Des Propositions particulières et de leur portée existentielle

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DISCUSSIONS


DES PROPOSITIONS PARTICULIÈRES
ET DE LEUR PORTÉE EXISTENTIELLE


Le problème soulevé par M. Ginzberg (Revue de janvier, p. 101) a été depuis longtemps résolu par les logisticiens d’une manière qui me semble satisfaisante et définitive. Je voudrais la rappeler brièvement.

Auparavant je remarque que la proposition particulière unique de M. Ginzberg est en réalité double, comme il le reconnaît du reste : elle implique à la fois I et O de la logique classique : « Quelque a est b » et « Quelque a n’est pas b ». Par suite elle détruit toute la symétrie de la théorie classique, et les règles des oppositions, en particulier celle des contradictions (M. Ginzberg l’a bien vu, p. 103, ligne 7). Mais il n’y a évidemment aucun avantage à prendre comme type de proposition une proposition qui est double, et qui contient deux propositions simples. Si l’on obtient ainsi une « simplification » de la théorie, ce ne peut être qu’au dépens de sa généralité.

On reproche au type classique « Quelques a sont b » d’avoir un sens vague. Ce reproche ne me semble nullement justifié. La particulière affirmative n’est pas plus vague que l’universelle négative dont elle est la contradictoire. Il en est de même, naturellement, pour la particulière négative. Elles ne sont ni plus vagues ni moins précises que les universelles opposées, or on ne trouve rien de vague ou d’équivoque dans ces propositions : « Tout a est b. — Nul a n’est b. »

Il y a néanmoins une illusion, très tenace, parce qu’elle est fondée sur les formes du langage, et qui fait croire que dans les propositions classiques le sujet est quantifié (par Tout et Quelque) ; et c’est ce qui a conduit Hamilton (le plus mauvais des logiciens) à son idée malencontreuse de quantifier (aussi !) le prédicat. Sans doute, la Logique classique invoquait des considérations de quantité (réduites précisément aux notions de Tout et Quelque) pour justifier les syllogismes. Mais elle admettait, par une conséquence nécessaire, la quantification implicite du prédicat (universel dans les négatives, particulier dans les affirmatives). Et c’est précisément pourquoi l’idée de quantifier le prédicat à part et explicitement est tout à fait saugrenue.

Pour la Logistique, toute quantification disparaît[1] (et c’est, soit dit en passant, pourquoi il ne faut pas considérer Hamilton comme un précurseur de la logistique ; il est aux antipodes de la logistique, et c’est ce qu’il a surabondamment prouvé par son incompréhension totale des travaux de De Morgan et sa célèbre polémique avec celui-ci). « Tout a est b » signifie simplement : La classe a est contenue dans la classe b. « Nul a n’est b » signifie : La classe a est exclue de la classe b. Et les particulières signifient exactement la négation de ces deux faits, de ces deux relations. Elles n’ont rien de vague et d’équivoque ; et elles n’ont rien non plus de quantitatif.

C’est ce qu’on voit encore mieux quand on transforme les quatre propositions classiques en propositions existentielles. Je ne veux pas employer ici de symboles, bien qu’ils soient plus clairs et plus précis pour les initiés, parce qu’ils peuvent donner aux profanes l’illusion d’un tour de passe-passe algébrique. Illusion commune d’ailleurs aux adversaires de la Logistique et à certains de ses amis, qui semblent attribuer aux symboles un pouvoir mystérieux et magique[2]. Je désire montrer que, si l’usage des symboles est très utile à la Logistique, il ne lui est nullement essentiel.

(E) « Nul a n’est b » = Il n’y a pas de ab.

(A) « Tout a est b » = Il n’y a pas de a non-b.

Par conséquent, les particulières étant la simple négation des universelles :

(I) « Quelque a est b » = Il y a des ab.

(O) « Quelque a n’est pas b » = Il y a des a non b.

Sous cette forme, les quatre propositions sont absolument claires et précises ; et l’on n’y trouve pas trace d’une quantification quelconque. Chacune d’elles est parfaitement simple : elle affirme l’existence ou la non-existence d’une classe bien définie. Sans doute, on peut combiner I et O en une affirmation conjointe, mais on n’obtient ainsi qu’une proposition complexe : « Il y a des ab et des a non-b », dont la « duplicité » reste manifeste[3]. On ne peut évidemment pas prendre une telle proposition pour base d’un système syllogistique.

Tout ceci est entièrement conforme à l’esprit de la Logique classique. Mais voici les conséquences qui en résultent, et qui ont conduit à découvrir et à rectifier une erreur de la Logique classique.

Du moment que les particulières sont des existentielles affirmatives, et les universelles des existentielles négatives, on ne peut pas déduire une particulière d’une universelle (ni inversement). Donc la subalternation classique est fausse. De : « Il n’y a pas de a non-b » on ne peut nullement inférer : « Il y a des ab ». Cette inférence n’a pu faire illusion que grâce à la prémisse additionnelle et tacite : « Il y a des a », qui semblait impliquée dans le langage. Car s’il y a des a, et si tous les a sont b, alors (et alors seulement) on peut affirmer qu’il y a des b, et même des ab.

Si la subalternation est invalide, la conversion partielle l’est aussi, car les deux opérations s’équivalent, ou s’impliquent mutuellement, à cause de la conversion simple de I. (Quelque a est b = quelque b est a). Il ne reste donc que la conversion simple, qui vaut seulement pour E et I. Et la logistique explique nettement ce fait : c’est que E et I seules sont symétriques par rapport à leurs termes. Dans : « Il n’y a pas de ab » et : « Il y a des ab », rien ne distingue le sujet du prédicat ; la relation des deux termes est symétrique ou réciproque, et c’est pourquoi on peut les permuter. Tandis que de : « Il n’y a pas de a non-b » ou : « Il y a des a non-b » on ne peut évidemment rien inférer (directement et sans prémisse auxiliaire) touchant les classes ab, b non-a, et non-a non-b.

Enfin, si la conversion partielle est invalide, il faut reconnaître l’invalidité des quatre modes du syllogisme où cette forme de déduction intervient (et où elle est indiquée par la lettre p), savoir : Darapti, Felapton, Bramantip, Fesapo. Nous retrouvons ainsi la règle formulée par M. Ginzberg : « De deux universelles on ne peut pas conclure une particulière », mais pour de tout autres raisons. Et, qu’on le remarque bien, cette règle vaut pour le syllogisme classique, sans aucune modification de ses principes, et en vertu de ces principes mêmes, qui sont entièrement conservés. En revanche les quinze autres modes classiques sont parfaitement justifiés et reconnus valables par la Logistique.

Du même coup se trouve justifiée la conception de Quelque dans la logique classique, comme signifiant : « Quelques au moins » ; puisque, comme on l’a vu, les particulières équivalent à des affirmations d’existence, et par suite excluent expressément la nullité de la classe correspondante[4].

En revanche, la conception de Hamilton : « Quelques seulement », opposée, non à Nul, mais à Tout, n’a aucune place dans la Logique classique, et ne peut qu’en troubler l’ordonnance et l’harmonieuse symétrie. — Mais, dira-t-on, c’est pourtant une forme de proposition dont on a besoin couramment, et qu’il faut pouvoir exprimer. — Sans doute, mais la Logique classique savait fort bien l’exprimer, et c’est ce que Hamilton n’a pas vu, quand il proposait de la réformer ou de l’enrichir de ses formes baroques, inconséquentes et superflues. Que signifie : « Quelques a seulement sont b » ? Simplement ceci : « Tous les a ne sont pas b », c’est-à-dire : « il est faux que tous les a soient b », donc en définitive : « Quelques a ne sont pas b » (proposition O). Ainsi, tandis que la conception de Quelques au moins est parfaitement nécessaire et justifiée, la conception de Quelques seulement est tout à fait superflue, et son introduction, faisant double emploi avec des formes existantes, ne sert qu’à compliquer et à embrouiller tout le système.

Quant au jugement complexe : « Quelques a, et quelques a seulement, sont b », il se ramène, d’après ce qui vient d’être dit, aux deux propositions : « Quelques a sont b » et « Quelques a ne sont pas b ». Il peut donc parfaitement rentrer dans le cadre de la Logique classique, et n’y constitue ni une innovation, ni un enrichissement, ni une simplification.

L. Couturat.
  1. M. Ginzberg dit, conformément à une tradition trop répandue : « La quantification du prédicat, nécessaire pour quiconque veut traduire en équations les jugements… » (p. 103).
  2. C’est précisément pour cela que, repoussant le nom (usité en anglais) de Logique symbolique, nous avons proposé le nom de Logistique.
  3. Par exemple, on voit qu’elle contredit à la fois A et E. Si donc A et E sont considérées comme simples, elle ne l’est pas, et ne peut pas leur être opposée dans un système cohérent et complet.
  4. Sans entrer ici dans la discussion des jugements existentiels, qu’il suffise de dire qu’en logistique ils ne signifient rien de plus que la non-nullité d’une classe, c’est-à-dire le fait qu’elle contient quelques individus (dans l’univers du discours que l’on considère ou admet).