À la manière de…/sér1-2/Au restaurant

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À la manière de…  (1921)  by Paul Reboux & Charles Müller
BERNARD (Tristan)
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AU RESTAURANT

 

Daniel Henry jugea qu’il était temps de dîner s’il voulait prendre le train de 9 h. 34 à la gare du Nord. À travers l’étoffe du gilet, il tâta la grande pièce de cinq francs et le disque minuscule des dix francs qu’il avait serrés là, au départ. Cette somme ne lui permettait pas d’affronter des grands restaurants. Pourtant, il s’imagina, pendant quelques minutes, attablé parmi des jeunes femmes étincelantes, et dictant des menus de milliardaire.

Il entra chez Pousset, et se dirigea vers quelques tables qui étaient libres contre les glaces de la devanture, quand un garçon l’arrêta : [ 206 ]

— C’est retenu, monsieur.

Il s’éloigna de ces tables, en feignant beaucoup d’indifférence. Toutefois, il les désirait immodérément depuis qu’elles lui étaient interdites.

Daniel s’installa dans une petite salle du fond, surveillée par un maître d’hôtel carré d’épaules et très brun, qui portait la mouche et la moustache. Il gouvernait avec énergie la troupe des garçons et, parmi le brouhaha, le fracas des assiettes et des couverts, lançait, comme des commandements militaires, des noms de comestibles.

À son approche, Daniel eut une angoisse. Saurait-il résister aux propositions autoritaires de ce personnage ? Invoquer un régime peut-être, pour se préserver des plats trop coûteux… Mais il ne serait pas « reconnu malade ». Enfin, prenant la carte tendue, il feignit de méditer des combinaisons gastronomiques, dans le dessein de gagner du temps. [ 207 ]

— Une douzaine d’huîtres, pour commencer ? fit impérieusement le maître d’hôtel.

Daniel prit l’air excédé du monsieur qui se serait saturé d’huîtres pendant tout l’hiver. À la vérité, il n’en avait mangé que trois fois : au jour de l’an, chez l’oncle Émile, à déjeuner, chez les Voraud, enfin, en soupant avec son ami Julius. Il consulta fiévreusement la liste des potages, et désigna la croûte au pot, dont l’appellation ménagère ne l’intimidait point.

L’autre changea ses positions et renouvela l’attaque par une fusillade ininterrompue :

— Alors un poisson ?… Sole Colbert ? Filet de rouget provençale ? Saumon en glace ?

Pour ne pas infliger à cet homme érudit l’affront de l’indifférence, Daniel demanda :

— Qu’est-ce qu’un saumon en glace ?

— Une tranche de saumon prise dans une gelée aux aromates et servie avec une sauce de moules et de crevettes. [ 208 ]

Les moules inspiraient à Daniel de la méfiance, et les crevettes lui donnaient l’urticaire. Mais comment se dérober, après tant d’explications ?

Il fut sauvé par l’arrivée d’un couple élégant, vers lequel le maître d’hôtel tourna ses batteries, en abandonnant, d’un geste négligent, aux offices d’un garçon ce client trop chipotier.

Daniel se dépécha de commander de suite une tranche de rosbif, une aubergine farcie et un pot de crème au caramel, en affectant, devant le garçon neutre et poupin, un air de compétence pour racheter à ses propres yeux son trouble récent.

Ce fut ensuite le sommelier, l’homme des caves, dont le tablier noir faisait paraître plus livide encore le teint couleur de champignon de couche.

— De l’eau de Saint-Galmier, fit Daniel.

— Encore une grenouille, pensa le [ 209 ]sommelier, en retournant avec tristesse vers ses trésors démodés.

Après le repas, définitivement assuré qu’il n’aurait plus à subir d’interrogations, lesté par la nourriture, Daniel se leva, le cigare aux lèvres. Il répondit d’un petit signe de tête au bonjour du garçon, feignit de ne pas voir le maître d’hôtel martial, et envoya un « bonsoir » plein de cordialité au chasseur qui lui ouvrait la porte avec indifférence.

Sur le boulevard, il afficha, par toute sa personne, une béatitude supérieure. Comme des demoiselles peintes lui souriaient au passage, il leur lança des coups d’œil d’intelligence, bien qu’il n’eût dans l’esprit aucune intention de débauche.