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À la manière de…/sér1-2/La fête de Gentiane

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LA FÊTE DE GENTIANE

 

Gentiane Rasurel considère les préparatifs du five-o’clock qu’elle doit offrir cet après-midi à ses amies. Dans le salon-salle à manger de l’appartement clair et simplet qu’elle habite, rue Mouillou, près du Jardin des Plantes, la table est dressée déjà : des petits beurres, des olibets, des macarons. Auprès, un baba au rhum et des cigarettes, pour Lucia Vendangeur, qui ne déteste pas l’alcool et le tabac.

Gentiane lève les yeux vers la muraille, tapissée avec goût d’un papier de style moderne, et où des Vierges préraphaélites, encadrées de baguettes blanches, alternent avec des brevets sous verre, des gravures de [ 64 ]modes, et des vues de Port-Royal. Sur un guéridon, la machine à écrire est recouverte d’une housse brodée et coquettement agrémentée de nœuds roses. Ce n’est point pour dissimuler cet accessoire de travail que Gentiane l’a ainsi déguisé. Elle ne tait pas sa vie laborieuse, et s’honore de montrer qu’on peut être à la fois un être de séduction et un être d’effort.

On sonna. C’était Mmeͤ d’Elminthe.

Les deux amies se serrèrent vigoureusement la main.

Mmeͤ d’Elminthe était la directrice de La Femme Virile, grande revue philosophique et mondaine universellement connue dans les quartiers de la rive gauche, et dont Gentiane était une des plus brillantes rédactrices.

— N’oubliez pas de m’envoyer votre « papier », ma chère amie, fit Mmeͤ d’Elminthe à Gentiane qui s’avançait, une tasse de thé à la main. Pour mercredi au plus tard. [ 65 ]

— Soyez tranquille… Lait ou citron ?… Faut-il vous faire un « topo » explicatif sur l’actualité de l’article ?…

— Non. La secrétaire de la rédaction fera le « chapeau » elle-même. Un nuage de lait… Merci.

— Et surtout… Deux morceaux de sucre ?… Surtout, qu’on me fournisse des épreuves ! La dernière fois… Une tranche de baba ?… C’était plein de « coquilles ». Il y avait même un « mastic ». Si vous vouliez être tout à fait gentille… Préférez-vous des petits beurres ?… Vous me feriez avoir les « morasses »…

— Entendu… Mais causons un peu de vous, chère amie, fit Mmeͤ d’Elminthe. Comment vont vos bébés ?

— Très bien, répondit la jeune fille. Gentiane Rasurel avait l’âme trop loyale et trop haute pour ne pas conformer sa vie à sa doctrine. Fervente adepte de l’indépendance [ 66 ]du cœur, elle avait noblement prêché d’exemple chaque fois qu’une grande passion l’émouvait. Par un de ces soirs où le printemps creuse en nous comme un vaste abîme indicible, elle avait fait la rencontre d’un Inconnu, disparu dès le lendemain. Depuis, elle le cherchait avec un insatiable appétit de fidélité. Elle avait cru le rejoindre en la personne d’un jeune homme mystique, Éliacin du Bocage ; puis en celle d’un ingénieur des Arts et Manufactures, dont les yeux se mouillaient de tendresse derrière le cristal du binocle. Mais elle n’avait retrouvé qu’épars et amoindris en eux les mérites si admirablement groupés en faisceau chez l’Inconnu. Alors Gentiane Rasurel avait reçu les confidences d’un chef de rayon au magasin du Pauvre Jacques. Depuis quelques mois, il incarnait le cher fantôme qu’elle poursuivait en vain. Elle avait pris de lui le goût vivifiant des sports, et s’était efforcée, en retour, de lui dévoiler les [ 67 ]splendeurs mystérieuses du Beau. Ensemble, ils avaient visité à bicyclette les châteaux de la Loire.

Ces multiples expériences avaient chacune porté leur fruit. Et, par moments, on entendait à travers la porte de frais rires d’enfant.

Mais une voix mâle, dans le vestibule, signalait l’arrivée de Lucia Vendangeur. C’était une originale. Elle entra sans formule de politesse et s’en fut droit vers les cigarettes et le rhum.

Après elle, pénétra tout un groupe de jeunes femmes, aux jupes froufroutantes, au visage pensif.

— Eh bien, fit Mmeͤ d’Elminthe, il me semble que maintenant nous sommes au complet. Le moment est venu…

Dans le grand silence qui suivit cette parole, elle tira de sa poche un petit écrin, et s’approcha de Gentiane.

— Ma chère amie, fit-elle d’une voix émue, [ 68 ]je viens, au nom de toute la rédaction de La Femme Virile, vous apporter ce modeste gage de l’amitié que toutes nous vous portons d’un cœur égal.

Mollement couché sur le capiton crème de l’écrin, un stylographe d’or orné d’un chiffre en diamants — G. R. les initiales de Gentiane Rasurel — luisait avec douceur.

Gentiane était debout, muette ; ses yeux s’emplissaient de larmes. Un sanglot l’étouffait. Elle dut s’appuyer à la table pour ne pas tomber.

— Je rêve, je deviens folle… Ce n’est pas possible…, balbutiait-elle.

— Nous avons choisi, fit Mmeͤ d’Elminthe, très émue elle-même, ce qui pouvait le mieux symboliser l’admirable collaboratrice que nous aimons en vous.

Elle lui donna l’accolade. Puis, à tour de rôle, les assistantes s’approchèrent, toutes pénétrées d’un sincère attendrissement. [ 69 ]

Dès qu’elle se retrouva seule, Gentiane voulut éprouver l’instrument. Elle le remplit d’encre violette, et le fit courir en tête d’une grande feuille blanche pour commencer le premier chapitre d’une étude sur le rôle philosophique de la femme en amour, dont l’idée lui venait tout à coup.

Mais le précieux tube laissait fuser un peu d’encre qui violaçait déjà par endroits les doigts effilés de Gentiane.

Alors, elle se leva et se dirigea vers la fenêtre, qu’elle ouvrit.

Appuyée contre la balustrade, Gentiane contemplait la splendeur du coucher du soleil. L’horizon était comme noyé de pourpre et d’or. Un immense éventail de feu déployait ses branches au-dessus du dôme des Invalides dont il semblait sortir, comme ces éventails de cotillon qui sortent d’une boule. Tout le zénith était d’un vert adorable de turquoise mourante. Puis le soleil fut vaincu par la nuit et [ 70 ]disparut dans un linceul de crêpe de Chine gris. Gentiane était immobile. On l’eût dite morte, si la brise du soir n’avait pas fait palpiter par moments son tea-gown de mousseline. Et Gentiane demeura longtemps, longtemps accoudée à sa fenêtre, le petit doigt taché d’encre contre la tempe, les yeux perdus dans l’infini, absorbée par son rêve d’avenir et d’amour.