À la manière de…/sér1-2/Le Tigre et le Lion

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À la manière de…  (1921)  by Paul Reboux & Charles Müller
ADAM (Paul)
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LE « TIGRE » et le « LION »

 

Des poussières s’élèvent, émeuvent le feuillage des tapisseries épuisées. L’oscillation des flots éthiopiens s’incurve aux pieds d’une Andromède de bois du XVIͤ, que supporte la tension télescopée d’une colonnette en torsade à l’or lépreux. Contre la paroi, l’énergie d’un mécanicien se crispe sur l’essor d’une locomotive 1830, étroite tubulure à long chapeau, prisonnière dans son cadre de thuya déverni. Photographique, violant les nuages mamelus de son suprême étage érigé, le Masonic-Temple de Chicago exalte la multipotence yankee parmi l’ityphallisme des cheminées usinières qui régurgitent leurs tourbillons. Le sourire de pastel de Mmeͤ de Genlis s’arrondit [ 176 ]dans une bordure ovale vers l’abdomen d’une commode Louis xiv où paillettent des cuivrures. Un long manche de laque surélève un parasol chinois dômant une aiguière persane aux flancs de laquelle galopent des gazelles pourchassées par des cavaliers en bonnets aigus. Quelques poignards où s’essaya la virtuosité contrefactrice d’un émule de Benvenuto bossuent leur couche grenadine de velours de Venise. Non préméditée, une ordonnance mercantile a rassemblé bonbonnières, pistolets à pierre, épingles à chapeau, éléphants d’ivoire, miniatures, pendeloques de cristal de roche et cabochons mérovingiens, sous l’embu d’une vitrine. Grimace vide, rictus d’acier piqué de points lumineux entre lesquels de serpentines coulures de rouille sinuent leurs méandres hasardeux, une armature au bréchet bombé d’air habille un mannequin rondouillard. La tintinaillerie adamantine d’un lustre brinqueballe au plafond [ 177 ]fumeux. Et sur tout cela pleuvent des rais prismatiques de jour issus d’un vitrail où les Saints-Évêques étalent la confession de Christ sur des banderoles spiralées.

— Donnez-vous la peine d’entrer, monsieur le comte.

La mère Marmarat, l’antiquaire, s’écroulait dans une révérence.

Au sifflement de sa badine à pomme d’or, le comte Athénor de Gasparin pénétrait dans le capharnaüm.

— Viendra-t-elle ? émit-il avec un sourire de coin.

Après une replongée, la mère Marmarat susurra :

— Elle a donné campo à son tigre. Son consentement est mûr. Heureux conquérant !

Athénor leva la fatuité de ses yeux. Ils rencontrèrent une gravure Empire qui dominait un sopha de brocart smaragdin. On y voyait, parmi la fumée canonnière, des rangs de [ 178 ]cavaliers lancés en projectiles contre des remparts de fantassins aux baïonnettes hérissées en herse. Et il songea que bientôt il pénétrerait dans les scrupules et les chastes craintes d’Irma comme cette charge pénétrerait parmi les piétons.

Un nuage d’odoriférant iris, un envol d’écharpe, l’éblouissement d’une beauté de fruit sous une capote prune garnie d’un paradis soufre, et mince en une robe d’organdi au bord de laquelle frétillait un menu cothurne de peau blonde, telle fut l’entrée d’Irma Thignolles.

Ô mon lion superbe ! proféra la déité en apercevant Athénor, car elle avait assisté la veille à la représentation d’Hernani en ce vétuste Théâtre-Français, au bas duquel trônent, comme trois juges infernaux, autant de contrôleurs dont celui de gauche est bigle.

Le lion, — un derby gagné l’avait fait consacrer tel par la jeunesse dorée de Frascati, — le lion lui tendit une main invitante. [ 179 ]

— Nous avons ici la sécurité pour nous ? s’enquit-il.

Irma jeta un regard dans la rue torve par l’entre-bâillement de la porte à bec de cane, puis avec un voluptaire retroussis de sa lèvre saigneuse :

— Mon tigre ne m’a pas suivie… M’aimez-vous toujours ?

Par réponse, Athénor aveignit la taille de jonc. Ils se fondent enlacés sur le sopha smaragdin, cependant qu’au-dessus de leurs torses jumelés, dans l’atmosphère enivrée de la bataille, les étuis des lorgnettes bondissent sur l’échiné des aides de camp, et qu’un rideau de cuirassiers géants au premier plan et dont la perspective finit en lilliputiens, s’irrue passionnément dans la crépitante mêlée.

Irma dégrafait sa pudeur défaillante, prête à donner l’extase et à délivrer le rayon subtil inclus en la vigueur amoureuse de Gasparin, quand : [ 180 ]

— Ouvrirez-vous, greluchons ! clama stentorienne une voix de dehors.

Le couple s’immobilisa. Athénor, dont le transport fléchissait comme une fleur frappée par un soudain automne, sentit une sueur pouacre huméfier ses membres. Son regard béant invoqua le réconfort épique de la gravure napoléonienne, mais il n’aperçut que le charnier de la victoire, des morts laidement fracassés, ruissellement d’horreurs livides tachées de rouge, monceau d’où sortait un pied botté.

La porte éclata sous le bélier unanime de la foule. Dans la boutique, une cohue s’étouffa. En tête, un petit homme joufflu, bottes à revers, gilet rayé, et dont les marteaux défrisés sautelaient, poudrant les épaules, s’égosillait.

— Ciel ! mon tigre ! s’effara Irma.

Avec toute la verve empoisonnée d’un laquais jaloux et carbonaro, l’homme flétrit du geste et de la parole son rival surpris. [ 181 ]

— Cette mijaurée se f… de moi parce que je suis du peuple, entendez-vous, citoyens !

— Vive la liberté ! gronda une clameur.

À la lanterne !

— Au mur !

Loque pantelante, quatre mains aux pieds, quatre mains aux aisselles, Athénor fut charrié par le flot plébéien vers la proximité d’une impasse où l’angle obtus d’une corde suspendait un réverbère.

Sept flingots, trous noirs à bout portant, crachèrent la mort dans une pétarade. Il tomba, parcouru aussitôt après par le petit frémissement du lièvre qui vient de bouler.

Mais la médiocre fumée qui s’exhala là n’égalait point les volutes glorieuses qui tourbillonnaient en un ciel héroïque dans la boutique de Mmeͤ Marmarat, non plus que le baiser dont le tigre assaillit Irma pantelante n’égala la savante ferveur dont le lion avait prémédité de diviniser son émoi.