À la manière de…/sér1-2/La Parure
LA PARURE
avant-propos
Nul n’ignore dans quelle quotidienne intimité vécurent cinq des plus célèbres romanciers modernes : Dickens, Maupassant, Goncourt, Zola, Daudet. Ils habitaient ensemble une sorte de phalanstère, à Issy-les-Moulineaux. C’est là que furent composés d’indiscutables chefs-d’œuvre, tels que Germinal, Olivier Twist, Une Vie, Germinie Lacerteux, Sapho…
Quand mourut Maupassant, les quatre amis survivants découvrirent, en rangeant ses papiers, le plan d’une nouvelle qu’il n’avait pas eu le temps d’écrire. [ 128 ]
Voici ce plan :
Les quatre amis décidèrent d’achever la tâche interrompue et se partagèrent la besogne, Charles Dickens écrivit la première partie, [ 129 ]Edmond de Goncourt la deuxième, Émile Zola la troisième, et Alphonse Daudet la dernière.
Ce précieux monument, connu seulement de quelques érudits, se trouve à la Bibliothèque Nationale (Dépôt des Manuscrits), avec la désignation suivante : Pi R² 1416. Nous avons jugé qu’il ne devait pas rester plus longtemps inédit. [ 130 ]I
Quand bien même vous auriez une fée pour marraine et quand bien même elle vous aurait accordé de vivre deux fois aussi longtemps que le doyen d’âge de la Chambre des Communes, vous ne pourriez oublier l’aspect de Mr Loisel, à supposer que vous ayez eu l’avantage d’entrevoir seulement le quart d’une seconde ce remarquable gentleman. Jamais, que je sache, le monde entier n’a pu s’enorgueillir de posséder un clerc d’attorney dont le teint présentât plus exactement les nuances des feuilles nouvelles. La tête de Mr Loisel n’était pas arrosée fréquemment, j’imagine, car elle penchait sur l’épaule gauche avec la mélancolie résignée d’un jeune dahhia dont un garçon jardinier aurait énergiquement refusé de prendre le moindre soin. [ 131 ]Le propriétaire de cette tête portait de longs cheveux blond filasse, ce qui n’est pas très commun chez un dahlia ; mais sa redingote de lasting avait, par l’effet des ans, contracté l’apparence vénérable d’un tronc d’arbre moussu ; et quand Mr Loisel s’arrêtait quelque part, il s’arrêtait si longtemps qu’il semblait prendre racine et que l’on s’étonnait ensuite de le voir se déplanter sans dommage. En un mot, je crois que personne, à moins de s’être travesti en buisson comme les soldats de Malcolm au dernier acte de Macbeth ne pourrait offrir à l’œil de l’observateur un aspect plus strictement végétal que celui de l’honorable Mr Loisel.
S’il n’était pas insensé de dire qu’un végétal peut avoir conduit un ange devant le pasteur, je n’hésiterais pas à déclarer que Mrs Loisel était la plus délicieuse incarnation terrestre d’un des hôtes du Paradis.
D’ailleurs, Mrs Forestier, la grande amie de [ 132 ]Mrs Loisel, n’avait jamais caché à aucune personne de sa connaissance son sentiment sur ce point essentiel :
— En vérité, Maud ma chère, avait-elle coutume de dire, vous êtes délicieusement angélique, je vous assure.
Mr Loisel sans doute avait été secrètement informé d’une telle bienveillance. Aussi est-ce chez cette dame qu’il envoya Mrs Loisel le jour qu’il la vit pleurer à chaudes larmes sur un carré de bristol, à la pensée que faute d’une parure de diamants, elle ne brillerait pas de tout son céleste éclat au raout suivi de bal que le Syndic des Attorneys londoniens offrait à la corporation de ses respectables collègues.
Mrs Loisel se rendit chez Mrs Forestier.
— Je me demande, en vérité, ma chère, comment vous faites pour être toujours aussi délicieusement angélique, dit celle-ci en la voyant entrer.
— Je vous remercie, madame, vous êtes [ 133 ]bien bonne, madame, d’avoir une ausssi charitable opinion de moi, madame, répondit la jeune Mrs Loisel, toute rougissante. Le fait est que… enfin… bref… en un mot, j’aurais un service à vous demander, madame.
Dès qu’elle sut de quoi il s’agissait, Mrs Forestier pressa sa jeune amie contre son corsage débordant, puis se mit à manœuvrer intrépidement les fermetures d’un coffre gigantesque dont la porte ressemblait moins à celle d’un coffre à bijoux qu’à la porte de Newshire’s Gate[1]. Ce coffre contenait des perles, et des rubis, et des diamants, et des émeraudes, et des saphirs, et des topazes, et je ne crois pas qu’il existe dans le catalogue du plus grand joaillier de Regent Street une seule pierre dont un échantillon ne figurât pas dans le coffre de Mrs Forestier. De ce trésor de Golconde, celle-ci prit un collier de diamants dont [ 134 ]l’éclat aurait pu rendre des points à celui de la rosée matinale, et le passa au cou de Mrs Loisel :
— Et maintenant, Maud ma chère, dit-elle avec énergie, vous pouvez être sûre qu’en mettant côte à côte toutes les créatures les plus délicieusement angéliques de ce monde, ma chère, on n’en trouverait pas une qui fût aussi délicieusement angélique que vous, ma chère… [ 135 ]II
Une curiosité psychologique, ce choix d’une robe pour une femme de mœurs modestes, en qui tout à coup le froissement des popelines, les cassements vifs des satins, des failles et des tabis, les plis somptueux des ottomans, éveillent une éducation latente du luxe.
Après de longues stations entre les mains de jupières et de corsagières, jusqu’à ce que la rondeur du tissu entourât sans godage la taille guêpée, Mmeͤ Loisel se déclara satisfaite.
Le soir du bal, depuis ses cheveux auburn jusqu’au bout de ses ongles agatisés, elle était radieusement belle. Un corsage formé d’une berthe frangée d’enfilés tom-pouce écrinait les richesses de son buste. La jupe, où une ruche d’un jaune saumoné dessinait un [ 136 ]volant de biais sur le fond délicatement embrillanté d’un pasquillage d’argent, tombait jusqu’à ses pieds, chaussés de souliers noirs à la reine. Ainsi élégantisée, Mmeͤ Loisel eût tenté l’art des Latour, des Slingelandt, des Lawrence et des Rosalba Carriera ; elle possédait à la fois ce magnétisme souriant qu’exercent les adorables portraits du XVIIIͤ siècle, et cette captivance flexible qu’on voit aux Geishas d’Hokousaï et d’Outamaro.
La princesse de M… disait un jour : « Nulle part la cohésion de molécules dont est fait l’être humain ne s’agrège plus harmonieusement qu’au bal. »
En effet, ce soir-là, Mmeͤ Loisel goûta une des vanités les plus rares qui peuvent gratouiller le tréfonds de la féminité.
Lorsque, avec à son cou l’entrelacs diamanté prêté par son amie, Mmeͤ Loisel pénétra dans les salons éclairés a giorno, où déjà les [ 137 ]escarpins et les habits noirs papillonnaient autour des robes décolletées, elle eut le flatteur hommage d’une lorgnerie unanime, dont elle apprécia tout l’émotionnement. Un des phénomènes psychiques les plus remarquables que provoquent les bals chez toutes les femmes, est le jaillissement d’un besoin subit de louanges, l’exacerbation de l’orgueil, l’allumement de la chair même la plus quiète et la plus lymphatique. Avec cet excès en tout qui est leur vertu, elles acceptent les moindres courtisaneries. Toutes leur sont bonnes, comme seraient semblablement bonnes à un affamé les gelinottes de chez Véfour ou les ratatouilles de chez le gargotier du coin.
Puis ce fut, pour Mmeͤ Loisel, le bal, avec ses enlacements berceurs au rythme d’un orchestre caché derrière un bosquet de gobéas, de palmiers et d’araucarias speluncas ; avec ses flirtages furtifs, ses étreintes en gants blancs ; ses passages d’une trémulation [ 138 ]épileptoïde à un voluptueux étalement sur une causeuse capitonnée, à un badinage éventé d’une odeur d’œillet ou d’opoponax qui se mêle à l’arôme musqué de la femme ; le bal avec ses amusantes notes de clarté rose que les reflets des bougies piquent sur les épaules nues ; le bal où les teintes prismatiques des toilettes semblent décomposer la lumière en vibrances protéiformes, puis la recomposer soudain, dès que la giration des valses confond à nouveau les bleus, les jaunes, les oranges, les violets et les verts, et cela tour à tour, avec l’irisé capricieux d’un arc-en-ciel en vif-argent.
Vers quatre heures du matin, M. Loisel, qui avait dormi dans un petit salon où des maris jouaient au whist, fut réveillé par sa femme. Les bougies s’éteignaient, les bobèches éclataient, il fallait partir.
Dès qu’elle fut dehors, Mmeͤ Loisel eut l’impression cruelle d’un retour à la terrestréité. [ 139 ]Près de son mari, une espèce de désintéressement affadi et écœuré de tout lui envahissait les nerfs. Elle gisait dans un coin de la guimbarde à stores d’andrinople qui les ramenait, sans même regarder l’aurore dépliant, au-dessus de la silhouette découpée en mauve des maisons, un ciel à la Corot, où moutonnait un immense floconnement rose par-dessus les teintes nacrées du zénith. [ 140 ]III
— Nom de Dieu ! lâcha Loisel, nous voilà dans de beaux draps !
De fait, c’avait été une rude secousse lorsqu’en rentrant du bal sa femme s’était aperçue qu’elle n’avait plus la parure de Mmeͤ Forestier. Pourtant, bien sûr, elle ne l’avait pas perdue en dansant. Il fallait que cela fût tombé dans la voiture. A-t-on idée aussi de ne pas prendre le numéro d’un fiacre ! Et ils se reprochaient âprement leur commune négligence. Lui surtout ne se possédait plus. Tant d’imbécillité le rendait fou. Il jurait, tapait du pied, sacrait. Toute l’âcreté de son sang, vicié par un long atavisme bureaucratique, lui remontait soudainement à la peau, l’incendiait de rougeurs, le démangeait comme d’un minier de dartres cuisantes. [ 141 ]Ah ! il en avait eu une fichue idée, de se marier ! gueulait-il. Il pouvait dire que, depuis ce jour-là, il n’avait connu que des embêtements. Madame était coquette, elle aimait courir les fêtes, les expositions. Sans cesse, il lui fallait des cosmétiques, des robes de soie rose et des gants beurre frais. Quand on a ces goûts-là, on apporte une dot, ou alors on ne se met pas en ménage sans avoir de quoi se coller une chemise sur le dos ! Eh bien, elle était contente, à présent, elle avait ce qu’elle voulait, la sacrée dinde ! Fallait-il être assez bête, tout de même, assez cruche, pour s’en aller perdre un bijou qui valait au moins dans les quarante mille ! Ça servait à grand’chose, de pleurer, maintenant que la bêtise était faite.
Des envies le prenaient de l’empoigner, cette gueuse, comme un paquet de linge sale, et de la secouer, de la piétiner, de la lancer par la fenêtre. Ça lui apprendrait à faire des [ 142 ]esbrouffes, à vouloir éclabousser le monde, avec son luxe de catin nippée au décrochez-moi-ça !
Et il enrageait, s’étranglait dans des accès de toux. Mais il allait la mettre au pas, et plus vite que ça ! On rembourserait le bijou perdu, soit, ou on en achèterait un pareil. Il ne serait pas dit que, parce qu’on était pauvres, on se conduirait en malhonnêtes gens. Mais elle ne l’emporterait pas en Paradis !…
Et c’avait été alors, une fois les diamants remplacés, la vie des pauvres gens qui espèrent toujours en vain un peu plus de bonheur, de vérité et de justice, la vie des sans-le-sou, une vie hargneuse et mesquine, avec les courses quotidiennes au Mont-de-Piété pour y porter une paire de flambeaux, la suspension, l’armoire à glace, avec l’empêtrement des protêts, des billets à ordre, avec les éclats coléreux des encaisseurs essoufflés, [ 143 ]suants, furieux d’avoir monté vainement six étages, et qui vous retournaient les sangs à force de crier, quand ils n’exigeaient pas un acompte en nature.
Ah ! elle pouvait se vanter de connaître les hommes à présent, la petite Mmeͤ Loisel ! En avait-elle vu, de ces yeux injectés, où le seul aspect de sa jupe tendue sur ses chairs crevant de santé mettait une flamme lubrique ! En avait-elle rencontré, de ces mâles allumés dont les mains tremblantes se tendaient vers elle !
Si encore elle avait pu se ressaisir, se purifier corps et âme dans l’intimité réconfortante du foyer… Mais non… Elle était plus malheureuse que les pierres chez elle… C’est qu’il fallait ne pas être en retard, avoir achevé de préparer le manger pour quand retentirait dans l’escalier le pas lourd de l’homme assommé de fatigue et affamé d’un appétit goulu de rond-de-cuir à l’estomac aux impérieuses exigences ! Alors c’était le va-et-vient [ 144 ]de la lavette visqueuse entre l’eau grasse d’une terrine et la vaisselle encroûtée d’un reste de lapin séché ; c’étaient les borborygmes de l’évier par le trou duquel montaient, comme d’une bouche pourrie, des relents d’aigre fétidité. C’était, le long des marches crasseuses, la descente des ordures charriées dans une boîte de métal dont les angles lui blessaient les cuisses. Et de chaque palier dévalait chaque jour un tel torrent de gros mots, d’épluchures, de détritus, une telle débâcle d’immondices, que cela remontait parfois comme une régurgitation formidable, comme une éructation géante d’infamie, comme une immense marée, toujours élargie, coulait jusqu’à ses pieds, la flagellait, la suffoquait, l’engloutissait enfin dans l’explosion d’un égout qui crève et dont la coulée monstrueuse voudrait empoisonner la terre. [ 145 ]
IV
Et combien croyez-vous que dura cette vie-là ?
Dix ans, mon bon monsieur, dix ans d’abnégation et de martyre ! La grande route parisienne a parfois de singuliers tournants. Ces pauvres Loisel étaient montés au sommet du bonheur, et puis crac ! la dégringolade, comme dans ces montagnes russes foraines où la glissade vertigineuse vous chavire les prunelles et vous met une angoisse au creux de l’estomac.
Pourtant, au bout de dix ans, voilà qu’ils ont tout payé, tout remboursé. Ah ! cela n’a pas été commode ! Et Mmeͤ Loisel a eu plus d’une fois des idées noires. Mais bah ! quand il en vient papillonner autour de vous, on n’a qu’à se secouer, on va faire un tour, et le [ 146 ]soleil vous a bien vite déplissé le front, comme il déplisse les jeunes feuilles des marronniers.
Justement ce jour-là — oh ! l’exquis après-midi de printemps parisien, avec sa tendresse dans l’air, sa lumière blonde, ses vols de pierrots et, le long des Champs-Élysées, sa file d’équipages fringants dont les harnais étincellent ! — ce jour-là, Mmeͤ Loisel est assise auprès de son mari sur une petite chaise de fer. Pour ses deux sous, elle aura trois heures de spectacle, et ce bonheur qui passe lui mettra dans l’âme un peu de griserie.
Mais la voilà dressée, toute pâle. Jeanne Forestier, ce n’est pas possible !… Et pourtant oui, c’est bien elle.
— Bonjour… Vous ne me reconnaissez donc pas ?
Non, Mmeͤ Forestier ne la reconnaît pas. À travers son face-à-main d’écaille, elle regarde avec étonnement cette étrangère. [ 147 ]
— Mathilde… Je suis Mathilde… Mathilde Loisel.
Elle n’a pas l’air enchantée de la rencontre, Mmeͤ Forestier ; pourtant elle fait bon visage.
— Mathilde !… Comme tu es changée !… Qu’est-ce que tu es donc devenue depuis si longtemps ?
Ce qu’elle est devenue ? Ah ! ce n’est pas bien gai !… Et la voilà qui commence à raconter sa vie médiocre et nécessiteuse… Dire que tout ça, c’est à propos de ce bal !…
Mmeͤ Forestier ne comprend pas. De quel bal veut-elle donc parler ?
— Tu sais bien ; ce bal pour lequel tu m’as prêté une parure. J’ai eu le malheur de la perdre. Et celle que je t’ai rendue, je l’avais achetée… Quarante mille francs… Et depuis ce temps-là…
Cette fois, Mmeͤ Forestier a compris. Bouleversée, elle prend les mains de son amie. [ 148 ]
— Quarante mille francs !… Mais ma pauvre Mathilde !… la parure que je t’avais prêtée était fausse. Elle valait au plus cinq cents francs !…
Aussitôt, voilà cette petite folle de Mmeͤ Loisel — fi donc ! une personne rangée comme elle, et si bien vue dans le quartier ! — qui se met à sauter en l’air et à battre des mains.
— Isidore ! Isidore ! Nous sommes riches !
C’est que la dure existence lui a donné l’habitude de compter. Elle calcule… Mmeͤ Forestier a reçu trente-neuf mille cinq cents francs de trop. Elle les rendra. Cette épargne involontaire, et qu’ils n’auraient jamais eu la patience de former, c’est comme une fortune qui leur tombe du ciel.
Et voulez-vous connaître à présent la fin de l’histoire ? Allez vous promener un dimanche dans cet adorable coin de banlieue dont la verdure s’étend de Ris-Orangis à Champrosay. [ 149 ]Vous verrez là, au bord de la Seine, une maisonnette rose à volets verts… Il y a des glycines autour de la grille, et sur la pelouse une boule d’argent qui reflète en les déformant les massifs de balsamines et de géraniums. Mais la porte s’ouvre. Voici les propriétaires : lui, coiffé d’un yokohama, porte une longue canne à pêche ; elle, un pliant sous le bras, tient en laisse un petit chien frisé. Vous les avez reconnus : ce sont les Loisel. Et vous pourrez lire, en grandes lettres, sur la plaque émaillée dont s’orne l’entrée, l’inscription suivante :
CHALET
LA PARURE
- ↑ Prison des environs de Londres.