Jump to content

À la manière de…/sér1-2/L’Omelette aux Confitures

From Wikisource
[ 223 ]
 

L’OMELETTE AUX CONFITURES

 

L’Angelus de midi a sonné depuis plus d’une demi-heure, et l’abbé Saurien n’est pas rentré. Dans la cuisine du presbytère, la vieille Palmyre ronchonne devant son fourneau. Déjà l’entrecôte n’est plus qu’une bidoche carbonisée, et les haricots verts racornis commencent à puer le roussi.

Soudain, par l’entre-bâillement de la porte, la tête rougeaude de l’abbé Saurien crie :

— Palmyre, j’ai ramené M. Durtal pour déjeuner. Vous ajouterez une omelette aux confitures.

Tandis que, dans la salle à manger voisine, les fourchettes cliquettent et que les couteaux crissent sur les assiettes, la maritorne [ 224 ]commence, tout en maugréant. Elle saisit six œufs, pollués de fiente, et les fracture, avec la rudesse d’un Templier fracassant des crânes rasés d’infidèles. Chaque coque, ainsi qu’un nez d’enrhumé, laisse couler de longs filets glaireux, et, près des jaunes qui patientent dans un bol, cette morve emplit le fond d’une terrine. La mégère, armée d’une fourchette, flagelle la gelée tremblotante qui se crible de bulles, blanchit et monte. Furieusement, elle s’escrime ; elle rugit ; la sueur vernisse sa face congestionnée et coule des mèches vermiculées qui ballottent sur son front.

Maintenant la terrine redonde de mousse, telle qu’une écuelle de barbier. Les jaunes y sont précipités. Ils tachent de cérumen la masse cotonneuse, et lui donnent l’aspect d’une boule d’ouate retirée de quelque géante oreille.

Dans la poêle, cependant, le beurre fondu crachote et pète. La mixture triturée y culbute [ 225 ]pour un moment ; son grésillement s’achève sur un plat de vieux Strasbourg craquelé, où des roses violâtres s’accouplent à des feuillages d’un vert acide. Alors, la souillon happe un pot de confitures ; à l’éclat des ors, des ambres, des orpiments, des chromes opulents et des cadmiums fougueux, la gelée de groseilles vient ajouter la véhémence redoutable des laques carminées et la fanfare des garances.

Mais ce n’est pas tout. Pour croisillonner de caramel l’omelette enfarinée de sucre, la virago brandit une tige de métal rougie au feu, et la lui applique sur la panse avec une férocité de tortionnaire. Enfin, elle se rue vers la salle à manger emportant sa victime fumante, dont la fente lippue bave du rouge et du jaune comme un abcès crevé.