Page:Labi 1998.djvu/54

From Wikisource
Jump to navigation Jump to search
This page has not been proofread.

cité avec une ou plusieurs puissances;[41] la répression sévère et le regard complaisant sur la contrebande ne sont que les deux faces de la médaille. Même l’image d’une confrontation sans merci, d’une frontière absolue et étanche comme celle avec l’«infidèle» ne sert souvent que d’écran pour un commerce intense, assuré il est vrai par des «gens de la frontière» agissant en complicité avec un État. On a vu que les limites multiples dans un voisinage ancien et familier peuvent se transformer et se charger d’un sens nouveau qui contribue à transformer les limites en frontières nationales. Mais on peut trouver aussi le cas inverse où une frontière apparemment absolue est démultipliée en pratique dans des formes assez souples de cohabitation hostile.

5. L’analyse des usages et des pratiques sociales de la frontière devrait immuniser contre une lecture simpliste. Elle invite à varier l’échelle et à rester attentif aux intérêts et forces divergents qui interviennent dans la création et le façonnement de la frontière conçue comme un champ d’action. Dans la tradition européenne, la territorialité est conçue comme une constante anthropologique. La frontière étatique renvoie à une genèse dont l’origine pour le droit naturel serait, selon John Locke, la délimitation de la propriété privée. Si la frontière ne désigne pas comme chez Frederick J. Turner clairement un clivage entre civilisation et vie primitive, la description des formes de territorialité (en géographie et dans les sciences naturelles) garde souvent un schéma évolutionniste qui rapproche niveau culturel et territorialité.[42] Ici, les avertissements des anthropologues qui ont travaillé sur les sociétés nomades sont salutaires. Ils insistent sur le fait que l’homme n’est pas nécessairement un «animal territorial» et essayent de donner une définition plus ouverte de la territorialité comme action temporaire visant le contrôle de ressources, un contrôle spatial ou social de l’accès exclusif.[43] Or si l’effort de récuser l’idée que la territorialité est une constante anthropologique est utile, force est de constater que dans le contexte de l’Europe moderne, l’emprise et le contrôle d’un territoire ainsi que la maîtrise de l’accès aux ressources constituent des enjeux majeurs. Dans le même ordre d’idées, la vision des frontières comme un système interrelationnel et un réseau organisateur continuellement recréé qui donnerait à la frontière sa «porosité» ne saurait faire oublier qu’on se retrouve toujours dans un contexte de l’exercice du pouvoir, dans un monde de contraintes. On n’échappe pas aux phénomènes de pouvoir et de domination inhérents à ces sociétés.

La contrainte et le souci de contrôle sont implicitement présents - sous forme de «membrane» ou «filtre» - dans la notion de «perméabilité» de la

70
HISTOIRE DES ALPES - STORIA DELLE ALPI - GESCHICHTE DER ALPEN 1998/3