À la manière de…/sér1-2/Les Quatre Aumônes
LES QUATRE AUMÔNES
Ce fut bref et touchant comme d’y penser plus tard. Eugénie Molosse, qui ne pouvait pas toujours marcher dans de la peine, s’était assise sur un pauvre banc banal du boulevard qui lui faisait du mal à ses fesses, maigres d’un quarteron de semaines de jeûne. Et alors Pierre Capon l’aborda. Il lui fit un pauvre salut d’homme qui sait la misère. La pauvreté est méfiante, car on ne sait pas quoi faire avec son cœur. Pourtant elle dit tout de suite, en lui présentant un sourire :
— Je m’appelle Louise ; je m’appelle encore Marie ; mais mon nom est Eugénie Molosse.
Pierre Capon comprit qu’elle avait été servante.
Elle lui dit son affligeance ! Ah ! pourquoi le [ 234 ]sort ne nourrit-il pas les siens !… Les portes s’étaient refermées pour elle à cause de ses yeux inégaux et des polypes qui lui faisaient parler du nez et de son odeur de rousse.
Pierre connaissait un restaurant bon marché, et alors ce fut autour d’eux du graillon, mais aussi de la pitance. Eugénie sentait ça lui descendre dans les genoux. Elle mangeait si vite que c’est pour ça, mon Dieu, qu’elle était née. Elle avait un hachoir dans sa tête et un creuset dans son estomac.
Il s’emplissait de son appétit et ses yeux étaient comme deux cœurs qui la regardaient. Mais il pensait :
— Et moi, est-ce que je ne vais pas aussi donner à manger à son rêve ?...
Et il l’emmena par les rues, portant sa tête et suivant sa pente. Eugénie parlait comme les riches qui dépensent tout leur argent et qui savent qu’ils en ont d’autre encore après.
— C’est dur. On perd la vérité. On a le [ 235 ]sang comme ça. J’étais assise dans du chagrin parce que les gens voient ce qui se passe sous ma robe. Je ne suis pas celle qui chauffera leurs yeux.
— Et à l’hôpital ?
— Ils m’ont dit : « On ne peut pas faire un certificat pour de la pitié ! Si vous êtes malade, il y aura la visite, qui décide de tout. » Mais moi, je me suis dit : la misère n’est pas une maladie.
Pierre s’occupait d’une idée à lui qui partait de sa tête pour se planter dans son cœur. Ils montèrent l’escalier, dont chaque marche exhaussait son devoir. Ils se donnaient la main comme la solution d’un problème. Ensuite, il y eut la porte qui s’ouvrit, puis une petite chambre avec le fauteuil où sont les taches, et une pauvre toilette où est situé le pot à eau trapu avec la serviette de célibataire qui sent l’aigre.
Dans cette chambre, Pierre s’approcha [ 236 ]d’Eugénie Molosse. Il se l’appliqua sur l’âme, sur les joues, se l’attacha à la peau, se boucha le corps avec cette petite chose. Enfin il l’ombragea. Ils contruisirent dans le ciel, et la colombe roucoulante du Saint-Esprit descendit sur leurs prunelles qu’ils se lançaient l’un à l’autre.
Et maintenant qu’Eugénie, partie, est remplacée par de l’air et du souvenir, Pierre mange à son tour. Il fait bouillir deux pauvres œufs à la coque sur sa lampe à alcool, et il pense :
— Il faut aimer les femmes parce qu’elles sont sans gouvernail. Je lui ai donné de la conversation. Je lui ai donné de quoi remplir ses dents et son ventre. Je lui ai donné l’étreinte. Et comme je suis pourri, je lui ai donné ma pauvre syphilis. Ça va prendre sur sa misère comme les vers sur une viande d’orage. Enfin elle pourra rentrer à l’hôpital et faire sa vie dans du blanc et des soupes à sa faim. J’ai sauvé un être, j’ai sauvé un être !