À la manière de…/sér1-2/Le mariage de Jabote
LE MARIAGE DE JABOTE
Chez les Moveyl-Aaron, dans le château princier dont ils ont pris possession après en avoir ruiné le trop confiant propriétaire. Le salon. Architecture de grand style. Mais les Moveyl-Aaron ont arrangé les choses à leur goût qui est affreux. Tout est rouge et or. Le piano lui-même est doré, avec des incrustations de rubis. On a doré les cariatides de la cheminée monumentale et on leur a fourré des yeux en pierre précieuse. Le marbre de l’entablement a été remplacé par une dalle en or massif. Le décor du plafond imite la voûte d’une grotte, avec des stalactites dorées.
Un maître d’hôtel, chamarré comme un amiral suisse, introduit les invités : Le duc de [ 96 ]Keurfëal, sa fille Jacqueline (surnommée Jabote à cause de son bavardage), son fils Robert, dit Bobo (neuf ans), et, presque aussitôt après, le lieutenant Jean de Pursayeu.
Bonjour, Jean. C’ que je suis contente ! Grâce à vous, on n’ va pas s’ raser.
Bonjour, Jean, comment va votre tante, la vicomtesse d'Eu, douairière d'Effagaux?
Très bien, je vous remercie... Toujours en prison.
Pourquoi qu'elle est en prison ?
[ 98 ]Au moment des inventaires, elle a vidé sa tabatière dans les yeux d’un cheval de gendarme.
Vive le Roy !
(Son père lui donne deux sous.)
Croyez-vous qu’il est avancé pour son âge ?
Et comment va votre cousin Yaud de Poël ?
Très bien. (Riant.) Vous savez le mot charmant que le vidame des Apanages a fait sur lui?
Non… dites ?
[ 99 ]Comme Yaud de Poël venait de prendre la culotte au Jockey, avec le petit Blazon d’Eydoré, des Apanages lui a dit : « Tu m’as l’air bien abattu, Yaud de Poël… »
Ah ! charmant… Ce des Apanages a un esprit d’enfer !
Jean, dis, t’as faim ?
Une faim de loup, mon petit Bobo.
Tant mieux ! Il ne leur restera rien du déjeuner, à ces sales types qui nous ont invités !
Tiens ! voilà pour eux ! Ça leur apprendra à jouer du Wagner au lieu de jouer du Gounod !
Veux-tu finir, brigand ! (Bas à Pursayeu, et très amusé au fond.) Croyez-vous qu’il est avancé pour son âge ?
Oh !… C’t’ infection !…
Mais oui… sentez- vous cette odeur bizarre ?
Cela augmente…
Ça sent l’ bouc, le suint et l’ vieux tapis…
Une odeur de juif-generis… [ 101 ]
Madame la baronne et monsieur le baron Abraham Moveyl-Aaron, Monsieur Gontran de Moveyl-Aaron !
Ils se font annoncer chez eux, à présent.
bas à Keurfëal.
J’ai eu beau leur dire…
(Le trio s’avance. En tête l’aïeule, énorme tas de chair éléphantesque boudiné dans une terrible robe noire garnie de dentelles et couverte de diamants gros comme des carafes. Puis viennent le baron et son fils Gontran, tous deux également monstrueux, et vêtus de complets gris, d’un ton louche. Politesses. Salutations. Le baron s’avance vers Jabote et lui baise la main. Aussitôt Jabote sort une [ 102 ]fiole d’eau oxygénée et s’en verse sur la place embrassée.)
Gue vaides-fous dong, matemoisselle ?
Je m’nettoie.
Fous afez tes drôles te vazons !
(Devant cette observation si dépourvue de savoir-vivre, Pursayeu et Keurfëal se sentent indignés. Heureusement, on annonce que le déjeuner est servi. Tout le monde passe dans la salle à manger, où règne un luxe épouvaniablement criard.)
C’est du point à la rose ?
[ 103 ]Foui. Ch’ai bayé za tans les drois zent mille…
C’était de cette couleur-là quand vous l’avez acheté ?
Non. Che l’ai fait deindre en rouche. Che drouve ça blus choli, blus rige…
Pourquoi qu’vous n’avez pas fait teind’ vos ch’veux, aussi ?
(Les invités rient. Le baron, confus,
baisse le nez vers son assiette.)
murmure à l’oreille de chacun :
Château-Laffite 77, quarante francs… Château-Laffite 77, quarante francs…
[ 104 ]Hein ?
C’est le prix. Ici, il faut dire le prix de la bouteille…
(Keurfëal lance un regard de pitié au malheureux qui continue sa tournée d’un air penaud.
On apporte des tournedos béarnaise.)
Coûtez za. Che groix gueu z’est pon. Za sent pon…
Mais… elle est tournée, cette sauce…
[ 105 ]C’est eux… Chaque fois qu’on sert une béarnaise, elle tourne, rapport à leur odeur…
(Le repas continue. Le baron et son fils cherchent en vain à rendre la conversation vivante. Leurs hôtes gardent un silence méprisant.)
Dites donc, m’sieu…
Guoi, mon bedid ami ?
Avalez pas vos doigts avec !
[ 106 ](Les invités rient. Le baron, intimidé, cesse de manger. Et le repas s’achève sans un mot. Au moment des rince-bouche, on apporte des gobelets dans des bols. Keurfëal, Pursayeu, Jabote et Bobo trempent le bout de leurs ongles avec une distinction aristocratique. Les Moveyl-Aaron prennent un bain complet. À regret, la baronne Moveyl-Aaron se sépare de son eau tiède. On sort de table. Elle manœuvre de manière à demeurer la dernière, puis, vivement, saisit un bol et, toujours pour ne rien laisser perdre, en boit le contenu avec avidité. Sur le perron, café, liqueurs, cigares.)
Vous permettez que je reste couvert… à cause du soleil ?
C’est un panama ?
[ 107 ]Foui.
Naturellement.
(Le baron, gêné, enlève son chapeau. Pursayeu et Jabote vont faire un tour derrière les massifs de rhododendrons.)
Vous vous amusez, ici ?
Je m’ cire !
Mais pourquoi Monsieur votre père y vient-il ?
Parc’ que j’ vais épouser l’ jeune Gontran.
[ 108 ]Pas possible !
Comm’ je vous l’ dis.
Et M. de Keurfëal consent…
Faut bien… Le baron n’rêve que d’ ça. Il a racheté tout ’s les créances de p’pa. Faut bien consentir à c’ qu’y veut. (Mélancolique.) Mais, vrai de vrai, y a d’ quoi s’ faire des cheveux…
Le mariage n’aura pas lieu. Je saurai l’empêcher.
Quell’ blague !
[ 109 ]Parfaitement ! Il y a quatre ans, au conseil de révision, je faisais partie du bureau… J’ai vu le jeune Gontran… Je l’ai vu, mais ce qui peut s’appeler vu, et… (hésitant) je ne sais pas si, devant une jeune fille…
Allez, allez, n’ vous frappez pas…
Eh bien, il a la lèpre… le corps couvert d’écailles blanches… comme tous ses coreligionnaires… C’est bien connu… Et il n’a qu’une omoplate !…
Quelle horreur ! ! !
Je vais le menacer de faire passer sa caricature dans les journaux… Il craindra le [ 110 ]scandale… Il renoncera au mariage, et le vieux rendra les créances à Monsieur votre père…
Oh ! vous êtes un chic type ! J’ vous gobe !
Mam’zelle Jabote, je vous adore ! Voulez-vous être ma femme ?
C’te question !
Alors je vous enlève. Fuyons.
Comment ?
En auto.
J’ai pas d’auto.
[ 111 ]Moi non plus… Mais il y a celle des Moveyl-Aaron… Sautons dedans… (Riant.) Je la leur emprunte !
Ils nous doivent bien ça !