Page:Labi 1998.djvu/49

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l'État moderne qui reste myope si elle se limite aux seules instances centrales et leurs agents.[11]

2. Même si l’on démontre la part jouée par des acteurs locaux, il y a dans cette perspective focalisée sur la formation de l’État encore des éléments d’une téléologie implicite dans la mesure où l’on est tenté d’interpréter le processus depuis son «aboutissement». Ainsi, parler pour l’Andalousie médiévale de «frontières» et «micro-frontières»,[12] présuppose l’existence d’un système territorial-étatique. La manière de parler fait encore écho de la distinction du géographe allemand Friedrich Ratzel, toujours présent dans les modélisations géopolitiques actuelles, entre les frontières extérieures et intérieures. Pour Ratzel aussi, la périphérie est dans ce système relationnel un élément particulièrement significatif. On trouve chez lui la distinction entre une zone frontalière et la frontière linéaire qui aura la vie longue en histoire et dans les sciences sociales. L’existence d’une zone frontalière plus ou moins épaisse est pour Ratzel la réalité (Wirklichkeit) de la frontière. En revanche, la frontière linéaire ne serait qu’une abstraction, une ligne entre deux points - des places fortes - qui traduirait plutôt un contrôle étatique incertain, réalisé seulement dans un passé assez récent.[13]

On trouve l’idée d’une évolution à l’époque moderne en Europe d’une zone frontalière assez floue vers des tracés linéaires des frontières entre États non seulement chez Lucien Febvre, mais plus récemment encore dans des recherches sur la frontière franco-espagnole ainsi que dans l’analyse de la notion médiévale de frontière dans le Saint-Empire.[14] Et elle reste toujours présente dans les travaux récents d’anthropologues qui par ailleurs mettent en question l’idée reçue que l’homme serait par nature un «animal territorial».[15] Or en réalité, il y a pendant l’époque médiévale une coexistence entre des conceptions linéaires et zonales de la frontière[16] ainsi que celle corrélative entre des rapports personnalisés du pouvoir et la notion de territoire.[17] L’idée d’une évolution chronologique traduit plutôt un effort de modélisation de la formation de l’État moderne et une limitation implicite de l’échelle d’observation au centre qui aurait déterminé ce processus historique.

La linéarité de la frontière s’impose d’abord au niveau de la théorie: selon les historiens du droit, le passage à la modernité se traduit par une transformation de l’ancienne notion du territoire, fondée essentiellement sur la juridiction, dans une notion moderne basée sur la souveraineté.[18] Cette transformation correspond en fait au transfert du thème de la frontière du

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KAISER: PENSER LA FRONTIÉRE