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La Machine d’arithmétique

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La Machine d’arithmétique. Lettre dédicatoire à Monseigneur le Chancelier, 1645
.


LETTRE
DEDICATOIRE
A
MONSEIGNEUR
LE
CHANCELIER


Sur le sujet de la Machine nouvellement inventée par le sieur B. P. pour faire toutes sortes d'opérations d'Arithmétique, par un mouvement réglé, sans plume ni jetons.


AVEC
un avis nécessaire à ceux qui auront curiosité de voir ladite Machine, et s'en servir.




M. DC. XLV.


A MONSEIGNEUR LE CHANCELIER[1]



Monseigneur
,


Si le public reçoit quelque utilité de l’invention que j’ai trouvée pour faire toutes sortes de règles d’arithmétique, par une manière aussi nouvelle, que commode, il en aura plus d’obligation à Votre Grandeur qu’à mes petits efforts, puisque je ne me saurais vanter que de l’avoir conçue, et qu’elle doit absolument sa naissance à l’honneur de vos commandements. Les longueurs et les difficultés des moyens ordinaires dont on se sert m’ayant fait penser à quelque secours plus prompt et plus facile, pour me soulager dans les grands calculs où j’ai été occupé depuis quelques années en plusieurs affaires qui dépendent des emplois dont il vous a plu honorer mon père pour le service de sa Majesté en la haute Normandie, j’employai à cette recherche toute la connaissance que mon inclination et le travail de mes premières études m’ont fait acquérir dans les mathématiques ; et après une profonde méditation, je reconnus que ce secours n’était pas impossible à trouver. Les lumières de la géométrie, de la physique et de la mécanique m’en fournirent le dessein, et m’assurèrent que l’usage en serait infaillible si quelque ouvrier pouvait former l’instrument dont j’avais imaginé le modèle. Mais ce fut en ce point que je rencontrai des obstacles aussi grands que ceux que je voulais éviter, et auxquels je cherchais un remède. N’ayant pas l’industrie de manier le métal et le marteau comme la plume et le compas, et les artisans ayant plus de connaissance de la pratique de leur art que des sciences sur lesquelles il est fondé, je me vis réduit à quitter toute mon entreprise, dont il ne me revenait que beaucoup de fatigues, sans aucun bon succès. Mais, Monseigneur, Votre Grandeur ayant soutenu mon courage, qui se laissais aller, et m’ayant fait la grâce de parler du simple crayon que mes amis vous avaient présenté en des termes qui me le firent voir tout autre qu'il ne m'avais paru auparavant, avec les nouvelles forces que vos louanges me donnèrent, je fis de nouveaux efforts, et, suspendant tout autre exercice, je ne songeai plus qu'à la construction de cette petite machine que j'ai osé, Monseigneur, vous présenter, après l'avoir mise en état de faire, avec elle seule et sans aucun travail d'esprit, les opérations de toutes les parties de l'arithmétique, selon que je me l'étais proposé.

C'est donc à vous, Monseigneur, que je devais ce petit essai, puisque c'est vous qui me l'avez fait faire ; et c'est de vous aussi que j'en attends une glorieuse protection. Les inventions qui ne sont pas connues ont toujours plus de censeurs que d'approbateurs : on blâme ceux qui les ont trouvées parce qu'on n'en a pas une parfaite intelligence : et, par un injuste préjugé, la difficulté que l'on s'imagine aux choses extraordinaires, fait qu'au lieu de les considérer pour les estimer. on les accuse d'impossibilité, afin de les rejeter ensuite comme impertinentes. D'ailleurs, Monseigneur, je m'attends bien que parmi tant de doctes qui ont pénètré jusque dans les derniers secrets des mathématiques. il pourra s'en trouver qui d'abord estimeront mon action téméraire, vu qu'en la jeunesse où je suis. et avec si peu de force, j'ai osé tenter une route nouvelle dans un champ tout hérissé d'épines, et sans avoir de guide pour m'y frayer le chemin. Mais je veux bien qu'ils m'accusent, et même qu'ils me condamnent, s'ils peuvent justifier que je n'ai pas tenu exactement ce que j'avais promis ; et je ne leur demande que la faveur d'examiner ce que j'ai fait, et non pas celle de l'approuver sans le connaître. Aussi. Monseigneur, je puis dire à Votre Grandeur que j'ai déjà la satisfaction de voir mon petit ouvrage, non seulement autorisé de l'approbation de quelques-uns des principaux en cette véritable science, qui, par une préférence toute particulière, a l'avantage de ne rien enseigner qu'elle ne démontre, mais encore honoré de leur estime et de leur recommandation ; et que même celui d'entre eux, de qui la plupart des autres admirent tous les jours et recueillent les productions, ne l'a pas jugé indigne de se donner la peine, au milieu de ses grandes occupations, d'enseigner et la disposition et l'usage à ceux qui auront quelque désir de s'en servir. Ce sont là, véritablement, Monseigneur, de grandes récompenses du temps que j'ai employé, et de la dépense que j'ai faite pour mettre la chose en l'état ou je vous l'ai présentée. Mais permettez-moi de flatter ma vanité jusqu'au point de dire qu'elles ne me satisferaient pas entière ment, si je n'en avais reçu une beaucoup plus importante et plus délicieuse de Votre Grandeur. En effet, Monseigneur, quand je me représente que cette même bouche, qui prononce tous les jours des oracles sur le trône de la Justice, a daigné donner des éloges au coup d'essai d'un homme de vingt ans, que vous l'avez jugé digne d'être plus d'une fois le sujet de votre entretien, et de le voir placé dans votre cabinet parmi tant d'autres choses rares et précieuses dont il est rempli, je suis comblé de gloire, et je ne trouve point de paroles pour faire paraître ma reconnaissance à Votre Grandeur, et ma joie à tout le monde.

Dans cette impuissance, où l'excès de votre bonté m'a mis, je me contenterai de la révérer par mon silence : et toute la famille dont je porte le nom étant intéressée aussi bien que moi par ce bienfait et par plusieurs autres à faire tous les jours des vœux pour votre prospérité, nous les ferons du cœur, et si ardents et si continuels, que personne ne se pourra vanter d'être plus attachés que nous à votre service, ni de porter plus véritablement que moi la qualité, Monseigneur, de votre très humble et très obéissant serviteur. B. PASCAL.


Avis nécessaire à ceux qui auront curiosité de voir la Machine d'Arithmétique et de s'en servir.


Ami lecteur, cet avertissement servira pour te faire savoir que j'expose au public une petite machine de mon invention, par le moyen de laquelle seul tu pourras, sans peine quelconque, faire toutes les opérations de l'arithmétique, et te soulager du travail qui t'a souvent fatigué l'esprit, lorsque tu as opéré par le jeton ou par la plume : je puis, sans présomption, espérer qu'elle ne te déplaira pas, après que Monseigneur le Chancelier l'a honorée de son estime, et que, dans Paris, ceux qui sont les mieux versés aux mathématiques ne l'ont pas jugée indigne de leur approbation. Néanmoins, pour ne pas paraître négligent à lui faire acquérir aussi la tienne, j'ai cru être obligé de t'éclairer sur toutes les difficultés que j'ai estimées capables de choquer ton sens lorsque tu prendras la peine de la considérer.

Je ne doute pas qu'après l'avoir vue, il ne tombe d'abord dans ta pensée que je devais avoir expliqué par écrit et sa construction, et son usage, et que, pour rendre ce discours intelligible, j'étais même obligé, suivant la méthode des géomètres, de représenter par figures les dimensions, la disposition et le rapport de toutes les pièces et comment chacune doit être placée pour composer l'instrument, et mettre son mouvement en sa perfection : mais tu ne dois pas croire qu'après n'avoir épargné ni le temps, ni la peine, ni la dépense pour la mettre en état de t'être utile, j'eusse négligé d'employer ce qui était nécessaire pour te contenter sur ce point, qui semblait manquer à son accomplissement si je n'avais été empêché de le faire par une considération si puissante, que j'espère même qu'elle te forcera de m'excuser. Oui, j'espère que tu approuveras que je me sois abstenu de ce discours, si tu prends la peine de faire réflexion d'une part sur la facilité qu'il y a d'expliquer de bouche et d'entendre par une brève conférence la construction et l'usage de cette machine, et, d'autre part, sur l'embarras et la difficulté qu'il y eût eu d'exprimer par écrit les mesures, les formes, les proportions, les situations et le surplus des propriétés de tant de pièces différentes ; lors tu jugeras que cette doctrine est du nombre de celles qui ne peuvent être enseignées que de vive voix, et qu'un discours par écrit en cette matière serait autant et plus inutile et embarrassant que celui qu'on emploierait à la description de toutes les parties d'une montre, dont toutefois l'explication est si facile, quand elle est faite bouche à bouche ; et qu'apparemment un tel discours ne pourrait produire d'autre effet qu'un infaillible dégout en l'esprit de plusieurs, leur faisant concevoir mille difficultés où il n'y en a point du tout.

Maintenant (cher lecteur), j'estime qu'il est nécessaire de t'avertir que je prévois deux choses capables de former quelques nuages en ton esprit. Je sais qu'il y a nombre de personnes qui font profession de trouver à redire partout, et qu'entre ceux-là il s'en pourra trouver qui te diront que cette machine pouvait être moins composée ; c'est là la première vapeur que j'estime nécessaire de dissiper. Cette proposition ne te peut être faite que par certains esprits qui ont véritablement quelque connaissance de la mécanique ou de la géométrie, mais qui, pour ne les savoir joindre l'une et l'autre, et toutes deux ensemble à la physique, se flattent ou se trompent dans leurs conceptions imaginaires et se persuadent possibles beaucoup de choses qui ne le sont pas, pour ne posséder qu'une théorie imparfaite des choses en général, laquelle n'est pas suffisante de leur faire prévoir en particulier les inconvénients qui arrivent, ou de la part de la matière, ou des places que doivent occuper les pièces d'une machine dont les mouvements sont différents afin qu'ils soient libres et qu'ils ne puissent s'empêcher l'un l'autre. Lors donc que ces savants imparfaits te proposeront que cette machine pouvait être moins composée, je te conjure de leur faire la réponse que je leur ferais moi-même s'ils me faisaient une telle proposition, et de les assurer de ma part que je leur ferai voir, quand il leur plaira, plusieurs autres modèles, et même un instrument entier et parfait, beaucoup moins composé, dont je me suis publiquement servi pendant six mois entiers, et ainsi, que je n'ignore pas que la machine peut être moins composée, et particulièrement si j'eusse voulu instituer le mouvement de l'opération par la face antérieure, ce qui ne pouvait être qu'avec une incommodité ennuyeuse et insupportable, au lieu que maintenant il se fait par la face supérieure avec toute la commodité qu'on saurait souhaiter et même avec plaisir. Tu leur diras aussi que, mon dessein n'ayant jamais visé qu'a réduire en mouvement réglé toutes les opérations de l'arithmétique, je me suis en même temps persuadé que mon dessein ne réussirait qu'à ma propre confusion. si ce mouvement n'était simple, facile, commode et prompt à l'exécution, et que la machine ne fut durable, solide, et même capable de souffrir sans altération la fatigue du transport, et enfin que, s'ils avaient autant médité que moi sur cette matière et passé par tous les chemins que j'ai suivis pour venir à mon but, l'expérience leur aurait fait voir qu'un instrument moins composé ne pouvait avoir toutes ces conditions que j'ai heureusement données à cette petite machine.

Car pour la simplicité du mouvement des opérations, j'ai fait en sorte qu'encore que les opérations de l'arithmétique soient en quelque façon opposées l'une à l'autre, comme l'addition à la soustraction et la multiplication à la division, néanmoins elles se pratiquent toutes sur cette machine par un seul et unique mouvement.

Pour la facilité de ce même mouvement des opérations, elle est toute apparente, en ce qu'il est aussi facile de faire mouvoir mille et dix mille roues tout à la fois, si elles y étaient, quoique toutes achèvent leur mouvement très parfait, que d'en faire mouvoir une seule (je ne sais si, après le principe sur lequel j'ai fondé cette facilité, il en reste un autre dans la nature). Que si tu veux, outre la facilité du mouvement de l'opération, savoir quelle est la facilité de l'opération même, c'est-à-dire la facilité qu'il y a en l'opération par cette machine, tu le peux, si tu prends la peine de la comparer avec les méthodes d'opérer par le jeton et par la plume. Tu sais comme, en opérant par le jeton, le calculateur (surtout lorsqu'il manque d'habitude) est souvent obligé, de peur de tomber en erreur, de faire une longue suite et extension de jetons, et comme la nécessité le contraint après d'abréger et de relever ceux qui se trouvent inutilement étendus ; en quoi tu vois deux peines inutiles, avec la perte de deux temps. Cette machine facilite et retranche en ses opérations tout ce superflu ; le plus ignorant y trouve autant d'avantage que le plus expérimenté : l'instrument supplée au défaut de l'ignorance ou du peu d'habitude, et, par des mouvements nécessaires, il fait lui seul, sans même l'intention de celui qui s'en sert, tous les abrégés possibles à la nature, et à toutes les fois que les nombres s'y trouvent disposés. Tu sais de même comme, en opérant par la plume, on est à tous les moments obligé de retenir ou d'emprunter les nombres nécessaires, et combien d'erreurs se glissent dans ces rétentions et emprunts à moins d'une très longue habitude et en outre d'une attention profonde et qui fatigue l'esprit en peu de temps. Cette machine délivre celui qui opère par elle de cette vexation ; il suffit qu'il ait le jugement, elle le relève du défaut de la mémoire ; et, sans rien retenir ni emprunter, elle fait d'elle-même ce qu'il désire, sans même qu'il y pense. Il y a cent autres facilités que l'usage fait voir, dont le discours pourrait être ennuyeux.

Quant à la commodité de ce mouvement, il suffit de dire qu'il est insensible, allant de la gauche à la droite, et imitant notre méthode vulgaire d'écrire, fors qu'il procède circulairement.

Et, enfin, quant à sa promptitude, elle parait de même, en la comparant avec celle des autres deux méthodes du jeton et de la plume : et si tu veux encore une plus particulière explication de sa vitesse, je te dirai qu'elle est pareille à l'agilité de la main de celui qui opère : cette promptitude est fondée, non seulement sur la facilité des mouvements qui ne font aucune résistance, mais encore sur la petitesse des roues que l'on meut a la main, qui fait que, le chemin étant plus court, le moteur peut le parcourir en moins de temps ; d'où il arrive encore cette commodité que, par ce moyen, la machine, se trouvant réduite en plus petit volume, elle en est plus maniable et portative.

Et quant à la durée et solidité de l'instrument, la seule dureté du métal dont il est composé pourrait en donner à quelque autre la certitude : mais d'y prendre une assurance entière et la donner aux autres, je n'ai pu le faire qu'après en avoir fait l'expérience par le transport de l'instrument durant plus de deux cent cinquante lieues de chemin, sans aucune altération.

Ainsi (cher lecteur), je te conjure encore une fois de ne point prendre pour imperfection que cette machine soit composée de tant de pièces, puisque sans cette composition, je ne pouvais lui donner toutes les conditions ci-devant déduites, qui toutefois lui étaient toutes nécessaires ; en quoi tu pourras remarquer une espèce de paradoxe, que pour rendre le mouvement de l'opération plus simple, il a fallu que la machine ait été construite d'un mouvement plus composé.

La seconde cause que je prévois capable de te donner de l'ombrage, ce sont (cher lecteur) les mauvaises copies de cette machine qui pourraient être produites par la présomption des artisans : en ces occasions, je te conjure d'y porter soigneusement l'esprit de distinction, te garder de la surprise, distinguer entre la lèpre et la lèpre, et ne pas juger des véritables originaux par les productions imparfaites de l'ignorance et de la témérité des ouvriers : plus ils sont excellents en leur art, plus il est à craindre que la vanité ne les enlève par la persuasion qu'ils se donnent trop légèrement d'être capables d'entreprendre et d'exécuter d'eux-mêmes des ouvrages nouveaux, desquels ils ignorent et les principes et les règles : puis enivrés de cette fausse persuasion, ils travaillent en tâtonnant, c'est-à-dire sans mesures certaines et sans propositions réglées par art : d'où il arrive qu'après beaucoup de temps et de travail, ou ils ne produisent rien qui revienne à ce qu'ils ont entrepris, ou, au plus, ils font paraître un petit monstre auquel manquent les principaux membres, les autres étant informes et sans aucune proportion : ces imperfections, le rendant ridicule, ne manquent jamais d'attirer le mépris de tous ceux qui le voient, desquels la plupart rejettent -- sans raison -- la faute sur celui qui, le premier, a eu la pensée d'une telle invention, au lieu de s'en éclaircir avec lui et puis blâmer la présomption de ces artisans qui, par une fausse hardiesse d'oser entreprendre plus que leurs semblables, produisent ces inutiles avortons. Il importe au public de leur faire reconnaitre leur faiblesse et leur apprendre que, pour les nouvelles inventions, il faut nécessairement que l'art soit aidé par la théorie jusqu'à ce que l'usage ait rendu les règles de la théorie si communes qu'il les ait enfin réduites en art et que le continuel exercice ait donné aux artisans l'habitude de suivre et pratiquer ces règles avec assurance. Et tout ainsi qu'il n'était pas en mon pouvoir, avec toute la théorie imaginable, d'exécuter moi seul mon propre dessein sans l'aide d'un ouvrier qui possédât parfaitement la pratique du tour, de la lime et du marteau pour réduire les pièces de la machine dans les mesures et proportions que par les règles de la théorie je lui prescrivais : il est de même absolument impossible à tous les simples artisans, si habiles qu'ils soient en leur art, de mettre en perfection une pièce nouvelle qui consiste -- comme celle- ci -- en mouvements compliqués, sans l'aide d'une personne qui, par les règles de la théorie, leur donne les mesures et les proportions de toutes les pièces dont elle doit être composée.

Cher lecteur, j'ai sujet particulier de te donner ce dernier avis, après avoir vu de mes yeux une fausse exécution de ma pensée faite par un ouvrier de la ville de Rouen, horloger de profession, lequel, sur le simple récit qui lui fut fait de mon premier modèle que j'avais fait quelques mois auparavant, eut assez de hardiesse pour en entreprendre un autre, et, qui plus est, par une autre espèce de mouvement ; mais comme le bonhomme n'a d'autre talent que celui de manier adroitement ses outils, et qu'il ne sait pas seulement si la géométrie et la mécanique sont au monde, aussi (quoiqu'il soit très habile en son art, et même très industrieux en plusieurs choses qui n'en sont point) ne fit-il qu'une pièce inutile, propre véritablement, polie et très bien limée par le dehors, mais tellement imparfaite au dedans qu'elle n'est d'aucun usage ; et toutefois, à cause seulement de sa nouveauté, elle ne fut pas sans estime parmi ceux qui n'y connaissaient rien, et nonobstant tous les défauts essentiels que l'épreuve y fait reconnaître, ne laissa pas de trouver place dans le cabinet d'un curieux de la même ville rempli de plusieurs autres pièces rares et curieuses. L'aspect de ce petit avorton me déplut au dernier point et refroidit tellement l'ardeur avec laquelle je faisais lors travailler à l'accomplissement de mon modèle qu'à l'instant même je donnai congé à tous les ouvriers, résolu de quitter entièrement mon entreprise par la juste appréhension que je conçus qu'une pareille hardiesse ne prit à plusieurs autres, et que les fausses copies qu'ils pourraient produire de cette nouvelle pensée n'en ruinassent l'estime dès sa naissance avec l'utilité que le public pourrait en recevoir. Mais, quelque temps après, Monseigneur le Chancelier, ayant daigné honorer de sa vue mon premier modèle et donner le témoignage de l'estime qu'il faisait de cette invention, me fit commandement de la mettre en sa perfection ; et, pour dissiper la crainte qui m'avait retenu quelque temps, il lui plut de retrancher le mal dès sa racine et d'empêcher le cours qu'il pourrait prendre au préjudice de ma réputation et au désavantage du public par la grâce qu'il me fit de m'accorder un privilège qui n'est pas ordinaire, et qui étouffe avant leur naissance tous ces avortons illégitimes qui pourraient être engendrés d'ailleurs que de la légitime et nécessaire alliance de la théorie avec l'art.

Au reste, si quelquefois tu as exercé ton esprit à l'invention des machines, je n'aurai pas grand-peine à te persuader que la forme de l'instrument, en l'état où il est à présent, n'est pas le premier effet de l'imagination que j'ai eue sur ce sujet : j' avais commencé l'exécution de mon projet par une machine très différente de celle-ci et en sa matière et en sa forme, laquelle (bien qu'en état de satisfaire à plusieurs) ne me donna pas pourtant la satisfaction entière : ce qui fit qu'en la corrigeant peu à peu j'en fis insensiblement une seconde, en laquelle rencontrant encore des inconvénients que je ne pus souffrir, pour y apporter le remède, j'en composai une troisième qui va par ressorts et qui est très simple en sa construction. C'est celle de laquelle, comme j'ai déjà dit, je me suis servi plusieurs fois, au vu et su d'une infinité de personnes, et qui est encore en état de servir autant que jamais. Toutefois, en la perfectionnant toujours, je trouvai des raisons de la changer, et enfin reconnaissant dans toutes, ou de la difficulté d'agir, ou de la rudesse aux mouvements, ou de la disposition à se corrompre trop facilement par le temps ou par le transport, j'ai pris la patience de faire jusqu'à plus de cinquante modèles, tous différents, les uns de bois, les autres d'ivoire et d'ébène, et les autres de cuivre, avant que d'être venu à l'accomplissement de la machine que maintenant je fais paraître., laquelle, bien que composée de tant de petites pièces différentes, comme tu pourras voir, est toutefois tellement solide, qu'après l'expérience dont j'ai parle ci-devant, j'ose te donner assurance que tous les efforts qu'elle pourrait recevoir en la transportant si loin que tu voudras, ne sauraient la corrompre ni lui faire souffrir la moindre altération.

Enfin (cher lecteur), maintenant que j'estime l'avoir mise en état d'être vue, et que même tu peux, si tu en as la curiosité, la voir et t'en servir, je te prie d'agréer la liberté que je prends d'espérer que la seule pensée à trouver une troisième méthode pour faire toutes les opérations arithmétiques, totalement nouvelle et qui n'a rien de commun avec les deux méthodes vulgaires de la plume et du jeton, recevra de toi quelque estime et qu'en approuvant le dessein que j'ai eu de te plaire en te soulageant, tu me sauras gré du soin que j'ai pris pour faire que toutes les opérations, qui par les précédentes méthodes sont pénibles, composées, longues et peu certaines, deviennent faciles, simples, promptes et assurées.

_Les curieux qui désireront voir une telle machine s'adresseront s'il leur plaît au sieur de Roberval. professeur ordinaire de mathématiques au Collège Royal de France, qui leur fera voir succinctement et gratuitement la facilité des opérations, en fera vendre, et en enseignera l'usage. Le dit sieur de Roberval demeure au Collège Maître Gervais, rue du Foin, proche des Mathurins. On le trouve tous les matins jusqu'à huit heures, et les samedis toute l'après dînée._


Privilège du Roi, pour la Machine Arithmétique


Louis, par la grâce de Dieu, roy de France et de Navarre, à nos amez et feaux Conrs les gens tenans nos Cours de Parlement, Mes des Requestes Ordinaires de nostre hostel, Baillifs, Senechaux, Prevots, leurs Lieu tens et tous autres nos justiciers et officiers qu'il appartiendra, salut. Notre cher et bien aimé le Sr Pascal nous a fait remontrer qu'à l'invitation du Sr Pascal, son père, nostre Consr en nos conseils, et président en notre Cour des Aydes d'Auvergne, il auroit eu, dès ses plus jeunes années, une inclination particulière aux sciences Mathématiques, dans lesquelles par ses études et ses observations, il a inventé plusieurs choses, et particulièrement une machine, par le moyen de laquelle on peut faire toutes sortes de supputations, Additions, Soustractions, Multiplications, Divisions, et toutes les autres Règles d'Arithmétique, tant en nombre entier que rompu, sans se servir de plume ni jettons, par une méthode beaucoup plus simple, plus facile à apprendre, plus prompte à l'exécution, et moins pénible à l'esprit que toutes les autres façons de calculer, qui ont été en usage jusqu'à présent ; et qui outre ces avantages, a encore celuy d'estre hors de tout danger d'erreur, qui est la condition la plus importante de toutes dans les calculs. De laquelle machine il avoit fait plus de cinquante modèles, tous differens, les uns composez de verges ou lamines droites, d'autres de courbes, d'autres avec des chaisnes les uns avec des rouages concentriques, d'autres avec des excentriques, les uns mouvans en ligne droite, d'autres circulairement, les uns en cones, les autres en cylindres, et d'autres tous différens de ceux-là, soit pour la matière, soit pour la figure, soit pour le mouvement : de toutes lesquelles manières différentes l'invention principale et le mouvement essentiel consistent en ce que chaque rouë ou verge d'un ordre faisant un mouvement de dix figures arithmétiques, fait mouvoir sa prochaine d'une figure seulement. Après tous lesquels essais auxquels il a employé beaucoup de temps et de frais, il seroit enfin arrivé à la construction d'un modèle achevé qui a été reconnu infaillible par les plus doctes mathématiciens de ce temps, qui l'ont universellement honoré de leur approbation et estimé très utile au public. Mais, d'autant que ledit instrument peut estre aisément contrefait par des ouvriers, et qu'il est néanmoins impossible qu'ils parviennent à l'exécuter dans la justesse et perfection nécessaires pour s'en servir utilement, s'ils n'y sont conduits expressement par ledit Sr Pascal, ou par une personne qui ait une entière intelligence de l'artifice de son mouvement, il seroit à craindre que, s'il étoit permis à toute sorte de personnes de tenter d'en construire de semblables, les défauts qui s'y rencontreroient infailliblement par la faute des ouvriers, ne rendissent cette invention aussi inutile qu'elle doit estre profitable estant bien exécutée. C'est pourquoi il désireroit qu'il nous plût faire défenses à tous artisans et autres personnes, de faire ou faire faire ledit instrument sans son consentement, nous suppliant, à cette fin, de lui accorder nos lettres sur ce nécessaires. Et parce que ledit instrument est maintenant à un prix excessif qui le rend, par sa cherté, comme inutile au public, et qu'il espère le réduire à moindre prix et tel qu'il puisse avoir cours, ce qu'il prétend faire par l'invention d'un mouvement plus simple et qui opère neanmoins le même effet, à la recherche duquel il travaille continuellement, et en y stylant peu a peu les ouvriers encore peu habitués, lesquelles choses dépendent d'un temps qui ne peut être limité.

A ces causes, desirant gratifier et favorablement traitter ledit Sr Pascal fils, en considération de sa capacité en plusieurs sciences, et surtout aux Mathématiques, et pour l'exciter d'en communiquer de plus en plus les fruits à nos sujets, et ayant égard au notable soulagement que cette machine doit apporter à ceux qui ont de grands calculs à faire, et à raison de l'excellence de cette invention, nous avons permis et permettons par ces présentes signées de notre main, au dit Sr Pascal fils, et à ceux qui auront droit de luy, dès à présent et à tousjours, de faire construire ou fabriquer par tels ouvriers, de telle manière et en telle forme qu'il avisera bon estre, en tous les lieux de notre obéissance, ledit instrument par luy inventé, pour compter, calculer, faire toutes Additions, Soustractions, Multiplications, Divisions et autres Règles d'Arithmétique, sans plume ni jettons ; et faisons très expresses défenses à toutes personnes, artisans et autres, de quelque qualité et condition qu'ils soient, d'en faire, ni faire faire, vendre, ni débiter dans aucun lieu de nostre obeissance, sans le consentement dudit Sr Pascal fils, ou de ceux qui auront droit de luy, sous pretexte d'augmentation, changement de matière, forme ou figure, ou diverses manières de s'en servir, soit qu'ils fussent composez de rouës excentriques, ou concentriques, ou parallèles, de verges ou bastons et autres choses, ou que les roues se meuvent seulement d'une part ou de toutes deux, ny pour quelque deguisement que se puisse estre ; mesme à tous étrangers, tant marchands que d'autres professions, d'en exposer ni vendre en ce Royaume, quoiqu'ils eussent esté faits hors d'icelluy : le tout à peine de trois mille livres d'amende, payables sans deport par chacun des contrevenans et applicables un tiers à nous, un tiers à l'Hostel-Dieu de Paris, et l'autre tiers audit Sr Pascal, ou à ceux qui auront son droit ; de confiscation des Instruments contre faits, et de tous depens, dommages et interests. Enjoignons à cet effet à tous ouvriers qui construiront ou fabriqueront lesdits instrumens en vertu des présentes d'y faire apposer par ledit Sr Pascal, ou par ceux qui auront son droit, telle contremarque qu'ils auront choisie, pour témoignage qu'ils auront visité lesdits instruments, et qu'ils les auront reconnus sans defaut. Voulons que tous ceux ou ces formalitez ne seront pas gardées, soient confisquez, et que ceux qui les auront faits ou qui en seront trouvés saisis soient sujests aux peines et amendes susdites : à quoy ils seront contraints en vertu des présentes ou de copies d'icelles duement collationnées par l'un de nos amez et feaux Consrs Secretaires, auxquelles foy sera ajoutée comme à l'original : du contenu duquel nous vous mandons que vous le fassiez jouir et user pleinement et paisiblement, et ceux auxquels il pourra transporter son droit, sans souffrir qu'il leur soit donné aucun empeschement. Mandons au premier nostre huissier ou sergent sur ce requis, de faire, pour l'exécution des présentes, tous les exploits nécessaires, sans demander autre permission. Car tel est nostre plaisir : nonobstant tous Edits, Ordonnances, Declarations, Arrests, Reglemens, Privilèges et Confirmations d'iceux, Clameur de haro, Charte normande et autres lettres à ce contraires, auxquelles et aux dérogatoires des dérogatoires y contenues, nous derogeons par ces présentes : Données à Compiègne, le vingt- deuxiesme jour de May, l'an de grace mil six cent quarante-neuf, et de notre règne le septiesme.

Louis. La Reine Régente, sa mere, présente. Par le roy : Phelipeaux, gratis.

  1. Note de Wikisource : Pierre Séguier