À la manière de…/sér1-2/La Société future

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À la manière de…  (1921)  by Paul Reboux & Charles Müller
JAURÈS (Jean)
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DISCOURS SUR LA SOCIÉTÉ FUTURE

 
Messieurs,

Sera-t-il permis à celui que le grand chancelier de l’Empire Allemand comparait à l’hirondelle légère, de vous apporter, comme sa sœur la colombe de l’arche, un modeste rameau d’olivier, annonciateur de la fin des tempêtes, et de développer devant vous les arguments par lesquels il lui semble possible de préconiser l’établissement d’un régime de fraternité, de solidarité, d’équité, de libéralité et d’humanité universelles ?

Trois grands problèmes, messieurs, s’imposèrent tout d’abord à mon attention, lorsque j’eus décidé d’entreprendre l’anéantissement de l’édifice social actuel, château fort de [ 116 ]misère et d’oppression où retentit depuis des siècles le gémissement de la servitude prolétarienne, pour le remplacer par un monument conforme à l’esprit des temps nouveaux, qui trouvât ses assises sur un terrain de bonté et de liberté et qui, cimenté de justice, couronné de concorde et de paix, élevât harmonieusement au grand soleil des âges son fronton magnifique azuré d’idéal.

Ces trois problèmes, messieurs, sont le problème capitaliste, le problème cléricaliste et le problème militariste. Étudions-les d’un esprit méthodique. Je ne suis pas de ceux qui se laissent abuser par les mots et par les épithètes, et qui acceptent comme un ordre social modifié un ordre social où les noms seuls ont changé, et où les choses sont restées les mêmes.

Quelles sont aujourd’hui les relations qui unissent entre eux le monde capitaliste et le monde du travail ? Prenons, si vous le voulez [ 117 ]bien, un exemple : soit une exploitation de gisements houillers. Qu’y voyons-nous ? Des centaines de mineurs dont les visages émaciés, entièrement recouverts d’une couche épaisse de charbon, nous émeuvent par leur pâleur. Surveillés par une chiourme d’ingénieurs et de contremaîtres, ils extraient la richesse du sol au profit de quelques égoïstes assoiffés de jouissances, qui constituent un conseil d’administration. Ce conseil distribue des sommes exorbitantes au paresseux troupeau des actionnaires. Mais imaginez en regard la mine idéale, la mine fraternelle, rationnellement organisée, la mine aux mineurs. Qu’ils seraient heureux, épanouis, blancs et roses, les libres mineurs de la mine sociale ! Pour leur épargner toute peine superflue, tout effort inutile, quelques-uns d’entre eux se sont préalablement efforcés de pénétrer par l’étude les secrets de la terre, afin de diriger leur labeur. Des gens d’initiative se sont associés en comité [ 118 ]de gestion pour leur fournir les machines, le matériel. En échange de cet apport, ceux-ci se partagent au prorata de leurs avances le charbon contenu dans la mine. Vous entendez bien que je parle au figuré, puisqu’ils ne peuvent répartir entre eux la houille elle-même, qui n’est pas encore extraite de sa prison souterraine. Ils conviennent donc de représenter par un objet quelconque, mettons par de petits carrés de papier spécialement imprimés à cet effet, leurs « parts » respectives dans l’affaire. Grâce à eux, le travail s’organise. On divise les bénéfices en autant d’unités qu’il y a de petits carrés de papier. Le chiffre obtenu par cette opération, le « dividende », comme disent les mathématiciens, représente ce qui doit revenir à chacun pour son initiative créatrice.

… Mais je m’aperçois que j’occupe la tribune déjà depuis deux heures. Je ne veux pas abuser de vos précieux instants. Passons sans [ 119 ]plus de transition à la résolution de la question cléricaliste.

La première marque des esprits qui veulent se libérer est la tendance vers l’affranchissement. De Platon à Karl Marx, l’humanité ne s’est jamais arrêtée dans sa marche perpétuelle vers un soleil peu à peu dévoilé. Mais l’heure de la libération définitive a sonné ! Plus de ces cathédrales oppressives, où l’air ne pénètre pas, où les bouquets se flétrissent, où de l’encens brûle sur les autels ! Plus de ces quêtes, aussi insultantes pour la main à qui l’on demande que dégradantes pour la main qui reçoit ! Plus de ces baptêmes où ruisselle l’eau lustrale des superstitions, de ces messes au fracas des orgues, de ces processions qui, déroulant leurs anneaux, semblent des serpents d’engourdissement et d’esclavage intellectuels ! — Au lieu de cela, puisque ce qui différencie l’homme de la bête, c’est qu’il a les yeux levés vers le ciel, inaugurons le Temple [ 120 ]de l’idéal prolétarien ; embellissons-le de guirlandes, et qu’y règne perpétuellement la fête des fleurs et des parfums. Quels citoyens, quelles citoyennes ne seraient fiers d’apporter leur modeste obole en échange d’un rayon d’idéal ? À des jours réguliers, et nous choisirions pour cela le jour du repos hebdomadaire, afin que nulle défection ne se produise dans la cohorte des fidèles, il y aurait des fêtes magnifiques, où des orphéons et des choristes donneraient la note de la concorde et de l’harmonie. Et souvent aussi cheminerait par les rues jonchées de fleurs, tendues de draperies blanches, le cortège de l’Humanité affranchie du joug des dogmes abolis !

… Mais je m’aperçois que j’occupe la tribune déjà depuis sept heures. Je ne veux pas abuser de vos précieux instants. Dirigeons maintenant, messieurs, nos préoccupations attentives vers ce nouvel écueil qui se dresse à l’horizon social, vers la question militariste. [ 121 ]

Souvent déjà je me suis élevé de toute mon énergie contre l’abjection de ces armées prétoriennes, où j’ai cherché à montrer quelle iniquité asservissait à des chefs affaiblis par l’âge des jeunes hommes de vingt ans, tout un peuple enrégimenté pêle-mêle sous les plis du fétiche tricolore, discipliné avec une atroce rigueur et instruit quotidiennement dans la déprimante étude des combats. Je vous le redis aujourd’hui. Déclarons la guerre à la guerre ! Poursuivons à la pointe du glaive les ennemis de la paix et de la douceur. Exterminons la masse innombrable des fanatiques qui osent encore faire l’apologie du massacre, et qui rêvent de dresser des piles de cadavres entre les nations ! Ce qu’il faut, c’est que l’armée ne soit plus l’armée, mais qu’elle soit la milice ; qu’elle ne soit plus la gardienne de la patrie, mais la gardienne des cités qui vivent selon les mêmes mœurs et dans une espérance commune. Organisons fortement [ 122 ]cette cohorte fraternelle, et sachons la rendre invulnérable. Que tous les hommes à la fleur de l’âge y apportent la contribution de leur temps, de leurs énergies, et suivent avec une vertueuse, avec une aveugle docilité, les enseignements de ceux dont de longues années ont fortifié l’expérience ! Qu’ils se groupent, en signe de ralliement sous l’étendard sacré du prolétariat révolutionnaire ! Qu’ils s’exercent au maniement des armes de la liberté, afm d’être prêts, le jour de l’héroïsme, à faire de leurs corps pantelants un glorieux rempart infranchissable à tout jamais pour les barbares ennemis de la société nouvelle !

… Mais je m’aperçois que j’occupe déjà la tribune depuis quatorze heures. Je ne veux pas abuser de vos précieux instants. Peut-être est-il temps de conclure.

Assez et trop longtemps déjà, vous avez peiné, vous avez ramé à votre banc de misère, pauvres galériens montés sur le bateau qui [ 123 ]portait la classe capitaliste et sa fortune. Mais voici qu’au milieu des flots orageux que déchaîne la tempête sociale, les flancs de la galère bourgeoise se sont entr’ouverts pour laisser apparaître, majestueux et sublime, gonflé du souffle de nos poumons, portant dans sa vaste nacelle des millions de travailleurs libres, l’auguste ballon de l’Humanité, image du triomphe de la science et de la vérité modernes, qui prend son essor harmonieux, qui s’élève plus haut, plus haut, qui se perd au milieu des nuages, et poursuit son irrésistible ascension vers les semences de justice, les germes de concorde et de fraternité dont la lente et souterraine éclosion va faire éclater, demain, sous sa triomphante poussée, le sol régénéré de l’antique univers !