Histoire des Alpes - Storia delle Alpi - Geschichte der Alpen (2009)/02

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Histoire des Alpes - Storia delle Alpi - Geschichte der Alpen  (2009)  by [[Author:{{{author}}}|{{{author}}}]]
Les migrations de retour: un chapitre méconnu de l'histoire alpine
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[ 13 ]Les migrations de retour


Jalons d'un chapitre méconnu de l'histoire alpine


Luigi Lorenzetti, Anne-Marie Granet-Abisset



Zusammenfassung


Rückwanderungen. Ein wenig bekanntes Kapitel in der Geschichte der Alpen


Angesichts der Vielfalt an temporären und periodischen Migrationsformen haben sich nur wenige Studien mit der Bedeutung der Rückwanderungen im alpinen Raum befasst. Die Rückwanderer haben viele Spuren in zahlreichen Gesellschaften in den Alpen hinterlassen, unter anderem in der Architektur, in Fragen der Bekleidung, der Ernährung, in den Sprachen. Als Vermittler zwischen zwei Milieus - jenem der Auswanderer und jenem des Wanderungsziels - stellen Rückwanderer aber auch Fragen in den Raum zur persönlichen Situation und zu den zwischenmenschlichen Beziehungen. Die Rückwanderung - ein fester Bestandteil in der Planung vieler Auswanderer - konnte auf verschiedene Arten interpretiert und erklärt werden: als Moment der persönlichen Befreiung, als Ausdruck des sozialen und wirtschaftlichen Erfolgs - aber sie konnte auch den Beginn eines persönlichen Niederganges markieren, sei es, weil die Migration scheiterte, weil man nicht mehr fähig war, sich an das frühere Leben zu assimilieren oder weil die Auswanderung familiäre und soziale Bande zerschnitten hatte.


«L’amour très vif du pays natal, et plus exactement l’attachement à la vallée d’origine, ramenait au village les célibataires nantis d’un petit avoir. Les retours n’avaient guère d’incidence sur la vie des indigènes: l’émigrant retrouvait sa place au foyer et se réadaptait aux coutumes, au genre de vie, au travail.»[1] [ 14 ]Dans les années ’60, s’inscrivant dans la lecture classique des migrations de montagne, le géographe grenoblois Jean Loup décrivait sous cette formeles retours des migrants valaisans dans leur village au XIXe et au début du XXe siècle. Pour lui, l’expérience migratoire n’aurait laissé aucune trace dans la vie économique et sociale et dans le vécu des migrants des montagnes valaisannes. Une parenthèse «neutre» ou une expérience dont le souvenir s’effacerait au moment du retour chez soi.

À vrai dire, de nombreux témoignages nous suggèrent une histoire différente. Loin d’être négligeables ou anodins, les retours ont au contraire profondément imprimé la vie des habitants des hautes vallées alpines, l’organisation des rapports politiques et sociaux au village comme le vécu de nombreux migrants. Et pour peu que le regard soit attentif, il ne peut qu’ observer leurs marques dans les paysages. Pourtant, la question du retour des migrants demeure à l’heure actuelle une thématique largement négligée par les historiens du monde alpin.[2] Ceux-ci ont majoritairement focalisé leur attention sur les causes et les modalités des départs, sur la vie et les activités des migrants durant leurs absences et sur leur insertion dans leur nouveau lieu de vie. De façon paradoxale, la mise en évidence du caractère essentiellement périodique ou temporaire et l’insistance sur la nature «de maintien»[3] de nombreuses émigrations attestées dans le monde alpin depuis l’époque moderne a en quelque sorte dissimulé le rôle et la signification du retour. Celui-ci n’ a été perçu que comme un moment intermédiaire entre deux départs, une phase essentiellement vide, sans enjeu majeur si ce n’ est la visite chez le notaire pour régler les affaires personnelles et familiales ou la reprise des activités agricoles laissées à la charge des membres de la famille restés au village. Plus étonnant encore est le cas des émigrations transocéaniques de la seconde moitié du XIXe siècle et du début du XXe siècle. L’idée - manifestement imprécise[4] - de leur caractère durable et de la «rupture» qu’ elles induisent, a longtemps orienté les travaux des historiens quant à leur approche du phénomène ou plutôt leur silence relatif sur le sujet.[5] Certes la connaissance des migrations alpines a été profondément renouvelée au cours des dernières décennies. Les travaux ont mis en cause le mécanisme trop simplificateur de l’exode rural, montré la force des réseaux, l’organisation des migrations et leur insertion dans le fonctionnement des économies et des sociétés agropastorales, notamment l’influence décisive de la pluriactivité dans les mobilités, saisonnières ou plus durables. C’est à ce prix qu’elles ont participé au maintien de populations nombreuses dans des vallées devenues encore plus rudes et plus difficiles dans un contexte d’industrialisation et d’urbanisation des sociétés et [ 15 ]de désenclavement des territoires; autrement dit le fameux «paradoxe alpin» bien mis en évidence par P.-P. Viazzo.

Partant de ce constat, il devenait intéressant de s’atteler à ce sujet négligé, à cette occultation dans la thématique des migrations qui, par ailleurs, commençaient à être bien connues, au moins pour la partie occidentale des Alpes. D’où l’idée d’organiser deux séminaires, l’un à Grenoble, l’autre à Mendrisio, pour explorer ce chantier. Il s’est agi au cours des journées de proposer à des spécialistes des migrations, alpines de préférence, de venir questionner et se questionner sur un sujet dont il convenait de définir à la fois les sources pour le travailler, les questions, les entrées et les problématiques. En effet, ce silence thématique tient, comme souvent, à la nature des sources mobilisées, aux sujets et aux prismes retenus.

Lorsqu’il a fallu en définir les contours, la notion de «retour» a posé toute une série de questions sur les contenus et sur les réalités multiples que ce mot recouvre. Il est évident que la durée des absences et la nature des pratiques migratoires (saisonnières, périodiques, pluriannuelles) affecte en profondeur le sens et la manière de vivre le retour. De même, on peut s’interroger sur le sens du retour lorsqu’il n’y a pas eu de départ (par exemple dans le cas des migrants de «deuxième génération» revenant au pays d’origine de leurs parents). Enfin, nous ignorons encore très largement l’intensité et la régularité des retours. Sans que ceci ne constitue une règle générale, il est par exemple surprenant et intéressant de relever que c’est là où l’intensité migratoire était moins forte - notamment dans diverses régions alpines de l’aire allemande - et son enjeu moins «vital» pour les systèmes socio-économiques locaux, que les retours ont été pratiqués avec moins d’assiduité et avec une systématicité moindre. Ce n’est, comme on l’a dit, qu’une hypothèse de travail qui renvoie peut-être à des systèmes familiaux distincts, mais aussi à des formes de gestion et de circulation des ressources locales différentes, affectant les pratiques et les projets migratoires sur le plan individuel et collectif.

Poser également la question du lieu de retour n’ a rien d’anodin: peut-on parler de retour lorsque le lieu de destination de ce dernier n’est pas celui de départ? La chronologie et la temporalité sont également essentielles. Ce n’est pas simple précaution d’historien mais une nécessité pour accorder la nature des retours avec le système migratoire et la société globale dans laquelle ils s’insèrent. Le choix a été fait de privilégier les phénomènes de retour correspondant au système des migrations et des mobilités de la société alpine à l’œuvre jusqu’aux années ’50 du XXe siècle, ce que l’on a généralement qualifié de migrations traditionnelles [ 16 ]à l’instar de la société qui les génère.[6] À partir de ces décennies, les migrations et les retours entrent à notre sens dans un autre registre. La mutation des sociétés alpines, sous l’effet du tourisme de masse et plus récemment encore du tournant écologique et de l’engouement pour la montagne et les espaces protégés, offrent aux habitants originaires la possibilité de rester ou de revenir pour participer aux activités économiques.

Cela permet également à d’autres catégories d’habitants sans lien originaire avec les vallées de s’y installer pour profiter de ce nouveau contexte économique. Toutes ces questions et bien d’autres démontrent que ce thème des migrations de retour n’en est qu’à ses débuts. On tient là un sujet qui, parce qu’il pose de nombreuses questions, en est d’autant plus passionnant, même s’il n’est ni facile à aborder ni à cerner. Il est vrai que pour le monde alpin en particulier, nous ne disposons que d’informations éparses, saisies au fil des correspondances entre les migrants et leurs familles.[7] Les sources classiques sont en général peu mobilisables et peu convaincantes. La saisie des retours s’avère encore plus périlleuse que celle des départs. Ce sont surtout les témoignages oraux, les récits des migrants ou de leurs descendants, qui permettent d’appréhender cesparcours dans leur globalité, du départ au retour, dans une lecture descriptive et argumentative de ces destinées. Plus encore ils intègrent l’imaginaire des migrations et des destinations, ainsi que celui réalisé ou fantasmé des motifs de ces mouvements.[8] Au final ils permettent d’approcher un phénomène moins minoritaire que l’on dit habituellement.

Les traces des retours sont en effet multiples dans les régions où les départs étaient nombreux et réitérés dans le temps. Elles touchent d’ailleurs divers domaines de l’histoire et de la vie communautaire des régions alpines. Elles se concrétisent, par exemple, dans de nombreux villages par des habitations réalisées grâce aux fortunes cumulées par d’anciens migrants. Reproduisant les modèles architecturaux urbains ou observés sur les lieux du séjour ou les territoires traversés,[9] ces nouveaux habitats offrent un décalage avec les maisons-fermes classiques qui n’est pas seulement visuel. En sus d’être peu adaptés aux conditions climatiques, surtout hivernales, ils traduisent une autre manière d’habiter et d’autres modes de vie. La vie matérielle et culturelle offre d’autres types de traces: sur le plan linguistique, les langues locales subsistent à côté de celles des régions fréquentées par les migrants. Progressivement elles sont vues comme un stigmate de l’archaïsme et se modifient avec l’insertion de termes ou de formes grammaticales importées. Les modèles vestimentaires ou alimentaires introduits depuis les terres d’émigration, ou encore les nombreuses initiatives de [ 17 ]bienfaisance ou d’utilité publique (écoles, hôpitaux, ...) promues et soutenues par les migrants enrichis revenant chez eux sont aisément palpables. Enfin, il ne faut pas oublier d’autres empreintes matérielles comme les cimetières. Les tombeaux et les pierres tombales entérinent la seule migration réellement définitive et, pour les migrants choisissant de se faire enterrer dans leur village d’origine, l’affirmation de cet ancrage par delà une vie passée ailleurs. De manière moins directement visible, ces traces se dévoilent dans les écarts vécus, sentis, affirmés qui séparent les migrants de ceux qui sont restés ou partis plus sporadiquement ou même moins durablement. Écarts culturels qui s’ajoutent aux écarts économiques et sociaux, et que les modes de vie jusqu’aux années ’50 du XXe siècle (urbains/ruraux), ou les activités (loisirs des rentiers, travail de la terre et du bétail pour es propriétaires-paysans) révèlent. La contribution de A. Steidl montre comment ces multiples aspects signent le rôle de médiation joué par le retour entre deux contextes - celui du départ et celui de destination -les mettant en relation et introduisant dans les régions d’origine des modèles culturels, des idées, des solutions économiques et techniques apprises ailleurs. De même c’est à travers ce mouvement binaire d’aller et retour que se nourrit la nature transnationale de nombreux migrants alpins: une transnationalité qui se vit à travers l’essaimage des membres d’une même famille ou d’une même parenté dans divers lieux d’émigration, fondant et fondés sur des réseaux de relation dont le village alpin représente un des nœuds.[10] En ce sens le retour incarne un élément majeur pour comprendre l’évolution des sociétés alpines et leur rapport avec le monde extérieur.

Un élément dont les causes et les motivations peuvent toutefois être multiples, ce qui ouvre à des manières différentes de l’aborder.[11] Loin d’être secondaires, les facteurs politiques touchent directement et à plusieurs reprises les migrants du monde alpin. Entre autres exemples, on peut citer des artisans et des commerçants grisons expulsés du territoire vénitien en 1766, dont la plupart reviennent dans leur terre d’origine avant d’entreprendre une nouvelle migration vers d’autres destinations.[12] Ce sont aussi les environs 6000 Tessinois expulsés du territoire lombard en 1853: une mesure de rétorsion des autorités autrichiennes contre la politique d’asile que les autorités tessinoises avaient mise en place pour des chefs du Risorgimento italien.[13] Ou encore d’autres Grisons émigrés en Russie, revenant en Suisse lors du déclenchement de la Révolution en 1917.[14] Ce sont enfin les nombreux retours, lors des deux guerres mondiales, de migrants installés à l’étranger qui reviennent dans leurs vallées voire leur village. Là encore les motifs varient et vont de la partici[ 18 ]pation au conflit dans les troupes armées (surtout lors de la première guerre), de la nécessité de choisir leur nationalité,[15] au refuge dans des territoires montagnards qui apparaissent alors plus accueillants ou mieux protégés.[16] Ces épisodes délimitent des retours parfois forcés, s’accomplissant souvent dans la précarité, provoquant la rupture brutale avec le lieu d’accueil et décrétant, pour les migrants subissant ces mesures, la perte des biens et parfois la ruine.[17] Dans un certain nombre de cas ils s’accompagnent de mouvements de solidarité, mobilisant les communautés et les autorités publiques locales qui promeuvent des mesures de soutien en faveur des rapatriés, voire même de véritables politiques publiques destinées à fournir un travail aux migrants ayant perdu leur travail dans les terres étrangères.

Mais dans la plupart des cas, le retour est une décision autonome et spontanée, mûrie en fonction de divers facteurs (la durée de l’absence, la destination choisie, les épargnes cumulés, la situation conjoncturelle dans le lieu d’émigration, .) et répondant à diverses motivations (la nostalgie, la volonté de concrétiser le projet migratoire global, le souhait de conclure sa vie chez soi, ...). Une décision qui, comme le souligne F. Spagnoli, peut dépendre de la capacité (ou de la possibilité) d’intégration dans la société d’accueil. Dans le cas des migrants trentins vers la France, elle pourrait expliquer leur faible taux de retour, la capacité d’assimilation de la société française freinant les projets migratoires élaborés au moment du départ. Mais le non retour peut aussi être motivé par des facteurs plus immédiats. Ainsi A.-L. Head-Konig détaille les normes très restrictives de nombreuses communautés des Alpes suisses à l’égard de leurs ressortissants alors que ces derniers, tombés dans la pauvreté lors de leur migration, souhaitent revenir chez eux pour bénéficier des secours publics;[18] une attitude qui, comme le suggère V. Gianno, se répète durant la Seconde Guerre mondiale lorsque les autorités suisses optent pour une attitude «restrictive» à l’égard de leurs ressortissants (dont ceux de confessions juive) résidant en Italie. Ainsi, les femmes mariées à des citoyens italiens dans les années précédentes (et par conséquent, ayant perdu leur nationalité), rencontrent de nombreuses difficultés pour se faire accueillir nonobstant les liens familiaux gardés dans la Confédération.

Pour de nombreux migrants le retour ne peut être envisagé avant d’avoir suffisamment épargné, couronnement et réalisation des projets fixés au moment du départ. À l’inverse, le retour lié à l’échec de l’expérience migratoire, ou qui est ressenti comme tel, constitue un facteur de déshonneur, d’avilissement, voire de marginalisation sociale. En effet, comme l’observe un émigrant [ 19 ]tessinois, au village il est facile de percevoir «la triste figure que doivent endurer ceux qui reviennent à la maison sans rien».[19] Pour ces migrants là, le retour devient ou constitue la conséquence d’un parcours inachevé, d’un revers économique et loin d’attester d’une réussite plus ou moins éclatante, il renvoie à la désillusion voire à la défaite. Maintes fois promis à leurs familles, les retours sont ainsi retardés, la plupart du temps à cause de l’impossibilité de respecter les engagements.

Or, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale surtout, la décision du retour va le plus souvent de pair avec la réussite. Il en va ainsi pour Davide Rosazza, un émigrant de Montesinaro dans la Valle Cervo (Alpes piémontaises) parti pour les États-Unis et qui, après avoir atteint une réussite économique enviable, vend ses propriétés américaines et rentre dans sa vallée piémontaise.[20] De même Jacques Flandin, un émigrant queyrassin, rentre en 1910 à Abriès, fortune faite lors de son séjour en Argentine. Revenu dans son village natal, il se fait construire une villa et s’y installe en rentier.[21] Pour tous ces migrants, le séjour en Amérique latine a toujours été pensé comme temporaire. C’est le retour qui est la norme, un retour au village d’origine soit pour un séjour uniquement estival, dans une maison à l’image de la réussite que l’on veut montrer, soit définitivement. Le non retour tient à l’impossibilité matérielle de le faire (manque d’argent, échec relatif, voire décès) ou, dans un nombre de cas moins fréquents (surtout pour les premières générations), mariage avec une «américaine» et installation dans le pays. En d’autres termes, et c’est le sens de la contribution de P. Audenino, les migrants alpins privilégient le retour au village. Ni le succès économique ni la réussite sociale ne semblent contrevenir à cet impératif qui est également un choix affectif.[22]

Il y a plus. Pour les migrants étudiés par P. Audenino comme pour l’ensemble des migrants, revenir au village, surtout lorsque l’on est nanti d’économies substantielles, donne l’occasion de s’affirmer matériellement et symboliquement et de s’affranchir en partie des contraintes de la communauté. C’est d’abord la possibilité de régler ses dettes, de racheter des terres gagées ou une part dans la succession familiale. C’est encore le moyen de s’émanciper des normes sociales et des hiérarchies villageoises.[23] C’est notamment le cas de ces nombreuses femmes du Trentin qui, après un séjour au Tyrol ou au Vorarlberg, assument un rôle important dans la création de l’industrie touristique locale. En effet, après cette expérience migratoire les femmes qui retournent chez elles sont des femmes différentes, à la fois dans leurs comportements concrets et leur définition sociale. Elles peuvent alors envisager pour elles-mêmes de nouveaux [ 20 ]rôles: loin de revenir au seul travail agricole ou ménager et de reprendre leur place de femmes au foyer, elles reviennent «entrepreneuses» en créant des auberges, voire des hôtels pour accueillir les alpinistes et les touristes ui arrivent de plus en plus massivement dans leurs vallées.[24]

Le retour peut avoir des implications personnelles lus profondes, notamment avec la famille et l’entourage. On le comprend, pour les migrants saisonniers, le retour e fait que consolider les liens familiaux et communautaires, car il s’inscrit dans l’existence même de cette mobilité régulière et de ses fondements. En revanche, pour les migrants restés éloignés de longues années durant, le retour peut acquérir des significations plus variées. Pour les migrants queyrassins par exemple, l’attachement au village d’origine et l’espoir du retour sont idéalisés au point de se faire enterrer dans le cimetière du village même après plusieurs générations émigrées et même si l’on doit pour cela rapatrier un corps par delà les océans.[25] Pour d’autres le retour consolide des liens familiaux desserrés au fil des années et les réinscrit dans le tissu communautaire. La confrontation avec une réalité modifiée et devenue étrangère n’est pas simple. Ce n’est donc pas étonnant si pour de nombreux émigrants, le retour se fait sous le signe du dépaysement. Pietro Ferrari, lors de son retour à Someo (Tessin) après des années passées à l’étranger, écrit à son frère, resté en Californie: «En ce qui concerne le village, il est tout différent et on a de la peine à le croire: c’est comme si les montagnes et les maisons nous tombent dessus [.. ,].»[26]

Le retour peut même devenir une réelle source d’inquiétude. Les migrants s’interrogent sur leur capacité à se réhabituer à vivre en montagne ou leurs possibilités de se réinsérer au sein de leur propre communauté. Les absences prolongées alimentent les doutes sur le sens du projet de retour. Le problème ne tient pas au seul travail. Les émigrants absents durant de longues années se demandent quelle est encore la réalité des anciens liens. Un émigrant de la Valteline, par exemple, envisageant son retour au village, se demande dans une lettre à sa famille ce qu’il pourra faire chez lui et s’il sera en mesure d’y rester. Un autre de cette même vallée exprime son souci de se retrouver «étranger chez lui» et «rejeté dans un coin».[27] C’est sans compter sur l’attitude des personnes et des membres de la parenté restés au village. Lors de son retour à Cavigliano (Tessin) en 1881, Annunziata Peri rassure son mari resté en Californie. Tous les voisins, les amis et les parents du village «sont venus me voir [...] en m’attestant leur bonheur de m’avoir encore avec eux. Dans ces jours j’au eu beaucoup de visites mais je n’ai pas trouvés d’ennemis, seulement des amis [,..].»[28] Une crainte de la confrontation avec son propre milieu social qui, comme nous le montre [ 21 ]la contribution de C. Grandi, naît du regard désormais éloigné que se portent mutuellement ceux restés au village et ceux qui y reviennent. Un regard qui peut donner lieu à de véritables drames sociaux. Pour de nombreuses femmes du Trentin en effet, le retour suscite parfois un blâme moral collectif, surtout lorsque l’émigration leur a donné l’occasion de conquérir des espaces d’autonomie et de s’émanciper des normes et des contraintes sociales et familiales. Le retour peut alors créer l’isolement que l’on expliquerait par leur prétendue incapacité à réintégrer la vie familiale et sociale «traditionnelle». Cela peut même aller jusqu’ à permettre de justifier les jugements d’aliénation mentale et les mesures d’enfermement dans des institutions psychiatriques.

Pour les enfants de migrants nés à l’étranger la réintégration est aussi hérissée de difficultés. Le parcours des diverses familles du Biellese étudiées par P. Audenino en attestent:[29] se confronter à une société et une langue nouvelles est un facteur de déstabilisation qui se solde parfois par le retour dans le pays d’émigration. Ainsi, Lino Janutolo né dans le Kentucky en 1915, revenu en Italie en 1921 avec son père, retourne aux États-Unis en 1938, à la fin de ses études et après le décès de son père.[30] Le manque de soutien de la part du réseau familial et parental peut, dans certaines circonstances, s’avérer un obstacle majeur à la réinsertion dans la propre communauté d’origine. Ainsi, d’après un témoignage de l’époque, les rapatriés tessinois fuyant la crise économique des années 1930 dans les pays où ils avaient migré, trouvent dans leur patrie d’origine des conditions de vie «nettement plus mauvaises que celles des chômeurs n’ayant jamais quitté leur pays. Ces derniers peuvent en effet compter sur le soutien de leur parenté, ainsi que sur celui de connaissances et amitiés beaucoup plus nombreuses, leur offrant des opportunités diverses pour trouver un emploi.»[31] Ce témoignage démontre combien le sentiment d’insécurité et d’abandon peut saisir les rapatriés. Ils s’assimilent aux immigrés étrangers dépourvus des réseaux de solidarité et de soutien nécessaires pour s’intégrer dans la société d’accueil, et en partagent la précarité des conditions de vie.

Ces divers aspects développés et analysés dans les contributions présentées dans le Dossier de ce numéro de Histoire des Alpes - Storia delle Alpi - Geschichte der Alpen, témoignent des innombrables facettes caractérisant le phénomène des retours. Enracinés dans les formes migratoires de la région alpine, ils demeurent même au XIXe et durant la première moitié du XXe siècle, l’issue «naturelle» pour la plupart des migrants affrontant un voyage outre-mer et une issue possible pour les autres. Faut-il y lire la persistance d’un modèle de vie basé sur l’accès à la terre et à l’exploitation paysanne? Faut-il, en dernier [ 22 ]ressort, leur imputer la conservation d’une culture et d’une organisation sociale et économique, sans aller jusqu’ à évoquer un immobilisme apparent? La question n’est certainement pas sans fondements mais elle ne doit pas cacher le rôle que les retours ont eu sur les mutations des mentalités et des modes de vie de nombreuses communautés alpines.

Or, les contributions du séminaire et donc du dossier ont porté essentiellement, nous l’avons dit, sur les migrations des périodes modernes et contemporaines jusqu’aux années 1950. À partir de cette période, les hautes vallées entrent dans une autre configuration économique, sociale et culturelle, à l’instar de ce qui se passe plus généralement et, après avoir connu un étiage démographique, voit leurs populations s’accroitre à nouveau. Un certain nombre de localités connaissent des phénomènes migratoires tout aussi intéressants à analyser, qui se déclinent en termes de migrations saisonnières, temporaires, et même définitives. Il n’est que de penser à l’arrivée et à l’installation de populations venues de l’extérieur pour bénéficier d’un cadre de vie, de possibilités d’emplois et d’activités ou plus simplement pour passer un séjour plus ou moins long et régulier de vacances ou de retraite. De la même manière, la pluriactivité et les emplois temporaires saisonniers sont à la base d’une partie de ces mouvements de plus en plus complexes et divers quant au nombre et aux catégories de personnes concernées. Une des différences majeures avec les migrations des siècles précédents ne tient pas seulement au sens ou à la provenance initiale des migrants. Elle procède essentiellement du nombre des migrants. Les migrations de tourisme génèrent en effet des quantités numériques souvent très fortes de migrants, mais aussi présentent une concentration et un renouvellement rapide de ces derniers dans un laps de temps court. On est là bien entendu dans des phénomènes de retour qui sont d’une autre facture comme le montre le texte de A. Zurfluh, des «retours» sans qu’il n’y ait forcément migration initiale. Ils posent cependant des questions d’ordre méthodologique et conceptuel qui ne peuvent que compléter celles évoquées pour les périodes précédentes. On a là un autre chantier dont les historiens doivent à leur tour s’emparer.[32] On le comprend, la thématique du ou des retours est un bon prisme pour relire les migrations alpines et les mécanismes qui les organisent. Plus encore, c’est une entrée intéressante et stimulante pour appréhender l’histoire des sociétés alpines jusque dans les périodes les plus contemporaines.

  1. 1 J. Loup, Pasteurs et agriculteurs paysans. Contribution à Vétude des problèmes montagnards, Grenoble 1965, p. 114.
  2. 2 Et pas pour le seul monde alpin. Divers éléments concernant le retour des migrants et ses implications sur la vie personnelle et communautaire sont analysés par A.-M. Granet-Abisset, La route réinventée. Les migrations des queyrassins au XIXe et XXe siècle, Grenoble 1994, pp. 225-246. Pour le cas suisse, cf. les notes de A.-L. Head-Konig dans le Dictionnaire historique de la Suisse (article «Emigration»), Hauterive (Neuchâtel) 2004.
  3. 3 À savoir des migrations qui ont permis aux familles ou du moins à une partie de leurs membres de rester dans les villages et dont le but est le maintien (voir l’accroissement) des unités résidentielles et des ressources amiliales.
  4. 4 Dans le cas des migrations anglaises et irlandaises en Amérique du Nord, le taux de retour atteint 35% dans les années 1880 et 60% dans les années 1890. Cf. K. Bade, L'Europa in movimento. Le migrazioni dal Settecento a oggi, Roma 2001, p. 163. Dans le cas italien, par contre, D. Cerase estime qu’environ la moitié des Italiens ayant accompli une émigration entre les années 1860 et la fin de la Seconde Guerre mondiale sont revenus dans la péninsule. Cf. D. Cerase, «L’onda di ritorno: i rimpatri», in: P Bevilacqua, A. De Clementi, E. Franzina (a cura di), Storia dell'emigrazione italiana, Roma 2001, pp. 113-125 (ici p. 115). Globalement, on estime qu’environ 40% des européens ayant accompli une émigration vers le continent américain entre le milieu du XIXe siècle et le milieu du XXe siècle sont retournés dans leur pays. Cf. D. Cinel, The National Integration of Italian Return Migration, 1870-1929, Cambridge 1991, p. 97.
  5. 5 N. Green relève aussi l’ignorance du phénomène de la part des gouvernements et des États. Selon elle, au XIXe comme au XXe siècle, «le temporaire, le projet de retour se sont avérés plus mythiques qu’historiques aussi bien du côté de l’État importateur que du côté des immigrés eux-mêmes». Cf. N. Green, Repenser les migrations, Paris 2002.
  6. 6 Même si cette expression de «traditionnelle» est là encore une expression qui mériterait d’autres nuances et d’autres développements qui dépassent le cadre de cette introduction.
  7. 7 Cf. par exemple les considérations de J. Templeton, Dalle montagne al Bush. L'emigrazione altellinese in Australia (1860-1960) nelle lettere degli emigranti, Sondrio 2005, pp. 87-106. Pour des analyses plus exhaustives concernant les migrations de retour dans divers pays européens, cf. Cerase (voir note 4); Cinel (voir note 4); M. Wyman, Round-Trip to America. The Immigrants Return to Europe 1880-1930, Ithaca 1993; M. Harper (dir.), Emigrant Homecomings: The Return Movement of Emigrants, 1600-2000, Manchester 2005; J. D. Gould, «European Inter-Continental Emigration. The Road Home: Return Migration from the U. S. A.», Journal of European Economic History, IX, 1980, pp. 41-112; D. Hoerder, «Immigration and the Working Class: The Remigration Factor», International Labor and Working Class History, 21, 1982, pp. 28-41.
  8. 8 A.-M. Granet-Abisset, «La partenza verso l’America: miti e realtà di un’emigrazione alpina oltre Atlantico nel XIX secolo», in: D. Albera, P. Corti (a cura di), La Montagna mediterranea: una fabbrica d'uomini? Mobilità e migrazioni in una prospettiva comparata (secoli XV-XX), Cavaler-maggiore 2000, pp. 101-111.
  9. 9 Les exemples sont innombrables. Cf. notamment les maisons des anciens migrants construites dans les environs de Barcelonnette, le «Quartiere Palazzi» bâti à Poschiavo à la fin du XIXe siècle par des anciens émigrants ou, encore, les nombreuses villas disséminées dans les vallées sudalpines et bâties entre le XVIIIe et le XXe siècle et témoignant des fortunes cumulées par les migrants revenant au pays.
  10. 10 Sur la notion de «transnationalité», cf. la discussion proposée dans D. Albera, P. Audenino, P. Corti, «L’emigrazione da un distretto prealpino: diaspora o plurilocalismo?», in: M. Tirabassi, Itinera. Paradigmi delle migrazioni italiane, Torino 2005, pp. 195-209.
  11. 11 Cf. les observations de E. Morawska, «Return Migrations: Theoretical and Research Agenda», in: R. Vecoli, S. M. Sinke, A Century of European Migrations, 1830-1930, Urbana 1991, pp. 277-292.
  12. 12 Sur cet épisode, cf. T. Gaetani, I rapporti italo-svizzeri attraverso i secoli, 3: Svizzera-Venezia 1500-1766, Zurigo 1987, p. 277; J. Jegerlehner, «Die politischen Beziehungen Venedigs zu den drei Bünden vornehmlich im achtzehnten Jahrhundert», Jahrbuch für Schweizerische Geschichte, 1898, pp. 229-331.
  13. 13 Sur l’expulsion des Tessinois en Lombardie, cf. G. Mattinola, «Il blocco della fame», Bollettino storico della Svizzera italiana, 3, 1970, pp. 98-138.
  14. 14 Cf. R. Bühler, Bündner im Russischen Reich. 18. Jahrhundert-1. Weltkrieg, Chur 2003.
  15. 15 Cf. le cas des gens du Val d’Aoste ou des Piémontais embauchés dans les papeteries de Lancey (Isère) et qui repartent surtout après les lois voulues par Mussolini en 1937 et 1938.
  16. 16 Cf. A.-M. Granet-Abisset, «De la fermeture au refuge: les sociétés alpines dans la guerre. Mémoires et usages d’un mythe», in: N. Valsangiacomo (a cura di), Le Alpi e la guerra. Funzioni e immagini, Lugano 2007, pp. 269-293.
  17. 17 C’est également le cas des migrants alpins partis en Algérie et qui rentrent en 1962. Toutefois, la plupart d’entre eux ayant rompu depuis longtemps avec leur vallée d’origine ne s’y réinstallent pas et ne peuvent donc entrer dans les migrants évoqués précédemment. Cf. J.-Cl. Duclos (sous la dir. de), Français d'Isère et d'Algérie, Grenoble 2003 (catalogue de l’exposition du Musée Dauphinois 2003/04).
  18. 18 C’est notamment le cas de ceux qui, pour différentes raisons, ont perdu leur droit de bourgeoisie, ce qui permet à leurs communes d’origine de se soustraire de leurs devoirs d’assistance.
  19. 19 A. Rusconi, Lettere dalla California, éd. de Renato Martinoni, Balerna 2001, p. 12.
  20. 20 P Audenino, Un mestiere per partire. Tradizione migratoria, lavoro e comunità in una vallata alpina, Milano 1990, pp. 144—145.
  21. 21 Granet-Abisset (voir note 2), p. 238.
  22. 22 Audenino (voir note 20), p. 144.
  23. 23 Sur cet aspect, cf. D. Gabaccia, Emigranti. Le diaspore degli italiani dal Medioevo a oggi, Torino 2003, p. 137.
  24. 24 C. Grandi, «Immagini di un’evoluzione. La donna di montagna e l’avvio dell’imprenditoria turistica veneto-trentina (fine ottocento-primi novecento)», in: D. J. Grange (sous la dir. de), L'espace alpin et la modernité. Bilans et perspectives au tournant du siècle, Grenoble 2002, pp. 375-393.
  25. 25 Granet-Abisset (voir note 2), p. 240.
  26. 26 G. Cheda, L'emigrazione ticinese in California. Epistolario, vol. II*, Locarno 1981, p. 224 (lettre no 218).
  27. 27 Templeton (voir note 7), pp. 96, 101.
  28. 28 Cheda (voir note 26), p. 586 (trad. des auteurs).
  29. 29 Audenino (voir note 20), p. 146.
  30. 30 Ibid.
  31. 31 Archives d’État du canton du Tessin, Diversi, scatola 1376.
  32. 32 Après les géographes et les sociologues.