À la manière de…/sér1-2/Le mariage de Jabote

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À la manière de…  (1921)  by Paul Reboux & Charles Müller
GYP
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LE MARIAGE DE JABOTE

 

Chez les Moveyl-Aaron, dans le château princier dont ils ont pris possession après en avoir ruiné le trop confiant propriétaire. Le salon. Architecture de grand style. Mais les Moveyl-Aaron ont arrangé les choses à leur goût qui est affreux. Tout est rouge et or. Le piano lui-même est doré, avec des incrustations de rubis. On a doré les cariatides de la cheminée monumentale et on leur a fourré des yeux en pierre précieuse. Le marbre de l’entablement a été remplacé par une dalle en or massif. Le décor du plafond imite la voûte d’une grotte, avec des stalactites dorées.

Un maître d’hôtel, chamarré comme un amiral suisse, introduit les invités : Le duc de [ 96 ]Keurfëal, sa fille Jacqueline (surnommée Jabote à cause de son bavardage), son fils Robert, dit Bobo (neuf ans), et, presque aussitôt après, le lieutenant Jean de Pursayeu.


jabote
. De beaux yeux, des cils immenses, le nez un peu long, bourbonien. Serait-il vrai que sa bisaïeule… et Louis le Bien-Aimé… ? Hé ! hé !… Extrémités aristocratiques. Costume de linon jaune à collerette rouge plissée, très chic et très simple. Elle s’avance, la main loyalement tendue, vers Pursayeu.

Bonjour, Jean. C’ que je suis contente ! Grâce à vous, on n’ va pas s’ raser.


m. de keurfëal
, cinquante ans, admirablement conservé. Cheveux en brosse d’un blanc éblouissant. Moustache noire tombante, à la Cassagnac. Gants paille. Guêtres écossaises. Pantalon à larges raies. Gilet à carreaux

[ 97 ]bleus et jaunes, d'un ton très franc. Jaquette à revers de soie. Une touffe de fleurs de lys à la boutonnière. Très vieille France, très sobre et très chic.

Bonjour, Jean, comment va votre tante, la vicomtesse d'Eu, douairière d'Effagaux?


pursayeu
, vingt-sept ans. Grand et beau garçon, bien découplé dans son dolman bleu ciel de chasseur qui lui fait une taille d'abeille. Très chic et très simple. Il découvre dans un sourire, sous sa fine moustache, des dents magnifiques.

Très bien, je vous remercie... Toujours en prison.


bobo
, figure ouverte et sympatique. Tenue des écoliers d'Eaton, veston court, grand col empesé pantalon en pattes d'éléphant

Pourquoi qu'elle est en prison ?

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jabote

Au moment des inventaires, elle a vidé sa tabatière dans les yeux d’un cheval de gendarme.


bobo

Vive le Roy !

(Son père lui donne deux sous.)


keurfëal, à Pursayeu.

Croyez-vous qu’il est avancé pour son âge ?


jaote, à Pursayeu.

Et comment va votre cousin Yaud de Poël ?


pursayeu

Très bien. (Riant.) Vous savez le mot charmant que le vidame des Apanages a fait sur lui?


tous, intéressés.

Non… dites ?

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pursayeu

Comme Yaud de Poël venait de prendre la culotte au Jockey, avec le petit Blazon d’Eydoré, des Apanages lui a dit : « Tu m’as l’air bien abattu, Yaud de Poël… »


tous, riant.

Ah ! charmant… Ce des Apanages a un esprit d’enfer !


bobo, de but en blanc.

Jean, dis, t’as faim ?


pursayeu

Une faim de loup, mon petit Bobo.


bobo

Tant mieux ! Il ne leur restera rien du déjeuner, à ces sales types qui nous ont invités !

(Il ouvre le piano et y verse l’eau d’un pot de fleurs.)
[ 100 ]

Tiens ! voilà pour eux ! Ça leur apprendra à jouer du Wagner au lieu de jouer du Gounod !


m. de keurfëal, faisant les gros yeux à Bobo.

Veux-tu finir, brigand ! (Bas à Pursayeu, et très amusé au fond.) Croyez-vous qu’il est avancé pour son âge ?


bobo, reniflant.

Oh !… C’t’ infection !…


keurfëal, humant l’air.

Mais oui… sentez- vous cette odeur bizarre ?


pursayeu

Cela augmente…


jabote

Ça sent l’ bouc, le suint et l’ vieux tapis…


bobo, de plus en plus avancé pour son âge.

Une odeur de juif-generis… [ 101 ]


le maître d’hôtel, en effet, au moment où tous éclatent de rire, annonce :

Madame la baronne et monsieur le baron Abraham Moveyl-Aaron, Monsieur Gontran de Moveyl-Aaron !


keurfëal, suffoqué, bas à Pursayeu.

Ils se font annoncer chez eux, à présent.


le maître d’hôtel, qui a entendu,
bas à Keurfëal.

J’ai eu beau leur dire…

(Le trio s’avance. En tête l’aïeule, énorme tas de chair éléphantesque boudiné dans une terrible robe noire garnie de dentelles et couverte de diamants gros comme des carafes. Puis viennent le baron et son fils Gontran, tous deux également monstrueux, et vêtus de complets gris, d’un ton louche. Politesses. Salutations. Le baron s’avance vers Jabote et lui baise la main. Aussitôt Jabote sort une [ 102 ]fiole d’eau oxygénée et s’en verse sur la place embrassée.)


gontran

Gue vaides-fous dong, matemoisselle ?


jabote, avec hauteur.

Je m’nettoie.


la baronne

Fous afez tes drôles te vazons !

(Devant cette observation si dépourvue de savoir-vivre, Pursayeu et Keurfëal se sentent indignés. Heureusement, on annonce que le déjeuner est servi. Tout le monde passe dans la salle à manger, où règne un luxe épouvaniablement criard.)


keurfëal, se penchant sur la nappe écarlate, avec surprise.

C’est du point à la rose ?

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le baron

Foui. Ch’ai bayé za tans les drois zent mille…


pursayeu

C’était de cette couleur-là quand vous l’avez acheté ?


le baron

Non. Che l’ai fait deindre en rouche. Che drouve ça blus choli, blus rige…


bobo, au baron qui est chauve

Pourquoi qu’vous n’avez pas fait teind’ vos ch’veux, aussi ?

(Les invités rient. Le baron, confus,
baisse le nez vers son assiette.)


le maître d’hôtel, versant du bordeaux,
murmure à l’oreille de chacun :

Château-Laffite 77, quarante francs… Château-Laffite 77, quarante francs…

[ 104 ]

keurfëal, au maître d’hôtel.

Hein ?


le maître d’hôtel, bas.

C’est le prix. Ici, il faut dire le prix de la bouteille…

(Keurfëal lance un regard de pitié au malheureux qui continue sa tournée d’un air penaud.

On apporte des tournedos béarnaise.)


la baronne moveyl-aaron, flairant, le nez sur la saucière, avec un sans-gêne choquant de parvenue.

Coûtez za. Che groix gueu z’est pon. Za sent pon…


keurfëal, sentant la sauce avec cette aisance d’allures qui est l’apanage des vrais grands seigneurs.

Mais… elle est tournée, cette sauce…

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le maître d’hôtel, bas à Keurfëal.

C’est eux… Chaque fois qu’on sert une béarnaise, elle tourne, rapport à leur odeur…

(Le repas continue. Le baron et son fils cherchent en vain à rendre la conversation vivante. Leurs hôtes gardent un silence méprisant.)


bobo, très amusé, ne cesse d’observer la baronne Moveyl-Aaron qui, par instinct d’économie, a absorbé successivement des arêtes de truite et des os de perdreau. On sert des asperges. Voyant le baron et son fils avaler les tiges jusqu’au bout, il ne peut retenir un avis sarcastique.

Dites donc, m’sieu…


le baron

Guoi, mon bedid ami ?


bobo

Avalez pas vos doigts avec !

[ 106 ]

(Les invités rient. Le baron, intimidé, cesse de manger. Et le repas s’achève sans un mot. Au moment des rince-bouche, on apporte des gobelets dans des bols. Keurfëal, Pursayeu, Jabote et Bobo trempent le bout de leurs ongles avec une distinction aristocratique. Les Moveyl-Aaron prennent un bain complet. À regret, la baronne Moveyl-Aaron se sépare de son eau tiède. On sort de table. Elle manœuvre de manière à demeurer la dernière, puis, vivement, saisit un bol et, toujours pour ne rien laisser perdre, en boit le contenu avec avidité. Sur le perron, café, liqueurs, cigares.)


le baron, se coiffant d’un chapeau de paille.

Vous permettez que je reste couvert… à cause du soleil ?


keurfëal, désignant narquoisement le chapeau.

C’est un panama ?

[ 107 ]

le baron

Foui.


keurfëal, cinglant.

Naturellement.

(Le baron, gêné, enlève son chapeau. Pursayeu et Jabote vont faire un tour derrière les massifs de rhododendrons.)


pursayeu

Vous vous amusez, ici ?


jabote

Je m’ cire !


pursayeu

Mais pourquoi Monsieur votre père y vient-il ?


jabote, simplement.

Parc’ que j’ vais épouser l’ jeune Gontran.

[ 108 ]

pursayeu, stupéfait.

Pas possible !


jabote

Comm’ je vous l’ dis.


pursayeu

Et M. de Keurfëal consent…


jabote

Faut bien… Le baron n’rêve que d’ ça. Il a racheté tout ’s les créances de p’pa. Faut bien consentir à c’ qu’y veut. (Mélancolique.) Mais, vrai de vrai, y a d’ quoi s’ faire des cheveux…


pursayeu

Le mariage n’aura pas lieu. Je saurai l’empêcher.


jabote

Quell’ blague !

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pursayeu

Parfaitement ! Il y a quatre ans, au conseil de révision, je faisais partie du bureau… J’ai vu le jeune Gontran… Je l’ai vu, mais ce qui peut s’appeler vu, et… (hésitant) je ne sais pas si, devant une jeune fille…


jabote

Allez, allez, n’ vous frappez pas…


pursayeu

Eh bien, il a la lèpre… le corps couvert d’écailles blanches… comme tous ses coreligionnaires… C’est bien connu… Et il n’a qu’une omoplate !…


jabote

Quelle horreur ! ! !


pursayeu

Je vais le menacer de faire passer sa caricature dans les journaux… Il craindra le [ 110 ]scandale… Il renoncera au mariage, et le vieux rendra les créances à Monsieur votre père…


jabote, lui sautant au cou.

Oh ! vous êtes un chic type ! J’ vous gobe !


pursayeu

Mam’zelle Jabote, je vous adore ! Voulez-vous être ma femme ?


jabote, souriant.

C’te question !


pursayeu

Alors je vous enlève. Fuyons.


jabote

Comment ?


pursayeu

En auto.


jabote

J’ai pas d’auto.

[ 111 ]

pursayeu

Moi non plus… Mais il y a celle des Moveyl-Aaron… Sautons dedans… (Riant.) Je la leur emprunte !


jabote

Ils nous doivent bien ça !