Œuvres de Lagrange/Notice sur la vie et les ouvrages de Lagrange
Joseph-Louis Lagrange, l’un des fondateurs de l’Académie de Turin, Directeur pendant vingt ans de l’Académie de Berlin, pour les Sciences physico-mathématiques, Associé étranger de l’Académie des Sciences de Paris, Membre de l’Institut de France et du Bureau des Longitudes, Sénateur et Comte de l’Empire, Grand-Officier de la Légion d’Honneur et Grand-Croix de l’Ordre impérial de la Réunion, naquit à Turin le 25 janvier 1736, de Joseph-Louis Lagrange, Trésorier de la Guerre, et de Marie-Thérèse Gros, fille unique d’un riche médecin de Cambiano.
Son bisaïeul, Capitaine de cavalerie au service de France, avait passé à celui d’Emmanuel II, Roi de Sardaigne, qui le fixa à Turin en le mariant à une dame Conti, d’une illustre famille romaine ; il était Parisien d’origine, et parent d’une Marie-Louise, Dame d’atours de la mère de Louis XIV, et depuis femme de François-Gaston de Béthune[1].
Ces détails ne sont d’aucune importance pour le Géomètre illustre que sa renommée dispense d’étaler une généalogie ; mais ils ne sont pas indifférents pour la France, qui s’est empressée de le rappeler et de le rétablir dans ses anciens droits. Son nom, celui de sa mère, attestent une origine française ; tous ses Ouvrages ont été écrits en français ; la ville qui l’a vu naître était devenue française ; la France a donc bien incontestablement le droit de se glorifier de l’un des plus grands génies qui aient honoré les Sciences.
Son père était riche, il avait fait un mariage avantageux, mais il s’était ruiné dans des entreprises hasardeuses. N’en plaignons pas M. Lagrange. Lui-même envisageait ce malheur comme la première cause de tout ce qui lui était ensuite arrivé de plus heureux. S’il avait eu de la fortune, a-t-il dit lui-même, il n’eût probablement pas fait son état des Mathématiques, et quels avantages aurait-il pu trouver dans une autre carrière, qui puissent entrer en comparaison avec ceux d’une vie tranquille et studieuse, avec cette suite éclatante de succès non contestés dans un genre réputé éminemment difficile, et avec cette considération personnelle, qu’il a vue s’accroître jusqu’au dernier instant ?
Le goût pour les Mathématiques ne fut pourtant pas celui qu’il manifesta le premier. Il se passionna pour Cicéron et Virgile avant de pouvoir lire Archimède et Newton ; bientôt il devint admirateur non moins passionné de la Géométrie des anciens, qu’il préféra d’abord à l’Analyse moderne. Un Mémoire que le célèbre Halley avait longtemps auparavant composé tout exprès pour démontrer la supériorité de l’Analyse, eut la gloire de convertir M. Lagrange, et lui révéla sa véritable destination.
Il se livra donc à cette nouvelle étude avec les mêmes succès qu’il avait obtenus dans la Synthèse, et qui avaient été si marqués, qu’à l’âge de seize ans[2] il était Professeur de Mathématiques dans l’École royale d’Artillerie. L’extrême jeunesse d’un Professeur n’est pour lui qu’un avantage de plus, quand il a manifesté des talents extraordinaires et que ses élèves ne sont plus des enfants ; tous ceux de M. Lagrange étaient plus âgés que lui, et n’en étaient pas moins attentifs à ses leçons. Il en distingua quelques-uns dont il fit ses amis.
De cette association naquit l’Académie de Turin, qui publia en 1759 un premier volume, sous le titre d’Actes de la Société privée. On y voit le jeune Lagrange dirigeant les recherches physiques du médecin Cigna et les travaux du marquis de Saluces. Il fournissait à Foncenex la partie analytique de ses Mémoires, en lui laissant le soin de développer les raisonnements sur lesquels portaient ses formules. En effet, on remarque déjà dans ces Mémoires cette marche purement analytique qui depuis a fait le caractère des grandes productions de Lagrange. Il avait trouvé une nouvelle théorie du levier. Elle fait la troisième Partie d’un Mémoire qui eut beaucoup de succès ; Foncenex, pour récompense, fut mis à la tête de la marine que le Roi de Sardaigne formait alors. Les deux premières Parties paraissent du même style et de la même main ; sont-elles également de Lagrange ? Il ne les a pas expressément réclamées, mais ce qui peut diriger nos conjectures sur le véritable auteur, c’est que Foncenex cessa bientôt d’enrichir les Recueils de la nouvelle Académie, et que Montucla, ignorant ce qui nous a été révélé par M. Lagrange à ses derniers instants, s’étonne que Foncenex, après s’être annoncé si avantageusement, ait interrompu des recherches qui pouvaient lui faire un grand nom.
M. Lagrange, en abandonnant à son ami des solutions isolées, publiait en même temps sous son propre nom des théories qu’il promettait de suivre et de développer. Ainsi, après avoir donné de nouvelles méthodes pour les maxima et les minima en tout genre, après avoir montré l’insuffisance des formules connues, il annonce qu’il traitera ce sujet, qui d’ailleurs lui paraît intéressant, dans un Ouvrage qu’il prépare, où l’on verra déduite des mêmes principes toute la Mécanique des corps, soit solides, soit fluides ; ainsi, à vingt-trois ans il avait jeté déjà les fondements des grands Ouvrages qui depuis ont fait l’admiration des savants.
Dans le même volume, il ramène au Calcul différentiel la théorie des suites récurrentes et la doctrine des hasards, qui jusqu’à lui n’avait été traitée que par des voies indirectes, et qu’il établit sur des principes plus naturels et plus généraux.
Newton avait entrepris de soumettre au calcul les mouvements des fluides ; il avait fait des recherches sur la propagation du son ; ses principes étaient insuffisants et même fautifs, et ses suppositions incompatibles entre elles ; Lagrange le démontre ; il fonde ses nouvelles recherches sur les lois connues de la Dynamique ; en ne considérant dans l’air que les particules qui se trouvent en ligne droite, il ramène le problème à celui des cordes vibrantes, sur lequel les plus grands Géomètres étaient divisés ; il fait voir que leurs calculs sont insuffisants pour décider la question, il entreprend une solution générale par une analyse aussi neuve qu’intéressante, puisqu’elle permet de résoudre à la fois un nombre indéfini d’équations, et qu’elle s’étend jusque sur les fonctions discontinues ; il établit plus solidement la théorie du mélange des vibrations simples et régulières de D. Bernoulli ; il montre les limites entre lesquelles cette théorie est exacte, et hors desquelles elle devient fautive ; alors il parvient à la construction donnée par Euler, construction vraie, quoique l’auteur n’y fût arrivé que par des calculs qui n’étaient point assez rigoureux ; il répond aux objections élevées par d’Alembert ; il démontre que quelque figure que l’on donne à la corde, la durée des oscillations sera toujours la même, vérité d’expérience dont d’Alembert avait jugé la démonstration très-difficile ou même impossible ; il passe à la propagation du son, traite des échos simples et composés, du mélange des sons, de la possibilité qu’ils se répandent dans le même espace sans se troubler, et démontre rigoureusement la génération des sons harmoniques ; il annonce enfin que son but est de détruire les préjugés de ceux qui doutent encore si les Mathématiques pourront jamais porter de vraies lumières dans la Physique.
Si nous avons donné tant d’étendue à l’extrait de ce Mémoire, c’est qu’il est le premier par lequel Lagrange se soit fait connaître ; si l’analyse en est du genre le plus transcendant, l’objet du moins a quelque chose de sensible, il rappelle des noms et des faits qui ne sont point étrangers à la plupart de nos auditeurs ; c’est qu’il est surprenant qu’un pareil début soit celui d’un jeune homme qui, s’emparant d’un sujet traité par Newton, Taylor, Bernoulli, d’Alembert et Euler, paraît tout à coup au milieu de ces grands Géomètres comme leur égal, comme un arbitre qui, pour faire cesser une lutte difficile, leur montre à chacun en quoi ils ont raison, en quoi ils se sont trompés, les juge, les réforme, et leur donne la véritable solution qu’ils ont entrevue sans y pouvoir atteindre.
Mais quelque solides et quelque bien fondés que lui paraissent ses calculs, l’auteur avoue qu’ils ne rendent qu’imparfaitement raison des phénomènes observés, en ce qui concerne la théorie des instruments à vent, la largeur et la position de leurs trous, et la vitesse du son en général ; il est probable, en effet, que dans ces instruments surtout, l’air ne doit plus être considéré comme divisé en lignes droites ; mais au moins la solution explique la fameuse expérience de Tartini, si l’on admet que ce célèbre Professeur a pu se tromper en mettant l’octave à la place du son véritable qu’il entendait.
Euler sentit le mérite de la nouvelle méthode, qu’il prit pour l’objet de ses méditations les plus profondes ; d’Alembert ne se rendit pas. Dans ses lettres particulières, comme dans ses Mémoires imprimés, il proposait de nombreuses objections, auxquelles Lagrange a répondu depuis, mais qui peuvent au moins laisser ce doute : Comment, dans une science à laquelle on accorde universellement le mérite de l’exactitude, se peut-il que des génies du premier ordre soient divisés entre eux et puissent disputer longtemps ? C’est que, dans les problèmes de ce genre, dont les solutions ne peuvent être soumises à l’épreuve d’une expérience directe, outre la partie du calcul qui est assujettie à des lois rigoureuses et sur lesquelles il n’est pas possible d’avoir deux avis, il y a toujours une partie métaphysique qui laisse du doute et de l’obscurité. C’est que, dans les calculs mêmes, les Géomètres se contentent souvent d’indiquer la marche des démonstrations, qu’ils suppriment des développements qui ne sont pas toujours aussi superflus qu’ils l’ont pensé, que le soin de remplir ces lacunes exigerait un travail que l’auteur seul a le courage d’entreprendre, et qu’enfin lui-même, entraîné par son sujet et par l’habitude qu’il a acquise, se permet de franchir des idées intermédiaires, et devine son équation définitive, au lieu d’y arriver pas à pas avec une attention qui éviterait toute méprise ; c’est ainsi que des calculateurs plus timides relèvent quelquefois des erreurs dans les Ouvrages d’un Euler, d’un d’Alembert ou d’un Lagrange, et c’est ainsi que de très-grands génies peuvent ne pas s’accorder tout d’abord, faute de s’être lus avec assez d’attention pour se bien comprendre.
La première réponse d’Euler fut de faire associer Lagrange à l’Académie de Berlin. En lui annonçant cette nomination, le 2 octobre 1759, il lui disait : Votre solution du problème des isopérimètres ne laisse rien à désirer, et je me réjouis que ce sujet, dont je m’étais presque seul occupé depuis les premières tentatives, ait été porté par vous au plus haut degré de perfection. L’importance de la matière m’a excité à en tracer, à l’aide de vos lumières, une solution analytique à laquelle je ne donnerai aucune publicité jusqu’à ce que vous-même ayez publié la suite de vos recherches, pour ne vous enlever aucune partie de la gloire qui vous est due.
Si ces procédés délicats et ces témoignages de la plus haute estime devaient flatter un jeune homme qui n’avait pas vingt-quatre ans, ils ne font pas moins d’honneur au grand homme qui, tenant alors le sceptre des Mathématiques, sait accueillir ainsi l’Ouvrage qui lui montre son successeur.
Mais ces éloges sont consignés dans une lettre ; on pourrait croire que le grand et bon Euler a pu se laisser aller à quelqu’une de ces exagérations que permet le style épistolaire ; voyons donc comment il s’est ensuite exprimé dans la dissertation que sa lettre annonçait. En voici le début :
Après m’être longtemps et inutilement fatigué à chercher cette intégrale (postquam diu et multum desudassem… necquicquam inquisivissem), quel a été mon étonnement (penitus obstupui) lorsque j’ai appris que dans les Mémoires de Turin le problème se trouvait résolu avec autant de facilité que de bonheur. Cette belle découverte m’a causé d’autant plus d’admiration qu’elle est plus différente des méthodes que j’avais données et qu’elle les surpasse considérablement en simplicité. C’est ainsi qu’Euler commence le Mémoire dans lequel il expose, avec sa lucidité ordinaire, les fondements de la méthode de son jeune rival, et la théorie de ce nouveau calcul, qu’il a nommé le calcul des variations.
Pour rendre plus sensibles tous les motifs différents avaient fait naître cette admiration qu’Euler témoignait avec une si noble franchise, il ne sera pas inutile de remonter à l’origine des recherches diverses de Lagrange, telle qu’il l’a donnée lui-même deux jours avant sa mort.
Les premières tentatives pour déterminer le maximum et le minimum dans toutes les formules intégrales indéfinies avaient été faites à l’occasion de la courbe de la plus vite descente et des isopérimètres de Bernoulli. Euler les avait ramenées à une méthode générale, dans un ouvrage original, où brille partout une profonde science de calcul ; mais quelque ingénieuse que fût sa méthode, elle n’avait pas toute la simplicité qu’on peut désirer dans un ouvrage de pure analyse. L’auteur en convenait lui-même ; il croyait apercevoir la nécessité d’une démonstration indépendante de la Géométrie et de l’Analyse[3].
Dans un Appendice qui est à la fin du volume, et qui a pour titre : Du mouvement des projectiles dans un milieu non résistant, il paraît entièrement se défier des ressources de l’Analyse, et termine en disant : Si mon principe (c’est celui que Lagrange a nommé depuis le principe de la moindre action) n’est pas suffisamment démontré, comme cependant il est conforme à la vérité, je ne doute pas qu’au moyen des principes d’une saine métaphysique on ne puisse lui donner la plus grande évidence, et j’en laisse le soin à ceux qui font leur état de la métaphysique.
Cet appel, auquel n’ont pas répondu les métaphysiciens, fut entendu par Lagrange, dont il excita l’émulation. En peu de temps le jeune homme trouva la solution dont Euler avait désespéré, il la trouva par l’Analyse, et, en rendant compte de la voie qui l’avait conduit à cette découverte, il dit expressément, et pour répondre au doute d’Euler, qu’il la regarde, non comme un principe métaphysique, mais comme un résultat nécessaire des lois de la Mécanique, comme un simple corollaire d’une loi plus générale dont il a fait depuis la base de sa Mécanique analytique (Voyez cet Ouvrage, page 246 de la seconde édition, ou 189 de la première.)
Cette noble émulation qui excitait à triompher des difficultés regardées comme insurmontables, à rectifier ou compléter les théories restées imparfaites, paraît avoir constamment dirigé M. Lagrange dans le choix de ses sujets.
D’Alembert avait cru qu’il était impossible de soumettre au calcul les mouvements d’un fluide enfermé dans un vase, si ce vase n’avait une certaine figure ; Lagrange démontre, au contraire, qu’il ne saurait y avoir de difficulté que dans le cas où le fluide se diviserait en plusieurs masses ; mais alors on pourra déterminer les endroits où le fluide doit se diviser en plusieurs portions, dont on déterminera les mouvements comme si elles étaient isolées.
D’Alembert avait pensé que dans une masse fluide, telle que la Terre avait pu l’être à l’origine, il n’était pas nécessaire que les différentes couches fussent de niveau ; Lagrange fait voir que les équations de d’Alembert ne sont elles-mêmes que celles des couches de niveau.
En combattant d’Alembert avec tous les égards dus à un Géomètre de cet ordre, il emploie souvent de fort beaux théorèmes qu’il doit à son adversaire ; d’Alembert, de son côté, ajoute aux recherches de Lagrange. « Votre problème m’a paru si beau, lui écrivait-il, que j’en ai cherché une autre solution ; j’ai trouvé une méthode plus simple pour arriver à votre élégante formule. » Ces exemples, qu’il serait aisé de multiplier, prouvent avec quelle aménité correspondaient ces rivaux célèbres qui, se mesurant sans cesse, vaincus comme vainqueurs, trouvaient à chaque instant, dans leurs discussions mêmes, des raisons pour s’estimer davantage, et ménageaient à leur antagoniste les occasions qui devaient le conduire à de nouveaux triomphes.
L’Académie des Sciences de Paris avait proposé pour le sujet d’un de ses prix la théorie de la libration de la Lune, c’est-à-dire qu’elle demandait la cause qui fait que la Lune, en tournant autour de la Terre, lui montre toujours cependant la même face, à la réserve de quelques variations observées par les Astronomes et dont Cassini Ier avait fort bien expliqué le mécanisme. Il s’agissait de trouver les moyens de calculer ces phénomènes et de les déduire analytiquement du principe de la gravitation universelle. Un pareil choix était un appel au génie de Lagrange, une occasion qui lui était offerte d’appliquer ses principes et ses découvertes analytiques. L’attente de d’Alembert ne fut point trompée ; la pièce de Lagrange est un de ses plus beaux titres de gloire ; on y voit les premiers développements de ses idées et le germe de la Mécanique analytique. D’Alembert lui écrivait : J’ai lu avec autant de plaisir que de fruit votre belle pièce sur la libration, si digne du prix qu’elle a remporté.
Ce succès inspira à l’Académie la confiance de proposer la théorie des satellites de Jupiter. Euler, Clairaut et d’Alembert s’étaient exercés sur le problème des trois corps à l’occasion des mouvements de la Lune. Bailly appliquait alors la théorie de Clairaut au problème des satellites ; elle le conduisait à des résultats déjà fort intéressants, mais cette théorie était insuffisante ; la Terre n’a qu’une Lune, Jupiter en a quatre, qui doivent continuellement se troubler et se déranger réciproquement dans leurs marches ; le problème était celui des six corps, le Soleil, Jupiter et les quatre Lunes. M. Lagrange attaqua de front la difficulté, en triompha heureusement, démontra la cause des inégalités observées par les Astronomes, en indiqua quelques autres trop faibles pour avoir été démêlées par les observations. La brièveté du temps fixé pour le concours, l’immensité des calculs, soit analytiques, soit numériques, ne permit pas que la matière fût entièrement épuisée dans un premier Mémoire ; l’Auteur en avertit lui-même, promettant des recherches ultérieures auxquelles d’autres travaux, plus de son goût peut-être, l’empêchèrent toujours de se livrer. Vingt-quatre ans après, M. le Comte Laplace reprit cette théorie difficile, y lit des découvertes intéressantes qui la complétèrent et mirent les Astronomes en état de bannir tout empirisme de leurs Tables.
Vers le même temps, un problème d’un tout autre genre attirait l’attention de M. Lagrange. Fermat, l’un des plus grands Géomètres de la France et de son temps, avait laissé, sur les propriétés des nombres, des théorèmes extrêmement remarquables, auxquels peut-être il était arrivé par voie d’induction, mais dont il avait promis des démonstrations qu’on n’a point trouvées à sa mort, soit qu’il les eût supprimées comme insuffisantes, soit par toute autre cause difficile à deviner : ces théorèmes, au reste, pourraient paraître plus curieux qu’utiles ; mais on sait que la difficulté est un attrait pour tous les hommes, et surtout pour les Géomètres. Sans un pareil attrait, croit-on qu’ils eussent mis tant d’importance aux problèmes de la brachistochrone, des isopérimètres et des trajectoires orthogonales ? Non sans doute : ils voulaient créer la science du calcul, inventer ou perfectionner des méthodes qui ne pouvaient manquer de trouver un jour des applications utiles ; dans cette vue ils s’attachaient à la première question qui exigeait l’emploi de ressources nouvelles.
Ce fut pour eux une bien bonne fortune que le système du monde, découvert par Newton. Jamais l’Analyse transcendante ne pouvait trouver un sujet plus digne et plus grand ; quelques progrès qu’on y fasse, le premier inventeur conservera son rang ; aussi M. Lagrange, qui le citait souvent comme le plus grand génie qui eût jamais existé, ajoutait-il aussitôt : et le plus heureux ; on ne trouve qu’une fois un système du monde à établir. Il a fallu cent ans de travaux et de découvertes pour élever l’édifice dont Newton avait posé les fondements, mais on lui tient compte de tout, et l’on suppose qu’il a parcouru en entier la carrière qu’il avait ouverte avec un éclat qui a dû encourager ses successeurs.
Beaucoup de Géomètres, sans doute, s’étaient exercés sur les théorèmes de Fermat ; aucun n’avait réussi. Euler seul avait fait quelques pas dans cette route difficile où se sont depuis signalés M. Legendre et M. Gauss. M. Lagrange, en démontrant ou rectifiant quelques aperçus d’Euler, résolut un problème qui paraît être la clef de tous les autres, et dont il fit découler un résultat utile, c’est-à-dire la résolution complète des équations du second degré à deux inconnues qui doivent être des nombres entiers. Ce Mémoire, imprimé comme les précédents parmi ceux de l’Académie de Turin, est cependant daté de Berlin, le 20 septembre 1768. Cette date nous indiqué un des événements si peu nombreux qui ont fait que la vie de M. Lagrange n’est pas toute dans ses Ouvrages.
Le séjour de Turin ne lui plaisait guère, il n’y voyait alors personne qui cultivât les Mathématiques avec quelque succès ; il était impatient de voir les savants de Paris avec lesquels il était en correspondance. M. de Caraccioli, avec lequel il vivait dans la plus grande intimité, venait d’être nommé à l’ambassade d’Angleterre, et devait passer par Paris, où même il projetait de faire quelque séjour. Il proposa ce voyage à M. Lagrange, qui y consentit avec joie, et fut accueilli comme il avait droit de s’y attendre par d’Alembert, Clairaut, Condorcet, Fontaine, Nollet, Marie et autres savants. Tombé dangereusement malade à la suite d’un dîner où Nollet ne lui avait fait servir que des mets préparés à l’italienne, il ne put suivre à Londres son ami, qui reçut inopinément l’ordre de se rendre à son poste, et fut obligé de le laisser dans un hôtel garni, aux soins d’un homme de confiance chargé de pourvoir à tout.
Cet incident changea ses projets ; il ne songea plus qu’à retourner à Turin. Il s’y livrait aux Mathématiques avec une nouvelle ardeur, quand il apprit que l’Académie de Berlin était menacée de perdre Euler, qui songeait à retourner à Pétersbourg. D’Alembert parle de ce projet d’Euler dans une lettre à Voltaire, le 3 mars 1766 : J’en serais fâché, ajoute-t-il, c’est un homme peu amusant, mais un très-grand Géomètre. Peu importait à d’Alembert que l’homme peu amusant s’éloignât de Paris de 7 degrés vers le pôle ; il pouvait lire les Ouvrages du grand Géomètre dans le Recueil de Pétersbourg aussi bien que dans celui de Berlin. Ce qui fâchait d’Alembert, c’était la crainte de se voir appelé à le remplacer, et l’embarras de répondre à des offres qu’il était bien résolu de ne point accepter. Frédéric, en effet, proposa de nouveau à d’Alembert la place de Président de son Académie, qu’il lui tenait en réserve depuis la mort de Maupertuis. D’Alembert lui suggéra l’idée de mettre Lagrange à la place d’Euler, et, si nous en croyons l’Histoire secrète de la cour de Berlin, tome II, page 474, Euler avait déjà désigné Lagrange comme le seul homme capable de marcher sur sa ligne. Et en effet, il était naturel qu’Euler, qui voulait obtenir la permission de quitter Berlin, et d’Alembert, qui cherchait un prétexte pour n’y point aller, eussent tous deux, sans s’être rien communiqué, jeté les yeux sur l’homme le plus propre à entretenir cet éclat que les travaux d’Euler avaient répandu sur l’Académie de Prusse.
M. Lagrange fut agréé ; il reçut lui traitement de 1500 écus de Prusse, environ 6000 de notre monnaie, avec le titre de Directeur de l’Académie pour les Sciences physico-mathématiques. On peut être étonné qu’Euler et Lagrange, mis successivement à la place de Maupertuis, n’aient obtenu que la moitié de l’héritage que le Roi voulait donner tout entier à d’Alembert ; c’est que ce Prince, qui dans ses loisirs cultivait la poésie et les arts, n’avait aucune idée des Sciences, qu’il se croyait cependant obligé de protéger comme Roi ; c’est qu’il faisait au fond assez peu de cas de la Géométrie, contre laquelle il envoyait trois pages de vers à d’Alembert même, qui différait de lui répondre jusqu’à la fin du siége de Schweidnitz, par la raison que ce serait trop d’avoir à la fois l’Autriche et la Géométrie sur les bras ; et qu’enfin, malgré l’immense réputation d’Euler, on voit, par la correspondance avec Voltaire, que Frédéric ne le désignait que par la qualification de son Géomètre borgne, dont les oreilles ne sont pas faites pour sentir les délicatesses de la poésie ; à quoi Voltaire ajoute : Nous sommes un petit nombre d’adeptes qui nous y connaissons, le reste est profane ; remarque plus spirituelle que juste, et qu’Euler, en parlant de la Géométrie, aurait pu, avec tant d’avantage, rétorquer contre Voltaire et Frédéric. On voit bien que Voltaire, qui avait si dignement loué Newton, cherche en cet endroit à flatter Frédéric ; il entre par complaisance dans les idées du Prince, qui ne voulait mettre à la tête de son Académie qu’un savant qui aurait au moins quelques titres en littérature, dans la crainte qu’un Géomètre ne mit pas assez d’intérêt à la direction des travaux littéraires, et qu’un littérateur ne fût encore plus déplacé à la tête d’une société composée en partie de savants dont il n’entendrait pas même la langue ; il avait donc raison de diviser la place pour qu’elle fût complétement remplie.
M. Lagrange prit possession le 6 novembre 1766. Le procès-verbal qui en fait mention lui donne le nom de Lagrange-Tournier. Il avait été bien reçu par le Roi, mais il s’aperçut bientôt que les Allemands n’aiment pas que les étrangers viennent occuper des places dans leur pays ; il se mit à bien étudier leur langue, il ne s’occupa sérieusement que de Mathématiques, il ne se trouva sur le chemin de personne, parce qu’il ne demandait rien, et força bientôt les Allemands à lui accorder leur estime. Le Roi me traitait bien, a-t-il dit lui-même, je crois qu’il me préférait à Euler, qui était un peu dévot, tandis que moi je restais étranger à toute discussion sur le culte, et ne contrariais les opinions de personne. Cette réserve prudente, en le privant des avantages d’une familiarité honorable, qui n’eût pas été sans quelques inconvénients, lui laissait tout son temps pour ses travaux mathématiques, qui ne lui avaient attiré jusque-là que les éloges les plus flatteurs et les plus unanimes. Une seule fois ce concert de louanges fut troublé.
Un Géomètre français, qui réunissait à beaucoup de sagacité un amour-propre plus grand encore, et ne se donnait guère la peine d’étudier les Ouvrages des autres, accusa M. Lagrange de s’être égaré dans la nouvelle route qu’il avait tracée, faute d’en avoir bien entendu la théorie ; il lui reprochait de s’être trompé dans ses assertions et ses calculs. Lagrange, dans sa réponse, montre quelque étonnement de ces expressions peu obligeantes, auxquelles il était si peu accoutumé ; il s’attendait au moins à les voir motivées sur quelques raisons bonnes ou mauvaises. Mais il n’en trouvait d’aucun genre. Il fait voir que la solution proposée par Fontaine était incomplète et illusoire à certains égards. Fontaine s’était vanté d’avoir appris aux Géomètres les conditions qui rendent possible l’intégration des équations différentielles à trois variables ; Lagrange lui fait voir, par plusieurs citations, que ces conditions étaient connues des Géomètres longtemps avant que Fontaine fût en état de les leur enseigner. Il ne nie pas, au reste, que Fontaine n’ait pu trouver ces théorèmes de lui-même ; du moins je suis persuadé, ajoutait-il, qu’il était aussi en état que personne de les trouver.
C’est avec ces égards et cette modération qu’il répond à l’agresseur. Condorcet, dans l’Éloge de Fontaine, à l’occasion de cette dispute, est obligé d’avouer que son confrère s’y était écarté de cette politesse d’usage, dont jamais il n’est permis de se dispenser, mais qu’il croyait peut-être moins nécessaire avec des adversaires illustres et dont la gloire n’avait pas besoin de ces petits ménagements. On sent ce que vaut cette excuse, surtout quand on la présente en faveur d’un homme qui, de son propre aveu, s’appliquait à étudier la vanité des autres pour la blesser dans l’occasion. Il faut convenir au moins que celui qui s’est vu attaqué de cette manière quand il avait raison, et qui a su conserver cette politesse avec un adversaire qui s’en était dispensé, s’est acquis un double avantage sur celui dont il a d’ailleurs victorieusement repoussé les attaques imprudentes.
On n’attend pas de nous que nous suivions pas à pas M. Lagrange dans les savantes recherches dont il a rempli les Mémoires de Berlin, et même quelques volumes de l’Académie de Turin, qui lui devait à tous égards son existence. Mais nous ne pouvons nous dispenser d’indiquer, au moins en peu de mots, ce qu’elles renferment de plus remarquable. Nous citerons :
Un grand Mémoire où l’on trouve la démonstration d’une proposition curieuse qu’Euler n’avait pu se démontrer, une nouvelle extension donnée à ce théorème et des preuves directes de plusieurs autres propositions, auxquelles Euler n’était parvenu que par voie d’induction ; et dans lequel, après avoir enrichi l’Analyse de Diophante et de Fermat, l’Auteur passe à la théorie des équations aux différences partielles, explique un paradoxe singulier remarqué par Euler, fait connaître une classe entière d’équations dont on n’avait que quelques exemples isolés, fait entièrement disparaître le paradoxe en montrant à quoi tiennent, et l’intégrale complète de ces équations, et la solution singulière n’est pas comprise dans cette intégrale.
Une Formule pour le retour des séries, remarquable par sa généralité et la simplicité de la loi, dont il fait une application heureuse au problème de Képler, et par là parvient à rendre sensible la convergence de l’expression analytique de l’équation du centre, convergence qu’on avait toujours supposée sans pouvoir se la démontrer.
Un Mémoire important sur la résolution des équations numériques, contenant aussi des remarques neuves sur celle des équations algébriques. Ce travail a servi de base au Traité qu’il a depuis publié sous le même titre, et dont il a donné deux éditions.
Un autre Mémoire, non moins important et plus neuf encore, où il ramène à des opérations purement algébriques tous les procédés des Calculs différentiel et intégral, qu’il dégage de toute idée d’infiniment petits, de fluxions, de limites et d’évanouissantes, et démontre la légitimité des abréviations que l’on se permet dans ces deux Calculs, qu’il délivre aussi de toutes les difficultés, de tous les paradoxes qui avaient pris naissance dans une métaphysique imparfaite et suspecte.
La démonstration d’un théorème curieux sur les nombres premiers, démonstration que personne encore n’avait pu trouver et qui était d’autant plus difficile, qu’on ne sait comment exprimer algébriquement les propositions de cette espèce.
L’intégration des différences partielles du premier ordre, par un principe fécond qui suffit pour la plupart des cas où cette intégration est possible.
Une solution purement analytique du problème de la rotation d’un corps de figure quelconque, dont il parvint enfin à surmonter les difficultés qui l’avaient longtemps arrêté, mais sur lequel les Géomètres paraissaient attendre avec curiosité quelques développements ultérieurs qu’ils espéraient trouver dans le second volume de sa nouvelle Mécanique analytique.
Plusieurs Mémoires sur la théorie obscure et difficile des probabilités, où l’on admire l’intégrale qui en fait la base, le nombre et l’importance des problèmes qu’elle résout ; l’application que l’Auteur en fait à la question, qui revient chaque jour en Astronomie, du degré de confiance que l’on peut accorder au résultat moyen d’un grand nombre d’observations, et où se trouve cette remarque singulière et si favorable aux cercles de Borda, que chacun des nombres pairs l’emporte sur le nombre impair immédiatement supérieur pour la probabilité, que l’erreur sera comprise dans certaines limites ; M. le Comte Laplace avait de son côté travaillé sur la même théorie. M. Lagrange la reprend à son tour par des moyens qui s’étendent aux équations de tous les ordres dont ils donnent les intégrales finies, et qui facilitent dans tous les cas la détermination des fonctions arbitraires.
Maclaurin avait traité à la manière des anciens l’attraction des sphéroïdes elliptiques, et Lagrange jugeait ce travail comparable à tout ce qu’Archimède a laissé de plus ingénieux et de plus beau ; il montre ensuite que l’Analyse peut traiter ce sujet difficile avec le même succès ; il y réussit, mais il s’arrête au même point que le Géomètre anglais. M. Legendre et M. Laplace ont depuis été plus loin. Mais tout récemment M. Ivory vient de nous montrer qu’une considération extrêmement simple peut rendre inutiles beaucoup de calculs, atteindre même à des théorèmes auxquels les calculs les plus prolixes ne conduisent que bien difficilement. Autrefois les Géomètres, dans chaque question, s’attachaient d’abord à trouver ces aperçus, qui peuvent les simplifier ou les ramener à des questions déjà résolues, abréger ainsi les calculs ou les rendre même entièrement inutiles. Depuis la découverte du Calcul infinitésimal, la facilité, l’universalité de la méthode, qui souvent dispense le calculateur d’avoir du génie, a fait que dans les cas plus difficiles on s’est appliqué principalement à perfectionner l’instrument universel. Mais aujourd’hui que les ressources de ce genre paraissent entièrement épuisées par les travaux d’Euler, de Lagrange et de leurs dignes émules, il serait temps peut-être de revenir à l’ancienne méthode, et d’imiter D. Bernoulli, que Condorcet a loué de s’être montré sobre de calculs. Lagrange a fait plus habituellement un autre usage de ses sublimes talents ; il tire tout de l’Analyse. Il est pourtant plus vrai de dire qu’il a réuni au plus haut degré l’une et l’autre méthode ; la preuve en est dans le Calcul des variations, auquel ne peut se comparer, ni pour la grandeur, ni pour l’universalité, aucune des idées les plus heureuses des autres Géomètres ; mais s’il est question de ces aperçus ingénieux, dont tout l’avantage se borne à simplifier une question unique, c’est ainsi que dès les premiers pas il avait ramené les phénomènes du son à la théorie des cordes vibrantes, et c’est encore ainsi que dans le dernier travail qu’il a présenté à la Classe, il était parvenu à simplifier singulièrement sa théorie des variations des éléments des planètes, et à faire de sa solution une méthode générale pour tous les problèmes de Mécanique où les forces perturbatrices sont peu considérables en comparaison des forces principales. Mais si le plus souvent on lui voit faire les plus heureux efforts pour généraliser une solution, pour épuiser un sujet, quelquefois aussi on le voit se créer des difficultés où il n’en existait aucune, et appliquer ses méthodes adroites et savantes à la solution de problèmes élémentaires n’exigeaient qu’une construction du genre le plus simple.
C’est ainsi qu’à l’occasion du dernier passage de Vénus, il traite analytiquement les courbes d’entrée et de sortie pour les différents pays de la Terre. Mais pour parvenir à la solution très-facile et médiocrement exacte donnée par Delille et Lalande, il est obligé d’employer successivement des ressources détournées, des remarques pleines de finesse, de faire subir à ses coordonnées nombre de transformations, tandis que par un calcul trigonométrique de quelques lignes, on arrive à une formule plus complète où se trouvent des termes négligés par Lagrange et qui, bien que fort petits, ne sont pas absolument insensibles. Avouons pourtant qu’il sait tirer de sa formule, pour calculer la parallaxe du Soleil, un parti très-avantageux, que n’avaient aperçu ni Delille, ni Lalande, mais qui découle avec bien plus de facilité du calcul trigonométrique. Ajoutons encore que ce Mémoire, qui m’avait été totalement inconnu jusqu’au moment où j’ai dû lire tout ce qui était sorti de sa plume, paraît avoir servi à quelques Astronomes modernes pour établir des méthodes qu’ils s’efforcent d’accréditer, et que Lagrange y donne le premier exemple un peu étendu d’un problème élémentaire d’Astronomie résolu par la méthode des trois coordonnées rectangulaires, qui est d’un si grand et si indispensable usage dans l’Astronomie transcendante.
Il fit depuis une tentative semblable pour le problème des éclipses ; il trouvait que les méthodes quelquefois prolixes de Duséjour n’avaient ni la simplicité, ni la facilité qu’on a droit d’attendre de l’état actuel de l’Analyse. Il développe dans ce travail toutes ses ressources et toute son adresse ; la lecture de son Mémoire est singulièrement attachante, pour un Astronome n’a encore aucune idée de ces méthodes. Je n’ai point oublié l’effet qu’il produisit sur moi, il y a près de trente ans, quand j’en fis la première lecture ; je me rappelle encore avec quels éloges, quelques années après, M. Oriani me parlait de ce travail ; mais quoique l’Auteur ait tâché d’en faciliter la partie pratique, à l’aide de Tables ingénieuses, on ne voit pas que les Astronomes aient adopté cette méthode qui, commençant par les formules les plus directes, les plus rigoureuses et les plus propres, en apparence, à se plier à tous les cas, se termine cependant en une formule approximative et, qui plus est, indirecte.
Un autre essai du même genre n’a pas été plus heureux, parce que le succès était impossible ; le problème était trop simple : il s’agissait de trouver la différence entre les longitudes héliocentrique et géométrique d’une planète supérieure. L’Auteur y parvient par des artifices de calculs assez remarquables, mais la solution est fort incommode, malgré l’élégance de la formule.
Parmi ces jeux de son génie qui cherchait des difficultés pour mieux montrer sa force, se rangerait encore le Mémoire ou il indique les moyens de construire les Tables astronomiques, d’après une suite d’observations, et sans connaître la loi des mouvements célestes. C’est le problème que résolvaient de tout temps les Astronomes, par les voies les plus élémentaires. Les moyens de Lagrange sont plus analytiques et plus savants ; mais dans l’exemple même qu’il a choisi, et qui est des plus simples, il est permis de douter que les moyens qu’il emploie soient les plus sûrs et les plus faciles. Sans doute il n’a voulu que nous montrer les ressources qu’on eût trouvées dans l’Analyse, si Képler et Newton ne nous avaient dévoilé le système du monde et les lois d’après lesquelles s’accomplissent les mouvements planétaires, car il n’est pas possible d’imaginer qu’il ait pu avoir le moindre doute sur cette loi de la pesanteur universelle dont il avait lui-même donné de si beaux développements, quoique en plusieurs endroits de ses Ouvrages il ait pris le soin d’établir ses formules pour une loi quelconque d’attraction, afin de les rendre indépendantes de toute hypothèse.
Les Géomètres liront avec plaisir les Recherches analytiques sur le problème des projections, qui n’avait jamais été traité d’une manière si générale et si complète ; les Astronomes et les Géographes n’y trouveront de praticable que ce qu’ils avaient appris d’avance par des méthodes plus élémentaires. Si ces derniers Mémoires n’offrent pas de résultats véritablement utiles, outre qu’ils fournissent une lecture attachante, ils nous donnent encore cet avis qui peut avoir des applications fréquentes : c’est que les questions aisées ne doivent être traitées que par des moyens également faciles ; qu’il faut réserver l’analyse savante pour les questions qui exigent ces grands moyens, et qu’il ne faut pas ressembler à ce personnage de la Fable, qui, pour se délivrer d’une puce, voulait emprunter à Jupiter sa foudre, ou à Hercule sa massue.
Il est à croire qu’en ces occasions Lagrange ne voulait pas sérieusement proposer aux Astronomes ces méthodes pénibles en place des moyens plus faciles et plus exacts dont ils sont en possession, mais il faisait de ces problèmes faciles, usuels, et déjà résolus, le même usage qu’ont fait d’autres analystes de questions de pure curiosité, qui leur fournissaient des exemples de calcul et des occasions de développer de nouveaux artifices analytiques, toujours bons à connaître.
Mais un travail, grand dans son objet, utile par ses applications continuelles, et digne en tout de son génie, c’est celui dans lequel il a calculé les changements successifs qui s’opèrent dans les dimensions et les positions des orbites planétaires. Tous les Géomètres, depuis Newton, s’étaient occupés de ce problème ; leurs formules différentielles, appliquées successivement à chaque planète, pouvaient, jusqu’à un certain point, et pendant un certain temps, satisfaire aux besoins de l’Astronomie ; mais, après quelque intervalle, elles se trouvaient insuffisantes, et les calculs étaient à recommencer sur de nouvelles données. M. Lagrange considère la question sous un point de vue qui l’embrasse tout entière, et en permet la solution la plus complète. Au lieu de combiner les orbites deux à deux, comme ses prédécesseurs, il les considère toutes ensemble, et, quel qu’en soit le nombre, il parvient à donner à l’équation une forme qui permet l’intégration, en supposant d’une part le principe fondamental de la gravitation, et de l’autre les orbites connues, comme elles le sont pour une certaine époque. Son analyse détermine ce qu’elles ont été, ce qu’elles deviendront dans tous les siècles passés et futurs. La solution ne laisse rien à désirer, si ce n’est une connaissance plus exacte de la masse des planètes qui n’ont point de satellites. Mais cette connaissance même, avec le temps, pourra s’obtenir par ses formules ; en attendant, M. Laplace a tiré du travail de M. Lagrange une solution plus bornée, mais plus facile, et qui, permettant de remonter aux premiers temps de l’Astronomie, s’étend dans l’avenir au même nombre de siècles, c’est-à-dire à 2000 en avant comme en arrière.
M. Laplace était parvenu par induction à ce théorème important de l’invariabilité des grands axes et des mouvements moyens, qui assure la stabilité du système planétaire, et dissipé pour toujours la crainte qu’on aurait pu concevoir que les planètes, continuellement attirées vers le Soleil, ne dussent finir un jour par se précipiter sur cet astre. M. Lagrange était déjà parvenu à un résultat du même genre à peu près pour la Lune ; on pouvait douter cependant que la proposition fût vraie en toute rigueur. M. Lagrange la démontre directement et sans supposer les orbites. En peu près circulaires, mais en négligeant les carrés et les produits binaires des masses ; M. Poisson a depuis étendu la démonstration aux quantités du second ordre ; il est à présumer qu’elle s’étendrait de même aux produits de tous les ordres. Au reste, ce qui est fait suffit pour nous démontrer que toute crainte à cet égard serait désormais bien folle et bien chimérique.
La manière ordinaire d’intégrer les équations des mouvements planétaires avait un inconvénient qui rendait les solutions presque illusoires, celui des arcs de cercle qui croîtraient indéfiniment avec le temps ; on était parvenu, en certains cas, à se débarrasser de ces arcs incommodes. M. Laplace avait fait en ce genre des remarques très-importantes, mais fondées sur une métaphysique trop ingénieuse pour offrir la clarté d’une démonstration purement analytique ; M. Lagrange a reconnu qu’en faisant varier les constantes arbitraires, suivant les principes employés dans la théorie des intégrales particulières, on pouvait toujours éviter les arcs de cercle dans le calcul des perturbations.
La question des trajectoires, ou des familles de courbes qui coupent sous des angles donnés une infinité d’autres courbes toutes du même genre, avait occupé tous les Géomètres, depuis Leibnitz et Bernoulli jusqu’à Euler, qui paraissait n’avoir rien laissé à désirer sur cette question. Lagrange en fit une question neuve en la transportant des simples courbes aux surfaces ; elle conduit à une équation aux différences partielles, laquelle n’est intégrable que dans le cas où l’angle d’intersection est droit.
Nous n’avons présenté qu’une idée bien imparfaite de la série immense de travaux qui ont donné tant de prix aux Mémoires de l’Académie de Berlin, tant qu’elle eut l’avantage inestimable d’être dirigée par M. Lagrange ; il est tel de ces Mémoires qui, par son étendue et par son importance, pourrait passer pour un grand Ouvrage, et cependant ce n’était encore qu’une partie de ce que ces vingt années lui avaient vu produire. Il y avait composé sa Mécanique analytique, mais il désirait qu’elle fût imprimée à Paris, où il espérait que ses formules seraient rendues avec plus de soin et de fidélité. C’était, d’une autre part, courir de trop grands hasards que de confier un pareil manuscrit aux mains d’un voyageur qui n’en sentirait pas assez tout le prix. M. Lagrange en fit une copie que M. Duchâtelet se chargea de remettre à l’abbé Marie, avec lequel il était fort lié. Marie répondit dignement à la confiance dont il était honoré. Son premier soin fut de chercher un libraire qui voulut se charger de l’entreprise ; et, ce qu’on aura peine à croire aujourd’hui, il n’en pouvait trouver. Plus les méthodes étaient nouvelles, plus la théorie était sublime, moins elles devaient rencontrer de lecteurs en état de les apprécier, et, sans douter nullement du mérite de l’Ouvrage, les libraires étaient excusables de se défier d’un débit qui pouvait se trouver borné à un petit nombre de Géomètres disséminés sur la face de l’Europe. Desaint, qui fut le plus hardi de tous ceux auxquels on s’adressa, ne consentit à se charger de l’impression que sur l’engagement formel, signé par Marie, de prendre à son compte le restant de l’édition, si, dans un temps fixé, elle n’était entièrement épuisée. À ce premier service, Marie en ajouta un autre auquel M. Lagrange fut au moins aussi sensible. Il lui procura un éditeur digne de présider à l’impression d’un tel ouvrage. M. Legendre se dévoua tout entier à cette révision pénible, et s’en trouvait payé par le sentiment de vénération dont il était pénétré pour l’Auteur, et par les remercîments qu’il en reçut dans une lettre que j’ai eue entre les mains, et que M. Lagrange avait remplie des expressions de son estime et de sa reconnaissance.
Le livre n’avait pas encore paru quand l’Auteur vint s’établir à Paris. Plusieurs causes l’y déterminèrent ; mais il ne faut pas croire à toutes celles qu’on a alléguées.
La mort de Frédéric avait amené de grands changements en Prusse, et pouvait en faire craindre de plus grands encore ; les savants n’y trouvaient plus la même considération. Il était assez naturel que M. Lagrange sentit de nouveau ce désir qui l’avait autrefois conduit à Paris ; ces causes, avec la publication de sa Mécanique, étaient bien suffisantes ; il n’est pas nécessaire d’y joindre celles qu’y ajoutèrent plusieurs brochures publiées en Allemagne, et particulièrement l’historien secret de la cour de Berlin. Jamais, pendant un séjour de vingt-cinq ans en France, nous n’avons entendu M. Lagrange proférer la moindre plainte contre le Ministre qu’on a accusé de l’avoir irrévocablement mécontenté par des mépris et des dégoûts, que par respect pour lui-même il lui était impossible de dissimuler. On pourrait soupçonner que M. Lagrange eût assez de générosité pour oublier ou pardonner des torts dont il aurait tiré la seule vengeance qui fût digne de lui, celle de quitter une contrée où son mérite eût été méconnu. Mais, interrogé directement sur ce sujet par un Membre de l’Institut (M. Burckhardt), il ne donna que des réponses négatives, et qui n’indiquaient d’autre cause véritable que les malheurs qu’on croyait prêts à fondre sur la Prusse M. Hertzberg était mort ; M. Lagrange, Comte et Sénateur français, n’avait aucun intérêt de dissimuler la vérité ; ainsi nous devons nous en rapporter à ses dénégations constantes.
L’historien que nous avons cité a donc été mal informé ; mais l’esprit de dénigrement et de satire, qui a si justement rendu son ouvrage suspect, ne doit pas nous empêcher d’en extraire les lignes où il expose, avec l’énergie qui lui est particulière, son opinion, qui est celle de l’Europe, quand il rend justice à M. Lagrange[4].
« Il me semble, ce sont ses termes, qu’il y aurait ici en ce moment une acquisition digne du Roi de France. L’illustre Lagrange, le premier Géomètre qui ait paru depuis Newton et qui, sous tous les rapports de l’esprit et du génie, est l’homme qui m’a le plus étonné ; Lagrange, le plus sage, et peut-être le seul philosophe vraiment pratique qui ait jamais existé, recommandable par son imperturbable sagesse, ses mœurs, sa conduite de tout genre, en un mot l’objet du plus tendre respect du petit nombre d’hommes dont il se laisse approcher, Lagrange est mécontent, tout le convie à se retirer d’un pays ou rien n’absout du crime d’être étranger, et où il ne supportera pas de n’être pour ainsi dire qu’un objet de tolérance… Le prince Cardito de Caffredo, Ministre de Naples à Copenhague, lui a offert les plus belles conditions de la part de son Souverain ; le Grand-Duc, le Roi de Sardaigne, l’invitent vivement ; mais toutes leurs propositions seront aisément oubliées pour la nôtre… Je suis très-attaché à cette idée, parce que je la crois noble, et que j’aime tendrement l’homme qui en est l’objet… J’ai suspendu la délibération de M. L. G. sur les propositions qui lui sont faites, pour attendre les nôtres… J’ai oublié de vous dire que l’Ambassadeur (de France) avait, à ma prière, adressé à M. de Vergennes la proposition d’appeler M. Lagrange. »
L’auteur que nous citons paraît craindre l’opposition de M. de Breteuil, et, suivant M. Lagrange lui-même, ce fut l’abbé Marie qui le proposa à M. de Breteuil, et ce Ministre, qui dans toutes les occasions a été au-devant des désirs de l’Académie des Sciences, porta cette demande et la fit agréer par Louis XVI.
Le successeur de Frédéric, quoiqu’il s’intéressât médiocrement aux sciences, faisait quelques difficultés de laisser partir un savant que son prédécesseur avait appelé et qu’il honorait d’une estime particulière. Après quelques démarches, Lagrange obtint qu’on ne s’opposât plus à son départ ; on y mit pour condition qu’il donnerait encore plusieurs Mémoires à l’Académie de Berlin. Les volumes de 1792, 1793 et 1803 prouvent qu’il fut fidèle à sa promesse.
Ce fut en 1787 que M. Lagrange vint à Paris, siéger il l’Académie des Sciences, dont il était depuis quinze ans Associé étranger. Pour lui donner droit de suffrage dans toutes les délibérations, on changea ce titre en celui de Pensionnaire vétéran. Ses nouveaux confrères se montrèrent à l’envi heureux et glorieux de le posséder ; la Reine l’accueillit avec bienveillance ; elle le considérait comme Allemand ; il lui avait été recommandé de Vienne. On lui donna un logement au Louvre ; il y vécut heureux jusqu’à la révolution. La satisfaction dont il jouissait se répandait peu au dehors : toujours affable et bon quand on l’interrogeait, il se pressait peu de parler, paraissait distrait et mélancolique ; souvent, dans une réunion qui devait être selon son goût, au milieu de ces savants qu’il était venu chercher de si loin, parmi les hommes les plus distingués de tout pays qui se rassemblaient toutes les semaines chez l’illustre Lavoisier, je l’ai vu rêveur, debout contre une fenêtre où rien pourtant n’attirait ses regards ; il y restait étranger à tout ce se disait autour de lui ; il avouait lui-même que son enthousiasme était éteint, qu’il avait perdu le goût des recherches mathématiques. S’il apprenait qu’un Géomètre s’occupât de quelque travail, Tant mieux, disait-il, je l’avais commencé, je serai dispensé de l’achever. Mais cette tête pensante ne pouvait que changer l’objet de ses méditations. La métaphysique, l’histoire de l’esprit humain, celle des différentes religions, la théorie générale des langues, la médecine, la botanique, s’étaient partagé ses loisirs. Quand la conversation se portait sur les matières qui paraissaient lui devoir être les plus étrangères, on était frappé d’un trait inattendu, d’une pensée fine, d’une vue profonde, qui décelaient de longues réflexions. Entouré de Chimistes qui venaient de réformer toutes les théories, et jusqu’au langage de leur science, il se mit au courant de leurs découvertes qui donnaient à des faits, auparavant isolés et inexplicables, cette liaison qu’ont entre elles les différentes parties des Mathématiques : il consentit à acquérir ces connaissances qui lui avaient autrefois semblé si obscures, et qui étaient devenues aisées comme l’Algèbre. On a été étonné de cette comparaison, on a cru qu’elle ne pouvait venir à l’esprit que d’un Lagrange. Elle nous paraît aussi simple que juste, mais il faut la prendre dans son véritable sens. L’Algèbre, qui présente tant de problèmes insolubles, tant de difficultés contre lesquelles sont venus se briser tous les efforts de Lagrange lui-même, ne pouvait lui paraître une étude si facile ; mais il comparait les éléments de la Chimie à ceux de l’Algèbre ; ces nouveaux éléments faisaient corps, ils étaient intelligibles, ils offraient plus de certitude ; ils ressemblaient à ceux de l’Algèbre qui, dans la partie qui est faite, n’offre rien de bien difficile à concevoir, aucune vérité à laquelle on ne puisse parvenir par une suite de raisonnements de l’évidence la plus palpable. L’entrée de la science chimique lui parut offrir ces mêmes avantages, avec un peu moins de certitude et de stabilité probablement ; comme l’Algèbre, elle a sans doute aussi ses difficultés, ses paradoxes qu’on n’expliquera qu’avec beaucoup de sagacité, de réflexions et de temps ; elle aura ses problèmes qui demeureront toujours insolubles.
C’est dans ce repos philosophique qu’il vécut jusqu’à la révolution, sans rien ajouter à ses découvertes mathématiques, sans même ouvrir une seule fois sa Mécanique analytique, qui avait paru depuis plus de deux ans.
La révolution offrit aux savants l’occasion d’une grande et difficile innovation : l’établissement d’un système métrique, fondé sur la nature, et parfaitement analogue à notre échelle de numération. Lagrange fut un des Commissaires que l’Académie chargea de ce travail ; il en fut un des plus ardents promoteurs ; il voulait le système décimal dans toute sa pureté ; il ne pardonnait pas à Borda la complaisance qu’il avait eue de faire exécuter des quarts de mètre. Il était peu frappé de l’objection que l’on tirait contre ce système du petit nombre des diviseurs de sa base. Il regrettait presque qu’elle ne fût pas un nombre premier, tel que 11, qui nécessairement eût donné un même dénominateur à toutes les fractions. On regardera, si l’on veut, cette idée comme une de ces exagérations qui échappent aux meilleurs esprits dans le feu de la dispute ; mais il n’employait ce nombre 11 que pour écarter le nombre 12, que des novateurs plus intrépides auraient voulu substituer à celui de 10, qui fait partout la base de la numération.
À la suppression des Académies, on conserva temporairement la Commission chargée de l’établissement du nouveau système. Trois mois à peine étaient écoulés, que, pour épurer cette Commission, on raya de sa liste les noms de Lavoisier, Borda, Laplace, Coulomb, Brisson, et celui de l’Astronome qui opérait en France. Lagrange fut conservé. En qualité de Président, par une lettre longue et pleine de bonté, il m’avertit que j’allais recevoir l’avis officiel de ma destitution. Dès qu’il me sut de retour, il vint me témoigner le regret que lui causait l’éloignement d’un si grand nombre de confrères. Je ne sais, disait-il, pourquoi ils m’ont conservé. Mais, à moins d’être totale, il était difficile que la suppression s’étendît jusqu’à lui. Plus la Commission avait éprouvé de pertes, plus il lui importait de ne pas se priver de la considération attachée au nom de Lagrange ; on le savait d’ailleurs uniquement dévoué aux sciences ; il n’avait aucune place, ni dans l’ordre civil, ni dans l’administration ; la modération de son caractère l’avait empêché d’exprimer ce qu’il ne pouvait se défendre de penser en secret. Mais jamais je n’oublierai la conversation que j’eus avec lui à cette époque. C’était le lendemain de ce jour où un jugement atroce et absurde, en révoltant tout ce qui avait quelque idée de justice, avait mis les savants dans le deuil, en frappant le plus illustre physicien de l’Europe. Il ne leur a fallu qu’un moment, me disait-il, pour faire tomber cette tête, et cent années peut-être ne suffiront pas pour en reproduire une semblable. Nous gémissions ensemble des funestes suites de l’expérience dangereuse qu’avaient tentée les Français. Quelque temps auparavant nous avions eu une conversation du même genre dans le cabinet de Lavoisier, à l’occasion du procès du malheureux Bailly. Tous ces projets chimériques d’amélioration lui paraissaient des preuves fort équivoques de la grandeur de l’esprit humain : Voulez-vous le voir véritablement grand, entrez dans le cabinet de Newton décomposant la lumière, ou dévoilant le système du monde.
Déjà depuis longtemps il regrettait de n’avoir pas écouté la voix de ses amis qui, dès le commencement de nos troubles, lui avaient conseillé de chercher un asile qu’il aurait trouvé si facilement. Tant que la révolution ne parut menacer que le traitement dont il jouissait en France, il avait négligé cette considération pour la curiosité de voir de plus près une de ces grandes secousses qu’il serait toujours plus prudent d’observer d’un peu loin. Tu l’as voulu, se répétait-il à lui-même, en me confiant ses regrets ; en vain un Décret spécial, proposé par Duséjour, à l’Assemblée constituante, lui avait assuré le payement de sa pension ; vainement lui eût-on tenu parole, la dépréciation du papier-monnaie suffisait pour rendre ce Décret illusoire. Il avait été nommé Membre d’un Bureau de consultation chargé d’examiner et de récompenser les inventions utiles ; on l’avait fait l’un des Administrateurs de la Monnaie, mais cette Commission lui offrait peu d’objets capables de fixer son attention, et ne pouvait en aucun sens dissiper ses inquiétudes. On voulut de nouveau l’attirer à Berlin, et lui rendre sa première existence ; il y avait consenti. Hérault de Séchelles, à qui il s’était adressé pour un passe-port, lui offrait pour plus de sûreté une mission en Prusse. M. Lagrange ne put consentir à quitter sa patrie ; cette répugnance, qu’il regardait alors comme un malheur, fut pour lui une source de fortune et de gloire nouvelle.
L’École Normale, dont il fut nommé Professeur, mais qui n’eut qu’une existence éphémère, lui donna à peine le temps d’exposer ses idées sur les fondements de l’Arithmétique, de l’Algèbre et de leurs applications à la Géométrie.
L’École Polytechnique, fruit d’une idée plus heureuse, eut aussi des succès plus durables ; et parmi les meilleurs effets qu’elle a produits, nous pouvons mettre au premier rang celui d’avoir rendu M. Lagrange à l’Analyse. Ce fut là qu’il eut occasion de développer les idées dont le germe était dans un Mémoire qu’il avait publié en 1772, et dont l’objet était d’enseigner la véritable métaphysique du Calcul intégral. Pour l’entendre, et jouir plus tôt de ces heureux développements, on vit les Professeurs se mêler aux jeunes élèves. C’est alors qu’il composa ses Fonctions analytiques, et les Leçons sur ce calcul, dont il a donné plusieurs éditions. Ceux qui ont été à portée de suivre ces intéressantes leçons, a dit un de ces Professeurs (M. Lacroix), ont eu le plaisir de lui voir créer sous les yeux des auditeurs presque toutes les portions de sa théorie, et conserveront précieusement plusieurs variantes que recueillera, l’histoire de la Science, comme des exemples de la marche que suit dans l’Analyse le génie de l’invention.
Ce fut alors aussi qu’il publia son Traité de la Résolution des équations numériques, avec des Notes sur plusieurs points de la théorie des équations algébriques.
On dit qu’Archimède, dont la grande réputation est surtout fondée, au moins chez les historiens, sur des machines de tout genre, et principalement celles qui avaient retardé la prise de Syracuse, dédaignait ces inventions mécaniques, sur lesquelles il n’a rien écrit ; on dit qu’il ne mettait d’importance qu’à ses Ouvrages de pure théorie. On pourrait quelquefois penser que nos grands Géomètres partagent, à cet égard, l’opinion d’Archimède. Ils regardent un problème comme résolu quand il n’offre plus de difficultés analytiques, qu’il ne reste plus à faire que des différentiations, des substitutions et des réductions, opérations qui, dans le fait, n’exigent guère que de la patience et une certaine habitude. Satisfaits d’avoir écarté les difficultés plus réelles, ils s’inquiètent trop peu de l’embarras où ils laissent les calculateurs et du travail que doit leur imposer l’usage de la formule, même après qu’elle a été convenablement réduite. Nous n’oserions assurer que Lagrange n’ait pas été le plus souvent de cette opinion. Plus d’une fois il a exprimé ouvertement son vœu de voir encourager les recherches purement analytiques ; et, même quand il paraît se proposer la plus grande facilité des calculs usuels, c’est encore l’Analyse principalement qu’il perfectionne.
La résolution générale des équations algébriques est sujette à des difficultés réputées insurmontables ; mais, dans la pratique, tout problème déterminé conduit à une équation dont tous les coefficients sont donnés en nombres : il suffirait donc d’avoir une méthode sûre pour trouver toutes les racines de cette équation, qu’on nomme numérique. C’est l’objet que se propose M. Lagrange ; il analyse les méthodes connues, en démontre l’incertitude et l’insuffisance ; il réduit le problème à la détermination d’une quantité plus petite que la plus petite différence entre les racines. C’est beaucoup. On ne peut trop admirer la science analytique qui brille partout dans cet Ouvrage ; mais, malgré toutes les ressources du génie de Lagrange, on ne peut se dissimuler que le travail ne soit encore bien long, et les calculateurs continueront sans doute de donner la préférence à des moyens moins directs et plus expéditifs. Quatre fois l’Auteur est revenu sur ce sujet ; il est à croire qu’une solution commode et générale nous sera toujours refusée, ou que du moins ce sera par d’autres moyens qu’il faudra la chercher. L’Auteur semble l’avoir reconnu lui-même, en recommandant celui de M. Budan comme le plus facile et le plus élégant pour résoudre toutes les équations dont toutes les racines sont réelles.
Le désir de multiplier les applications utiles lui fit entreprendre une nouvelle édition de sa Mécanique analytique : son projet était d’en développer les parties les plus usuelles. Il y travaillait avec toute l’ardeur et la force de tête qu’il y aurait mise dans son meilleur temps ; mais cette application lui laissait une fatigue qui allait quelquefois à le faire tomber en défaillance. Il fut trouvé en cet état par Mme Lagrange. Sa tête, en tombant, avait porté sur l’angle d’un meuble, et ce choc ne lui avait pas rendu l’usage de ses sens. C’était un avertissement de se ménager davantage ; il en jugea d’abord ainsi ; mais il avait trop à cœur de terminer la rédaction de cet Ouvrage, dont l’impression, longtemps suspendue, n’a été terminée qu’en 1815. Le premier volume avait paru quelque temps avant sa mort ; il avait été suivi d’une nouvelle édition des Fonctions analytiques. Tant de travaux l’épuisèrent. Vers la fin de mars, la fièvre se déclara, l’appétit était nul, le sommeil agité, la bouche aride ; il éprouvait des défaillances alarmantes, surtout à l’heure de son réveil. Il sentit son danger ; mais, conservant son imperturbable sérénité, il étudiait ce qui se passait en lui ; et, comme s’il n’eût fait qu’assister à une grande et rare expérience, il y donnait toute son attention. Ses remarques n’ont point été perdues ; l’amitié lui amena, le 8 avril au matin, MM. Lacépède et Monge, et M. Chaptal, qui se fit un devoir religieux de recueillir les principaux traits d’une conversation qui fut la dernière. (Nous avons suivi scrupuleusement toutes les indications qu’elle contient, et les passages que nous avons soulignés sans autre citation sont fidèlement copiés sur le manuscrit de M. le Comte Chaptal.)
Il les reçut avec attendrissement et cordialité. J’ai été bien mal avant-hier, mes amis, leur dit-il, je me sentais mourir ; mon corps s’afaiblissait peu à peu, mes facultés morales et physiques s’éteignaient insensiblement, j’observais avec plaisir la progression bien graduée de la diminution de mes forces, et j’arrivais au terme sans douleur, sans regrets, et par une pente bien douce. Oh ! la mort n’est pas à redouter, et lorsqu’elle vient sans douleur, c’est une dernière fonction qui n’est ni pénible ni désagréable. Alors il leur exposait ses idées sur la vie, dont il croyait que le siége est partout, dans tous les organes, dans tout l’ensemble de la machine, qui, chez lui, s’affaiblissait également partout et par les mêmes degrés. Quelques instants de plus, il n’y avait plus de fonctions nulle part, la mort était partout : la mort n’est que le repos absolu du corps.
Je voulais mourir, ajouta-t-il avec plus de force, oui, je voulais mourir, et j’y trouvais du plaisir ; mais ma femme n’a pas voulu : j’eusse préféré en ces moments une femme moins bonne, moins empressée à ranimer mes forces, et qui m’eût laissé finir doucement. J’ai fourni ma carrière, j’ai acquis quelque célébrité dans les Mathématiques. Je n’ai haï personne, je n’ai point fait de mal, et il faut bien finir, mais ma femme n’a pas voulu.
Comme il s’était fort animé, surtout à ces derniers mots, ses amis, malgré tout l’intérêt qu’ils mettaient à l’entendre, voulaient se retirer ; il se mit à leur faire l’histoire de sa vie, de ses travaux, de ses succès, de son séjour à Berlin (où plusieurs fois il nous avait dit qu’il avait vu de près un Roi), de son arrivée à Paris, de la tranquillité dont il y avait joui d’abord, des inquiétudes que lui avait ensuite causées la révolution, de la manière grande et inespérée dont il en avait été dédommagé par un Prince plus grand, plus puissant (il aurait pu dire encore plus en état de l’apprécier), qui l’avait comblé d’honneurs et de dignités, et qui, tout récemment encore, venait de lui envoyer le grand cordon de l’Ordre de la Réunion ; ajoutons enfin qui, après lui avoir donné, pendant sa vie, les preuves non équivoques de la plus haute estime, vient de faire, pour sa veuve et son frère, plus que jamais Frédéric n’avait fait pour lui-même pendant tout le temps qu’il avait illustré son Académie.
Il n’avait ambitionné ni ces honneurs ni ces richesses, mais il les recevait avec une respectueuse reconnaissance, et s’en réjouissait pour l’avantage des sciences. Il comptait se parer de ces titres au frontispice de l’Ouvrage qu’il faisait imprimer, pour montrer à l’univers à quel point les savants étaient honorés en France.
On voit, par ces derniers mots, qu’il n’avait pas perdu tout espoir de guérison ; il croyait seulement que sa convalescence serait longue ; il offrait ensuite, dès que ses forces seraient revenues, d’aller dîner chez M. le Comte de Lacépède avec MM. les Comtes Monge et Chaptal, et là il se proposait de leur donner sur sa vie et ses Ouvrages d’autres détails qu’ils ne pourraient trouver nulle part. Ces détails sont irrévocablement perdus. Nous ignorons même encore ce qu’il avait voulu, et ce qu’il aura pu ajouter au second volume de sa Mécanique, qui était déjà sous presse. (Ce volume a paru en 1816.)
Pendant cette conversation, qui dura plus de deux heures, la mémoire lui manqua souvent ; il faisait de vains efforts pour se rappeler les noms et les dates, mais son discours fut toujours suivi, plein de fortes pensées et d’expressions hardies. Cet emploi qu’il fit de ses forces les épuisa. À peine ses amis étaient retirés, qu’il tomba dans un abattement profond, et il mourut le surlendemain 10 avril, à neuf heures trois quarts du matin.
M. Lagrange était d’une complexion délicate, mais bonne ; sa tranquillité, sa modération, un régime austère et frugal, dont il s’écartait rarement, lui ont fait prolonger sa carrière jusqu’à l’âge de soixante-dix-sept ans deux mois et dix jours. Il avait été marié deux fois ; la première fois à Berlin, pour faire comme tous les autres Académiciens, dont aucun n’était célibataire. Il avait fait venir de Turin une parente qu’il épousa, et qu’il perdit après une longue maladie, pendant laquelle il lui avait prodigue les soins les plus tendres, les plus soutenus et les plus ingénieux. Quand depuis il épousa en France Mlle Lemonnier, fille de notre célèbre Astronome, il nous disait : Je n’ai point eu d’enfant de mon premier mariage, je ne sais si j’en aurai du second, je n’en désire guère. Ce qu’il souhaitait principalement, c’était une compagne aimable, dont la société pût lui offrir quelques délassements dans les intervalles de ses travaux, et, à cet égard, il ne lui resta rien à désirer. Mme la Comtesse Lagrange, fille, petite-fille et nièce de Membres de l’Académie des Sciences, était digne d’apprécier le nom qu’il lui ferait porter. Cet avantage réparant à ses yeux l’inégalité de leurs âges, elle ne tarda pas à concevoir pour lui le plus tendre attachement. Il en était reconnaissant au point qu’il souffrait difficilement d’être séparé d’elle, que c’était pour elle seule qu’il sentait quelque regret de quitter la vie, et qu’enfin on l’a plusieurs fois entendu dire que de tous ses succès, ce qu’il prisait le plus, c’était qu’ils lui eussent fait obtenir une compagne si tendre et si dévouée. Pendant les dix jours que dura sa maladie, elle ne le perdit pas de vue un seul instant, et les employa constamment à réparer ses forces et à prolonger son existence.
Il aimait la retraite, mais il n’en fit pas un devoir à la jeune épouse qu’il s’était associée ; il sortit donc plus souvent, et se montra dans le monde, où d’ailleurs ses dignités l’obligeaient de paraître. Très-souvent on pouvait s’apercevoir qu’il y suivait les méditations commencées dans son cabinet ; on a dit qu’il n’était pas insensible aux charmes de la musique. En effet, quand une réunion était nombreuse, il n’était pas fâché qu’un concert vint interrompre les conversations et fixer toutes les attentions. Dans une de ces occasions, je lui demandais ce qu’il pensait de la musique : Je l’aime parce qu’elle m’isole ; j’en écoute les trois premières mesures, à la quatrième je ne distingue plus rien, je me livre à mes réflexions, rien ne m’interrompt, et c’est ainsi que j’ai résolu plus d’un problème difficile. Ainsi, pour lui, la plus belle œuvre de musique devait être celle à laquelle il avait dû les inspirations les plus heureuses.
Quoiqu’il fût doué d’une figure vénérable, sur laquelle se peignait son beau caractère, jamais il n’avait voulu consentir que l’on fît son portrait ; plus d’une fois, par une adresse fort excusable, on s’était introduit aux séances de l’Institut, pour le dessiner à son insu. Un artiste, envoyé par l’Académie de Turin, traça de cette manière l’esquisse d’après laquelle il a fait le buste qui a été plusieurs mois exposé dans la salle de nos séances particulières ; et qui orne aujourd’hui notre bibliothèque. Ses traits ont été moulés après sa mort, et précédemment, pendant qu’il sommeillait, on en avait fait un dessin qu’on dit fort ressemblant.
Doux, et même timide dans la conversation, il aimait particulièrement à interroger, soit pour faire valoir les autres, soit pour ajouter leurs réflexions à ses vastes connaissances. Quand il parlait, c’était toujours sur le ton du doute, et sa première phrase commençant ordinairement par je ne sais pas. Il respectait toutes les opinions, était bien éloigné de donner les siennes pour des règles ; ce n’est pas qu’il fût aisé de l’en faire changer, et qu’il ne les défendît parfois avec une chaleur qui allait croissant jusqu’à ce qu’il s’aperçût de quelque altération en lui-même ; alors il revenait à sa tranquillité ordinaire. Un jour, après une discussion de cette espèce, M. Lagrange étant sorti, Borda, resté seul avec moi, laissa échapper ces mots : Je suis fâché d’avoir à le dire d’un homme tel que M. Lagrange, mais je n’en connais pas de plus entêté. Si Borda fût sorti le premier, Lagrange m’en eût dit autant sans doute de son confrère, homme de sens et de beaucoup d’esprit, qui, comme Lagrange, ne changeait pas volontiers les idées qu’il n’avait adoptées qu’après un mûr examen.
Souvent on remarquait dans son ton une légère et douce ironie, sur l’intention de laquelle il était possible de se méprendre, et dont je n’ai pas vu d’exemple que personne ait pu se tenir offensé ; ainsi il me disait un jour : « Ces Astronomes sont singuliers ; ils ne veulent pas croire à une théorie, quand elle ne s’accorde pas avec leurs observations. » Ce qui avait amené cette réflexion, son regard en la proférant en marquait assez le sens véritable, et je ne me crus pas obligé de défendre les Astronomes.
Parmi tant de chefs-d’œuvre que l’on doit à son génie, sa Mécanique est sans contredit le plus grand, le plus remarquable et le plus important. Les Fonctions analytiques ne sont qu’au second rang, malgré la fécondité de l’idée principale et la beauté des développements. Une notation moins commode, des calculs plus embarrassants, quoique plus lumineux, empêcheront les Géomètres d’employer, si ce n’est en certains cas difficiles et douteux, ses symboles et ses dénominations ; il suffit qu’il les ait rassurés sur la légitimité des procédés plus expéditifs du Calcul différentiel et intégral. Lui-même a suivi la notation commune dans la seconde édition de sa Mécanique.
Ce grand Ouvrage est tout fondé sur le Calcul des variations, dont il est l’inventeur ; tout y découle d’une formule unique, et d’un principe connu avant lui, mais dont on était loin de soupçonner toute l’utilité. Cette sublime composition réunit en outre tous ceux de ses travaux précédents qu’il a pu y rattacher ; elle se distingue encore par l’esprit philosophique qui y règne d’un bout à l’autre : elle est aussi la plus belle histoire de cette partie de la science, une histoire telle qu’elle ne pouvait être écrite que par un homme au niveau de son sujet, et supérieur à tous ses devanciers, dont il analyse les Ouvrages ; elle forme une lecture du plus haut intérêt, même pour celui qui serait hors d’état d’en apprécier tous les calculs de détails. Un pareil lecteur y apercevra du moins la liaison intime de tous les principes sur lesquels les plus grands Géomètres ont appuyé leurs recherches de Mécanique. Il y verra la loi géométrique des mouvements célestes, déduite de simples considérations mécaniques et analytiques. De ces problèmes qui servent à calculer le véritable système du monde, l’Auteur passe à des questions plus difficiles, plus compliquées, et qui tiendraient à un autre ordre de choses ; ces recherches ne sont que de pure curiosité, l’Auteur en avertit ; mais elles prouvent toute l’étendue de ses ressources. On y voit enfin sa nouvelle Théorie des variations des constantes arbitraires du mouvement des planètes, qui avait paru avec tant d’éclat dans les Mémoires de l’Institut, où elle avait prouvé que l’Auteur, à l’âge de plus de soixante-quinze ans, n’était pas descendu du haut rang qu’il occupait depuis si longtemps, de l’aveu de tous les Géomètres.
Partout dans ses écrits, quand il rapporte un théorème important, il en fait hommage au premier Auteur.
Quand il rectifie les idées de ses prédécesseurs ou de ses contemporains, c’est avec tous les égards dus au génie ; quand il démontre les erreurs de ceux qui l’ont attaqué, c’est avec l’impassibilité d’un vrai Géomètre et le calme d’un démonstrateur. Aucun de ses rivaux célèbres n’eut des idées plus fines, plus justes, plus générales et plus profondes ; enfin, grâce à ses heureux travaux, la Science mathématique est aujourd’hui comme un vaste et beau palais dont il a renouvelé les fondements, posé le faîte, et dans lequel on ne peut faire un pas sans trouver avec admiration des monuments de son génie.
- ↑ Éloge de Lagrange, par Cossali. Padoue, 1813.
- ↑ D’autres disent quinze ou dix-neuf.
- ↑ Desideratur itaque methodus a resolutione geometricâ et linearâ libera, quâ pateat loco Pdp scribi posse — Pdp. C’est ce que Lagrange démontra par le calcul des variations.
- ↑ Histoire secrète de la cour de Berlin, 1789, t. II, p. 173 et suiv.