ministère des Affaires Étrangères de Paris, le fond des cartes anciennes n’est toujours pas inventorié et n’est donc pas disponible. 20 Biblioth. Nat., Paris, Fr. 8952, f° 274. 21 Respectivement ouvrages cités note 7, p. 385 et p. 57.
  13. 14 Cité par Myriam Yardeni, op. cit. note 2, p. 79.
  14. 15 Biblioth. Nat., Paris, Fr. 8826, f° 253.
  15. 16 Ibid.. Fr. 8952, f° 259. L’usage est d’ailleurs confirmé par un ingénieur militaire. La Blottière, dans son Mémoire sur la frontière des Alpes [...] de 1710: «Ils cuisent d’ordinaire leur pain au mois d’octobre pour toute l’année; ce pain devient si dur qu’on est obligé de le couper à la hache comme du bois.»
  16. 17 Ibid.. f° 261 v°- 262.
  17. 18 Ibid.. f° 282.
  18. 19 Aucune carte n’a été conservée avec la correspondance à la Bibliothèque Nationale de Paris; quant aux Archives du Ministère des Affaires Étrangères de Paris, le fond des cartes anciennes n’est toujours pas inventorié et n’est donc pas disponible.
  19. 20 Biblioth. Nat., Paris, Fr. 8952, f° 274.
  20. 21 Respectivement ouvrages cités note 7, p. 385 et p. 57.