Le Talion (Poèmes tragiques)

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Poèmes tragiquesAlphonse Lemerre, éditeur (p. 44-47).






Ai-je dormi ? quel songe horrible m’a hanté ?
Oh ! ces spectres, ces morts, un blême rire aux bouches,
Surgis par millions du sol ensanglanté,
Et qui dardaient, dans une ardente fixité,
          Leurs prunelles farouches !

Tels, sans doute, autrefois, Y’hezkel le Voyant,
Le poil tout hérissé du souffle prophétique,
Les vit tourbillonner en se multipliant
Hors du sombre Schéol, dans le Val effrayant
          Où gît la Race antique.


Et ces morts remuaient leurs os chargés de fers,
Et j’entendais, du fond de l’horizon qui gronde,
Pareille au bruit du flux croissant des hautes mers,
Une Voix qui parlait au milieu des éclairs
          En ébranlant le monde.

Elle disait : — Ô Loups affamés et hurlants,
Princes de l’aquilon, ivres du sang des justes !
Dans les siècles j’ai fait mon chemin à pas lents ;
Mais je viens ! je romprai de mes poings violents
          Vos mâchoires robustes.

Le jour de ma colère, ô Rois, flamboie enfin :
Voici le fer, le feu, le poison et la corde !
J’étancherai ma soif, j’assouvirai ma faim.
Le torrent de ma rage est déchaîné, le vin
          De ma fureur déborde !

Il est trop tard pour la terreur ou le remords,
Car le crime accompli jamais plus ne s’efface,
Car j’arrache les cœurs féroces que je mords,
Car mon peuple a dressé la foule de ses morts
          La face vers ma face !

Ô Princes ! c’est pourquoi vous ne dormirez point
Au tombeau des aïeux, immobiles et graves,
Sous le suaire où l’or à la pourpre se joint,
Votre couronne au front et votre épée au poing,
          Comme dorment les braves.


Non ! l’épais tourbillon des aigles irrités
Mangera votre chair immonde à gorge pleine ;
Vous serez mis en quatre et tout déchiquetés,
Et les chiens traîneront vos lambeaux empestés
         Par le mont et la plaine.

Je ferai cela, Moi, le Talion vivant,
Puisque, ceignant vos reins pour l’exécrable tâche,
Au milieu des sanglots qui roulent dans le vent,
Vous avez égorgé, dès le soleil levant,
          Sans merci ni relâche.

Oui ! puisque vous avez, en un même monceau,
Comme sur un étal public les viandes crues
Du mouton éventré, du bœuf et du pourceau,
Entassé jeune et vieux, femme, enfant au berceau,
          Sur le pavé des rues ;

Puisque, de père en fils, ô Rois, sinistres fous,
D’un constant parricide épouvantant l’histoire,
Dévorateurs d’un peuple assassiné par vous,
De la Goule du Nord vous êtes sortis tous
          Comme d’un vomitoire !

L’heure sonne, il est temps, et me voici ! Malheur !
Flambe, ô torche ! Bondis, couteau, hors de la gaîne !
Taisez-vous, cris d’angoisse et sanglots de douleur !
Ô vengeance sacrée, épanouis ta fleur !
          Grince des dents, ô haine !


Qu’ils râlent, engloutis sous leurs palais fumants !
Et vous, ô morts d’hier, et vous, vieilles victimes,
Dans la nuit furieuse, avec des hurlements,
Pourchassez-les parmi les épouvantements
      Éternels de leurs crimes !