À la manière de…/sér1-2/Le potager d’Iphigénie

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À la manière de…  (1921)  by Paul Reboux & Charles Müller
BARRÈS (Maurice)
[ 189 ]
 

LE POTAGER D’IPHIGÉNIE

 

Les environs de Pont-à-Mousson participent des sentiments les plus âpres et les plus nobles du monde. Longtemps, je suis demeuré à aimer ce pays de telle façon que, si mauvais procédés qu’il ait eus pour moi dans la suite et quand même cet échauffement qu’il me donne, m’apparaît déraisonnable, cela jamais ne puisse être effacé que nous n’avons fait qu’un, et que j’ai participé de sa gravité pathétique après tant de vaines agitations.

J’y avais découvert un petit domaine où j’étais venu me fixer en compagnie de la jeune Iphigénie, une aimable fille de dix-huit ans dont le visage aux traits purs rappelait celui de la Victoire de Samothrace. Comme [ 190 ]Iphigénie semblait aimer la vie rurale, j’avais ordonné que l’on composât pour elle un potager où toutes les essences d’arbres et de fleurs se mêlassent ingénieusement. Des myosotis qui n’oublient pas, eux, et des œillets rouges, frémissaient entre des choux autochtones fortement attachés au sol natal. J’avais ordonné qu’on entourât le bassin d’une plate-bande de narcisses, à cause de leur senteur à la fois lascive et cadavérique. J’aime cette fleur éprise d’elle-même, où je me retrouve. Nulle odeur n’est plus agréable,si ce n’est celle de la tubéreuse, aux privilégiés dont l’acuité sensorielle apprécie ce qu’un peu de décomposition ajoute en prestige aux plus rares arômes.

Parfois, tandis qu’Iphigénie se retirait dans sa chambre pour écrire à une de ses amies, qu’elle nommait plaisamment « Chandelle verte », j’allais m’exercer dans le potager à créer des sentimentalités nouvelles, afin de [ 191 ]les projeter sur mon univers, ou bien je me reposais en considérant le sol lorrain.

Devant les topinambours, ces déracinés de la terre des ancêtres, se ranimait mon activité cérébrale. Leurs tubercules troués de cavités poudreuses semblaient des crânes. Par une bizarrerie d’imagination, je m’appliquais, disciple d’Hamlet, à me croire dans un cimetière, et comme la subconscience m’avertissait de l’erreur, j’éprouvais une fastueuse délectation à méditer sur la mort au sujet d’une matière propre à l’entretien de la vie. Cette pensée m’enivrait d’une tristesse ardente, et d’innombrables idées secondaires se cristallisaient autour d’elle. Nature ! Tu es belle et glorieuse ! Depuis tes avalanches torrentielles jusqu’à tes sécheresses qui rendent la terre pareille à ma sensibilité contractée, depuis tes collines qui forment des croupes nues au ras de l’horizon jusqu’à tes taupinières qui pointent comme un sein discret de vierge ! [ 192 ]

Iphigénie était pour moi un constant sujet d’expérimentation mentale. Je m’observais en cette fille comme en un miroir où mon image se fût imparfaitement réfléchie, et c’était pour moi-même un plaisir perpétuellement renouvelé que de voir à la merveilleuse complexité de mon être s’ajouter encore des nuances et des déformations équivoques. Je tentais de l’instruire dans l’ascétisme raffiné qui consiste non pas à se priver, mais à mépriser les choses de choix dont on fait usage, et de lui faire comprendre combien il est logique qu’on pleure à l’idée de perdre une maîtresse aimée et qu’on demeure insensible pourtant à sa perte effective, par suite d’une singulière combinaison de mélancolie et de volupté.

Mais elle ne participait que mollement à mon labeur d’analyste. Le meilleur usage que je pus tirer d’elle fut de l’attrister parfois, grâce à des affirmations désobligeantes, afin [ 193 ]de l’inciter à vivre une vie plus ardente et plus passionnée. Toutefois, la chère perfection de sa beauté l’absolvait de n’être pas toujours une compagne en accord avec le penseur qui l’avait élue.

Iphigénie avait mandé sa grand’mère auprès de nous. C’était une dame fort âgée dont la dialectique, dès l’abord, me parut chargée d’archaïsmes savoureux. Toutefois, un attentif examen de son visage me fit y reconnaître, sous l’épaisseur d’une face déformée, les traits de ma chère Iphigénie.

À partir de ce moment, j’observai sur moi-même un phénomène singulier. Ma maîtresse m’était plus agréable en la personne de sa grand’mère qu’en elle-même. Non que je fusse insensible à sa svelte perfection, mais parce qu’un plaisir dont on est l’artisan dépasse toujours en attrait les félicités naturelles. Cette dame représentait pour moi la tradition. Je renouais en elle la chaîne du passé et je humais [ 194 ]dans les propos de sa bouche le parfum des ancêtres. Tantôt épris d’Iphigénie, tantôt de l’aïeule, je me partageais en états successifs avec la curiosité de sentir naître un Moi chaque fois différent, et le regret aussi de perdre celui qui s’effaçait[1].

Un soir enfin, la dame, sollicitée, reçut avec une gratitude étonnée des hommages dont l’espoir même avait depuis longtemps déserté son cœur.

Précieuse volupté ! Minutes incomparables ! Je doublais mon existence en pénétrant l’avenir lointain d’Iphigénie sans échapper au présent, j’avais la sensation de la posséder à la fois dans la vie future de sa chair et dans son image actuelle, dans l’apogée tout ensemble et dans le déclin de sa beauté ! [ 195 ]

Je ne sais si l’on appréciera ce qu’avait d’ardeur raffinée et de mélancolie violente le sentiment qui m’animait, mais j’en jouissais avec tous mes nerfs supra-sensibles que le désaccord de ces émois sans unité faisait vibrer ainsi qu’une précieuse dissonance.

Par malheur, Iphigénie fut un jour le témoin fortuit de mon plaisir. Mal accoutumée aux complications sentimentales, elle émit des paroles dépourvues de bonne grâce, et déclara qu’elle partirait sans retour. Je tentai de lui faire entendre raison et de lui donner des éclaircissements sur ce que mes intentions avaient de flatteur pour elle. Mais elle s’enveloppa dans la part originelle de sa race, écarta toute explication, et regagna Paris.

Animé par une pitoyable tristesse, je quittai Pont-à-Mousson et visitai Cordoue, Tolède, Sparte, Avila, Grenade. Villes brûlées de passion, fendillées, desséchées par une piété nerveuse et frénétique, j’avais le secret [ 196 ]désir de retrouver dans les géraniums de vos murailles contractées le sourire d’Iphigénie ! Je relus Kant, Gœthe, Fichte, Schelling, Déroulède, Renan, Taine, et aussi Stendhal. Enfin, je parvins à l’emporter sur mon trouble et à reconquérir le goût de l’action et de l’énergie, en me remémorant la sublime parole de Napoléon : « Allons, messieurs, à cheval !… »

De Florence, où j’achevai ma convalescence sentimentale, j’écrivis à quelques-uns de mes amis dont je connaissais le goût pour ma jolie maîtresse. Qu’elle se trouvât sans commerce mâle et que licence leur fût donnée de lui procurer quelque agrément, je ne le leur dissimulai pas.

Les hasards d’une campagne électorale me ramenèrent, un soir de l’automne dernier, à Pont-à-Mousson. Je suis retourné dans le potager où la terre âpre montrait ses blessures. Il ne contenait plus ni fruits, ni fleurs, [ 197 ]ni pommes de terre. Tout avait été emporté, dispersé. Pourtant cela ne me causa point l’amertume qu’eût suscitée la prévision d’un tel spectacle. Même, devant cette glèbe déserte où ne subsistait plus un souvenir du passé, où nul regret ne se dressait encore, où rien n’avait germé depuis que j’avais suspendu mes offices, je me félicitai d’avoir poussé Iphigénie, au sortir de mes bras, vers des amours nombreuses et simultanées, pour que sa séduction se répandît parmi l’universel et n’ensemençât pas dans quelque autre amateur d’âmes un Moi qui peut-être eût surpassé le mien en superbe délicatesse.

  1. On trouvera cette idée ébauchée dans notre brochure : Le Moi, sa bouture et son marcottage. Mais il nous a paru que là son raccourci était insupportable. Elle méritait le développement que nous lui donnons ici.