À la manière de…/sér1-2/Courrier de l’Au-Delà

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À la manière de…  (1921)  by Paul Reboux & Charles Müller
LA ROCHEFOUCAULD
[ 213 ]
Monsieur,

Je reçus, l’autre matin, certain petit paquet que je défis, et qui était un livre imprimé chez Barbin, où je vis que mon nom s’étalait tout au long sur la première page. J’eus d’abord quelque surprise, d’autant que le paquet avait mis deux siècles et demi à me toucher. Mais, à la réflexion, cela n’est point surprenant, m’étant retiré du monde et fixé pour le présent aux Champs-Élysées.

J’eus la curiosité de lire cet ouvrage, et je demeure encore confondu du degré d’audace où se peut porter le zèle d’un faussaire. Vous saurez que jadis, par manière de passer le temps et pour ce que j’étais empêché par [ 214 ]l’infirmité de mes yeux d’aller aux armées, et ne me souciais point de faire le gracieux à la cour, il me prit fantaisie de composer quelques maximes. Je n’imaginais point qu’elles dussent plaire et je les mis au cabinet. Je ne sais comment il se fit, mais elles ont trouvé grâce aux yeux d’un compilateur, et qui n’a point borné sa malice à usurper mes écrits, s’étant mêlé d’y reprendre, d’y ôter et d’y remettre au gré de son humeur. Je ne puis tenir à cela. Il faut le confondre. Le moyen de ne pas perdre patience avec un tel imposteur !

Vous saurez donc, pour le bref, qu’il n’est rien qui soit moins véridique que ce libelle. Jamais je ne me fusse aventuré à proposer certaines sentences comme il s’en peut découvrir là à la rencontre. C’est bonnement le contraire que j’avais écrit, et le traître me fait parler tout au rebours de mon sentiment. Mais ne laissons point de citer quelques exemples. Voici ce qu’il publie : [ 215 ]

« C’est une grande folie de vouloir être sage tout seul.

Dans les premières passions, les femmes aiment l’amant ; dans les autres elles aiment l’amour.

Il y a de bons mariages, mais il n’y en a point de délicieux.

L’orgueil ne veut pas devoir, et l’amour-propre ne veut pas payer.

Il est aussi ordinaire de voir changer les goûts qu’il est extraordinaire de voir changer les inclinations.

[ 216 ]

Il n’y a que ceux qui sont méprisables qui craignent d’être méprisés.

La fortune fait paraître nos vertus et nos vices comme la lumière fait paraître les objets.

Un sot n’a pas assez d’étoffe pour être bon.

Nous promettons selon nos espérances, et nous tenons selon nos craintes.

Ceux qui s’appliquent trop aux petites choses deviennent ordinairement incapables des grandes.

[ 217 ]

On s’ennuie presque toujours avec ceux que l’on ennuie.

Le travail du corps délivre des peines de l’esprit, et c’est ce qui rend les pauvres heureux.

Qu’une femme est à plaindre lorsqu’elle a tout ensemble de l’amour et de la vertu ! »

Et voici ce que j’avais écrit :

« C’est une grande sagesse de vouloir être sage tout seul.

Dans les premières passions, les femmes aiment l’amour ; et dans les autres, elles aiment l’amant.

[ 218 ]

Il y a de délicieux mariages, mais il n’y en a point de bons.

L’amour-propre ne veut pas devoir, et l’orgueil ne veut pas payer.

II est aussi ordinaire de voir changer les inclinations qu’il est extraordinaire de voir changer les goûts.

Il n’y a que ceux qui sont méprisables qui ne craignent pas d’être méprisés.

La fortune obscurcit nos vertus et nos vices, comme l’ombre obscurcit les objets.

Un sot a toujours assez d’étoffe pour être bon.

[ 219 ]

Nous promettons selon nos craintes, et nous tenons selon nos espérances.

Ceux qui ne s’appliquent pas aux petites choses deviennent ordinairement incapables des grandes.

On s’ennuie presque toujours avec ceux que l’on amuse.

Le travail du corps augmente les peines de l’esprit, et c’est cela qui rend les pauvres malheureux.

Qu’une femme est heureuse lorsqu’elle a tout ensemble de l’amour et de la vertu ! »

[ 220 ]

De vrai, je ne doute pas qu’il vous paraisse un peu bien oiseux de décider lequel est le bon de l’un ou de l’autre. C’est chose plaisante, en effet, que cette étrange assurance des philosophes qui les persuade de nous donner comme absolues des maximes qui se peuvent renverser à la manière du sablier de Saturne et dont il ne reste non plus rien où ils croyaient avoir mis force vérités. Mais il y va de mon crédit chez la postérité, où il m’est venu qu’il en est encore qui portent mon nom et qui en illustrent leurs écrits, de faire éclater aux yeux l’extrême de ce subterfuge.

S’il vous plaît d’accorder à ce démêlé tant d’honneur que d’en donner la relation dans votre gazette des Lettres, je m’en tiendrai, monsieur, pour votre très obligé.