Page:Labi 1998.djvu/63

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ça, elle était sauvage! Alors, quelques années plus tard, la caravane de sauvages est repassée, et ils ont crié: «Nicole,Nicole, ta mère te sonne!» Ça c’est l’italien [la langue] qui dit comme ça. La jeune fille a quitté ses moutons et elle est repartie avec eux. Le nom de Pra Nicolo [Pré Nicole] est resté à un pré. Il paraît qu’ils s’arrêtaient pas ces sauvages, ils filaient, ils filaient, surtout quand ils voyaient quelqu’un. On les appelait aussi les anachorètes, parce qu’ils couraient, ils ne s’arrêtaient pas. (Félix Berthalon, 77 ans, protestant. Les Viollins, Fressinières, Hautes-Alpes, 1962)

[La bande de sauvages] Mon grand-père était allé chercher du foin derrière le village des Mensals. C’était tout travaillé ... Et il ne trouvait personne pour lui aider à charger. Alors il a vu passer une bande de sauvages sur la route. Ils étaient pieds nus, tête nue, les cheveux qui arrivaient peut-être aux talons. Ils étaient sept qui étaient tous les sept de file. Il a pris le premier et lui a dit: «Vous pourriez pas m’aider à charger?» - on dit, sur la montagne, qu’on ne peut pas refuser, ce serait votre plus gros ennemi, qu’il ne peut pas refuser. Il ne lui a pas répondu [ce sauvage], il l’a laissé en peine. Moi, je l’ai toujours entendu dire comme ça; moi, je le dis d’après les anciens. Il les a pris tous les sept [les uns après les autres] et le dernier a été obligé de l’aider. Il faut être deux pour charger le foin, vous comprenez? Le dernier l’a aidé et il lui a dit: «Vous me faites perdre ma compagnie pour sept ans.» Alors mon grand-père lui a garni sa besace et lui a fait garder ses brebis. Cet homme [le sauvage], qui s’appelait Nicole, ne gardait que la nuit. Il ne voulait pas garder avec les autres, pardi! quand les autres les rentraient [leurs brebis], lui sortait les siennes. Il gardait toute la nuit. Derrière le village des Mensals, il y a un pré qu’on appelle le Pra de Nicole; c’est peut-être là qu’il gardait. Au bout de sept ans ses camarades ont repassé. Ils venaient d’en bas et montaient du côté de Dormillouse, du col d’Orcières. Et un des sauvages, qui devait être son père, a crié à quelques mètres des maisons: «Nicole, Nicole, ton père te sonne!» Quand il a entendu ça, il a laissé la besace, le bâton et le manteau et il a filé avec eux ... C’étaient que des hommes, mon pauvre grand-père le disait bien, c’étaient des bandes qui partaient comme ça pour trouver fortune. On menait [emmenait] pas la femme. (Mme Adèle Michel, 80 ans, protestante, née aux Mensals, Les Roberts, Fressinières, Hautes-Alpes, 1962)

Nous n’insisterons pas sur les similitudes et les différences qui font des objets de la tradition orale des mémoires vivantes, tout à la fois variantes et invariantes en un même lieu comme peut l’être une plante, soit la vie. La théorie des sauvages s’étire jusqu’à comprendre une bande d’italiens. La rencontre se passe au temps de la fenaison au-dessus des Mensals. Et c’est un récit authentifié par le témoin direct de cette rencontre et de l’expérience qui s’ensuit, le grand-père ou le nommé Pavie. Enfin le récit légendaire s’ancre dans un toponyme au nom de l’être sauvage passé et reparti. Nicole est ici un des nombreux noms de ces êtres sauvages autant féminins que masculins, et ceci sans qu’il y ait la moindre contradiction entre l’absence des femmes (épouses) dans ces bandes de braccianti, et la présence de la fille d’un père sauvage, pas plus que s’il s’agissait de l’enfant d’une fée.

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ABRY ET JOISTEN: DE LA MIGRANCE A L'ERRANCE