Page:Labi 2009.djvu/146

From Wikisource
Jump to navigation Jump to search
This page has not been proofread.

élites locales dans le marché parallèle, du moins peut-on deviner, derrière ces formes de «patronage», des modes originaux de résistance à un Etat de plus en plus présent sur le terrain par le biais des greniers à sel et des brigades - et qui dénonce régulièrement par ailleurs le rôle joué par certains privilégiés dans la protection des contrebandiers.

L’attitude de la justice elle-même est finalement assez ambiguë. S’il ne ressort du corpus étudié ici aucun cas de corruption, pourtant souvent constatée ailleurs chez les «gabelous»,[60] le montant des amendes infligées - en-dehors des cas de clémence déjà évoqués - est loin d’être toujours conforme aux règlements et proportionnel à l’infraction commise. Antoine Rapin, réputé «faussonier a porte col» pour seulement 9 livres de sel, est par exemple condamné à une amende de 200 livres tandis qu’Arnoux Guion, pris avec 21 livres, n’écope que de 100 livres et que Pierre Mercier, arrêté avec 43 livres, voit son amende modérée à 60 livres sans plus de précisions.[61] L’objectif de la ferme est-il ici davantage d’affirmer la nécessité de la levée de l’impôt indirect plutôt que d’entraver totalement ces trafics,[62] ce qui expliquerait le caractère plus pédagogique que punitif de certaines sentences et une forme de tolérance relative à l’égard de certains illégalismes? D’autres cas de figure témoignent quant à eux clairement de l’ambivalence des fermiers et des autorités qui tolèrent le faux-saunage pratiqué quasi ouvertement et de façon massive par les bergers de Provence, leurs troupeaux comptant chacun plusieurs milliers de bêtes. Le risque est en effet trop grand de voir ces «bayles», dont la présence estivale sur les pâturages du Haut-Dauphiné est essentielle à l’économie des communautés qui leur louent les alpages, préférer ceux de Piémont.[63]


Phénomène extrêmement diffus, d’autant plus difficile à appréhender qu’il cherche par nature à ne pas laisser de traces, le faux-saunage paraît en définitive impliquer directement ou indirectement une bonne partie des villageois du Haut-Dauphiné. Si l’exploitation des archives judiciaires trouve ici ses limites en termes de quantification précise du phénomène, elle a néanmoins permis de dégager des logiques. Loin d’être exclusivement le fait des plus pauvres et de se réduire à une sorte d’illégalité de la misère, le faux-saunage apparaît au contraire comme une composante parmi d’autres de stratégies pluriactives et comme une manière originale, pour les habitants des hautes vallées, de s’insérer dans le marché, en jouant sur les fragmentations de l’espace fiscal

et en utilisant comme une ressource[64] les frontières intérieures dessinées par

160
Histoire des Alpes - Storia delle Alpi - Geschichte der Alpen 2009/14