Un célèbre physicien français : Victor Regnault

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UN
CÉLÈBRE PHYSICIEN FRANÇAIS


VICTOR REGNAULT



Mesdames, Messieurs[1],

Je dois vous rappeler d’abord comment Regnault fut conduit à s’occuper de physique, à s’engager dans la voie où il devait s’illustrer de la manière la plus remarquable en laissant une œuvre extraordinaire à la fois par son étendue, par la rapidité de son exécution et par sa résistance aux injures du temps.

Il était engagé dans son travail sur la loi de Dulong et Petit, lorsqu’il fut nommé, coup sur coup, professeur de chimie à l’École polytechnique, puis membre de l’Académie des sciences dans la section de chimie en 1840 et l’année suivante professeur de physique au Collège de France, par décret du 21 avril 1841. Il avait été désigné à l’unanimité par l’assemblée des professeurs pour succéder à Savart, troisième titulaire après Lefèvre-Gineau et Ampère de la chaire de physique générale et expérimentale.

Dans l’intervalle de ces nominations s’était produite la circonstance qui fut décisive dans la carrière de Regnault et vint donner à son œuvre tant d’ampleur et tant d’unité.

La machine à vapeur, créée depuis le commencement du siècle, prenait pour l’industrie une importance de plus en plus grande ; la première compagnie de chemins de fer venait de se constituer en France. Il était nécessaire que la construction du nouvel engin pût être basée sur des données numériques précises et que l’on sût calculer à l’avance sur un projet de machine, combien de travail elle pourrait fournir et combien de chaleur il faudrait lui donner. En 1821, le gouvernement français avait déjà confié à Dulong et Arago la mission d’effectuer les mesures nécessaires, mais ceux-ci avaient à peine commencé les travaux préliminaires et repris l’étude de la compressibilité des gaz en vue de construire un manomètre, que des difficultés administratives vinrent tout arrêter. Vingt ans plus tard, le besoin devenant vraiment de toute urgence, le ministère des Travaux publics reprit le même projet et en confia l’exécution à Regnault, particulièrement désigné par ses travaux récents en calorimétrie.

Devant cette tâche précise qui donnait un but à son activité, un lien définitif à ses pensées, Regnault se mit à l’œuvre avec l’ardeur de ses trente ans, avec une volonté constamment tendue pendant une période de trente autres années, avec un courage qui ne faiblit ni devant les fatigues ni devant les dangers, et ceux-ci étaient grands puisqu’après plusieurs accidents de moindre importance, une chute terrible, faite en 1856, d’une grande hauteur, à l’occasion d’une expérience, le laissa douze jours sans connaissance, produisant un choc cérébral tel qu’il lui fallut plusieurs années pour se remettre et qu’il ne put jamais recouvrer complètement la vigueur de son esprit et la rapidité de ses décisions. Une lettre de l’astronome Herschel, datée de 1862, montre combien, six ans après l’accident, les amis de Regnault s’inquiétaient encore à ce sujet. Il s’était redressé cependant et marchait, plus péniblement, vers l’achèvement complet de son œuvre, lorsque les malheurs de la guerre, particulièrement cruels pour lui, vinrent l’abattre de manière définitive.

Les quinze premières années de son passage au Collège, de 1840 à 1856, furent les plus fécondes, et aussi les plus heureuses de sa vie.

Arrivé à trente ans à une situation scientifique qui est d’ordinaire le couronnement d’une longue carrière, délivré par elle de tout souci matériel et d’autant plus sensible à cette circonstance que ses premières années avaient été plus pénibles, il avait auprès de lui une femme délicate et artiste, des parentes, toutes soucieuses de créer l’atmosphère propice à son labeur incessant, puis bientôt quatre enfants pour qui leurs dons naturels faisaient espérer le plus bel avenir. Tous étaient venus, dès sa nomination, habiter le Collège de France dans l’appartement qu’occupe actuellement notre secrétaire, voisin de celui réservé à Biot, son collègue de physique mathématique, âgé alors de quatre-vingts ans et qui devait y mourir plus que centenaire, vingt ans après, en 1862. Un étage seulement le séparait du laboratoire où furent accomplies la plupart de ses recherches et où nous conservons les appareils nombreux qu’il imagina et sut réaliser avec une habileté consommée. Rien ne le détournait de sa pensée constante ; la vie de sa famille était liée à son travail ; un détail entre autres : son génial et malheureux enfant, le peintre Henri Regnault, montra dès les premières années d’étonnantes dispositions pour le dessin et aimait surtout saisir d’après nature les animaux dans leurs attitudes familières ; ses amis ont longtemps conservé de lui de nombreux croquis faits vers sa douzième année, d’après une chèvre et un mouton que son père nourrissait dans la cour qui se trouve derrière le Collège pour les faire servir aux expériences qu’il avait entreprises avec Reiset sur la respiration ; ces expériences sont d’ailleurs à peu près les seules qui aient écarté Regnault du plan général tracé pour ses travaux.

Un beau médaillon, qui fut fait de lui en même temps que celui de sa femme, en 1840, par le sculpteur Gayrard, et que nous avons ici, nous le montre à cette époque, la figure complètement rasée, beau comme un jeune homme de la renaissance italienne, avec un profil d’une finesse exquise où s’accuse seulement le menton volontaire des grands conquérants, de César et de Napoléon. D’ailleurs, les quinze années maîtresses dans la vie de Regnault, de la trentième à la quarante-cinquième année, font penser, par la gloire immédiatement conquise, par la rapidité foudroyante des victoires, par la maîtrise de son génie, à la période correspondante de 1795 à 1810 où Napoléon avait exactement le même âge.

Voici le portrait de Regnault qu’a tracé Berthelot :

C’est en 1849 que je le connus et que je reçus de lui une impression et des conseils difficiles à oublier. La science était pleine de sa gloire, son nom répété dans tous les cours à l’égal des plus grands physiciens. Il semblait que le génie même de la précision se fut incarné dans la personne. La célébrité des Gay-Lussac, des Dulong, des Faraday, acquise par tant de belles découvertes, avait d’abord semblé pâlir devant celle de Victor Regnault : gloire pure, acquise par la seule force du travail, sans intrigue, sans réclame, sans recherche de popularité politique ou littéraire.

L’homme que j’abordais avec respect était de petite taille, maigre, à tête fine et caractéristique, encadrée par de longs cheveux blonds qui ont gardé leur couleur jusqu’en 1870 ; ses yeux, d’un bleu pâle, vous fixaient nettement, sans vous témoigner une sympathie spéciale, mais aussi sans vous écraser par le sentiment hautain de sa supériorité. Sa parole claire et un peu cassante ne vous entretenait guère que des questions de physique qui le préoccupaient, toujours prompte à fixer le point exact qu’il convenait de discuter, à critiquer avec une subtilité un peu âpre, quoique impersonnelle, les expériences de ses prédécesseurs. Il était dévoué à la recherche de la vérité pure, mais il l’envisageait comme consistant surtout dans la mesure des constantes numériques. Il était hostile à toutes les théories, empressé d’en marquer les faiblesses et les contradictions : à cet égard il était intarissable, connaissant sans doute le point faible de son propre génie, et disposé, par un instinct secret, à méconnaître les qualités qu’il ne possédait pas.

Il vivait ainsi dans notre bonne maison, entre sa famille, ses collaborateurs et ses élèves. Parmi ceux-ci, beaucoup d’étrangers, attirés par le rayonnement de sa gloire, et venus de tous les pays de l’Europe pour s’initier à ses méthodes d’expérimentation. D’abord William Thomson, depuis lord Kelvin, l’illustre écossais, qui de passage à Paris il y a quatre ans, un an avant sa mort, me rappelait ici même son séjour au laboratoire de Regnault et ses souvenirs d’étudiant : la chambre qu’il occupait dans la rue Monsieur-le-Prince, et ses recherches infructueuses chez les libraires du quartier pour trouver l’immortel opuscule de Carnot, les Réflexions sur la puissance motrice du feu, complètement ignoré en France, et dont devait sortir, quelques années plus tard, grâce à Clausius et à Thomson lui-même, le deuxième principe de thermodynamique, la loi qui domine le fonctionnement des machines thermiques. Ainsi, durant ce séjour, le génie de Thomson cherchait à retrouver les traces du génie de Carnot, si prématurément détruit par la mort, pour en faire jaillir l’énoncé d’une loi au triomphe de laquelle devaient contribuer les résultats de l’énorme labeur expérimental auquel pendant ce temps se livrait Regnault.

Il est intéressant de remarquer que Thomson devait plus tard consacrer une grande partie de son activité à jouer auprès de l’industrie électrique et de la télégraphie, à leur naissance, un rôle comparable à celui que s’était donné Regnault pour l’industrie thermique. Le nom de Thomson revient constamment à propos des mesures électriques, comme celui de Regnault à propos des mesures concernant la chaleur.

Ce sont encore entre autres, Bède, de Liège, Bohn, de Francfort, Lange, Auspitz, de Vienne, Christie, de Christiania, Rubinson, de Stockholm, Lubimoff, de Moscou, Blaserna, de Venise, aujourd’hui président de l’Académie royale dei Lincei à Rome, membre correspondant de l’Institut de France et sénateur du royaume d’Italie. M. Blaserna à qui j’avais transmis l’invitation d’assister à notre réunion, m’a répondu la lettre suivante :

Monsieur le professeur,

Je serais bien heureux de pouvoir assister à la belle fête que l’Administration du Collège de France prépare pour le Centenaire de mon vénéré maître V. Regnault. Mais malheureusement mes occupations au Sénat comme membre de la Commission du Budget m’empêchent de quitter Rome en ce moment où il y a plusieurs budgets à voter, y compris celui des affaires étrangères dont je suis rapporteur.
xxxx Je suis profondément touché de l’aimable invitation que je reçois à l’instant et qui me rappelle en foule des souvenirs de mon séjour au Collège de France où j’ai eu le bonheur de prendre part, pour une année, aux travaux du grand physicien. Regnault était un rude travailleur. J’allais tous les jours au laboratoire, situé au Collège de France, où Regnault avait planté un grand manomètre, et j’y restais avec lui jusqu’au soir. Les enseignements que j’y ai reçus m’ont servi de guide pour toute ma vie.
xxxx J’y fis la connaissance de son fils Henri, qui, étant tout jeune encore, montrait déjà un remarquable talent pour le dessin et pour la peinture. Dans l’été de 1861, il a bien voulu faire mon portrait à l’huile. C’était un buste, en profil, trois quarts peut-être, de grandeur naturelle. J’ai donc eu l’honneur de servir de modèle à ce jeune artiste qui était destiné à devenir si illustre en quelques années. Après sa mort, si prématurée et si glorieuse, le pauvre père se retira à la campagne, à Belley, près de Culoz, en conditions de santé déplorables. Je lui fis une visite ; il me reconnut tout de suite et se rappela très bien le portrait. Mais, à ma prière, que je lui avançai timidement, il me répondit qu’il ne pouvait se séparer de tout ce qui regardait son fils bien-aimé.
xxxx Vous voyez, cher Collègue, à quels souvenirs me porte votre aimable lettre…

C’est encore Soret, de Genève, chez qui Regnault, pendant et après la guerre, devait chercher un refuge loin de son laboratoire de Sèvres, investi, puis saccagé. C’est, travaillant auprès de lui à ce laboratoire de Sèvres, en particulier, M. Pfaundler, aujourd’hui professeur à l’Université de Graz, en Autriche, qui a bien voulu, pour la célébration d’aujourd’hui, à laquelle son grand âge et la grande distance ne lui permettent pas d’assister, m’envoyer les souvenirs personnels suivants :

Lorsque, en 1864, grâce à l’intervention de mon vénéré maître Ad. Wurtz, je fus admis par V. Regnault dans son laboratoire, j’eus l’impression d’une certaine ressemblance entre ce grand physicien et son maître d’un moment, Justus Liebig, dont j’avais moi-même suivi les leçons en 1861. Cependant c’est Regnault qui a le plus contribué au développement de la recherche expérimentale pure, qui a porté au plus haut degré sa prédominance sur toute théorie et est devenu par là le plus grand maître de son temps dans l’art d’expérimenter. Ses mesures sur la chaleur sont encore aujourd’hui le fondement de cette partie de la Physique. La plupart de ses résultats, aujourd’hui encore, n’ont pas été dépassés et les autres n’ont pu l’être que grâce aux méthodes qu’il avait lui-même introduites.
xxxx Il a montré avant tout comment les inévitables causes d’erreur peuvent être éliminées par le dispositif de la recherche et rendues sans effet nuisible. Sa force de travail et son endurance étaient admirables et l’accompagnèrent jusqu’à un âge avancé.
xxxx Regnault n’était pas communicatif, il parlait peu avec ses élèves et ceux-ci souvent ne pouvaient que conjecturer ce dont il s’agissait. Néanmoins, Regnault était un maître entraînant et l’on pouvait apprendre énormément de choses auprès de lui. Je me rappellerai toujours avec plaisir et reconnaissance le temps que j’ai passé dans son laboratoire de l’ancienne manufacture de porcelaine de Sèvres, à l’école de ce grand maître de la physique expérimentale. Sa gloire est assurée pour toujours.

Parmi les Français, il eut comme élèves ou préparateurs d’abord l’admirable expérimentateur que fut Léon Foucault, dont un médaillon reste encore dans mon laboratoire depuis cette époque, Bertin, plus tard directeur des études scientifiques à l’École Normale, Lissajoux, Izarn, Reiset, Descos, l’ingénieur modeste et dévoué qui l’assista dans l’établissement des appareils monumentaux exigés par certaines recherches.

Tous suivaient au Collège son enseignement qui fut remarquable de clarté et porta exclusivement sur la chaleur, l’acoustique et l’optique et où ses travaux personnels tenaient une grande place, comme en témoignent les tableaux nombreux qui nous restent et où figurent les résultats de ses mesures, ainsi que ses appareils peints par le préparateur de son cours, Silbermann, avec d’autant plus de soin que c’était à peu près la seule tâche à laquelle consentait ce singulier préparateur, dont Regnault refusa les services, sans cependant obtenir de pouvoir s’en séparer, et qui, logé d’ailleurs au Collège de France, conserva jusqu’à sa mort des fonctions qu’il ne remplissait pas.

Les élèves de Regnault venaient surtout pour apprendre par son exemple comment il convient de disposer une expérience et d’interroger la nature pour obtenir de la sybille une réponse claire et précise. Voici comment J.-B. Dumas s’exprime à ce sujet :

Dès ce moment, Regnault introduisait un principe nouveau dans les études de la physique expérimentale. Pour en comprendre la portée, il faudrait remonter au traité classique de Biot où sont exposées avec une si parfaite lucidité les corrections de tout genre au moyen desquelles un phénomène complexe serait débarrassé des causes d’erreur qui le troublent si celles-ci étaient appréciées avec une précision absolue.
xxxx Quiconque, adoptant cette marche, emploie des appareils simples mais exigeant des rectifications nombreuses, reconnaît bientôt cependant qu’elle est pleine de périls. D’un résultat douteux, les corrections ne font jamais une vérité, pas plus que, d’un coupable, les circonstances atténuantes ne font un innocent.
xxxx Regnault pose en principe que le résultat de toute expérience doit se dégager net et clair. Il fait usage de mécanismes compliqués, mais si l’appareil est complexe, le phénomène à observer est simple. Dans l’art d’expérimenter, en fait de corrections, il ne reconnaît qu’un procédé simple : c’est celui qui n’en exige pas. N’est-ce pas d’ailleurs la méthode des moralistes profonds, des politiques heureux et des grands capitaines ? N’est-ce pas en écartant tous les détails parasites et marchant droit au but, qu’ils savent mettre en saillie les lignes maîtresses d’une passion, saisir l’heure opportune du succès dans une époque troublée ou fixer la victoire par une manœuvre décisive au milieu du désordre d’une bataille ? La doctrine qui a constamment dirigé Regnault est là tout entière et, en la mettant en évidence, il a rendu aux sciences un service qui ne sera point oublié, car il s’étend à l’art d’interroger la nature dans toutes les directions, et il constitue le premier et le plus important précepte de la méthode expérimentale.

L’application de ce principe n’est nulle part plus évidente que dans la méthode par laquelle Regnault mesure la densité des gaz ou le poids du litre d’air. Des mesures avaient été faites sur ce sujet par Dumas et Boussingault, mais leurs calculs faisaient intervenir une correction essentielle : celle de la poussée de l’air sur le ballon contenant le gaz étudié. Cette poussée, mal connue en raison des variations continuelles de l’atmosphère, est de même ordre que le poids du gaz contenu dans le ballon et parfois supérieure. Regnault supprime d’un coup toute correction de ce genre en employant comme tare pour peser le ballon un autre ballon de même volume et sur lequel la poussée de l’air compense exactement et automatiquement celle que subit le premier. Aussi les nombres donnés par Regnault pour le poids du litre d’air diffèrent-ils de moins d’un dix-millième de ceux qui ont été obtenus après lui en apportant à sa méthode les perfectionnements que permettait le progrès des machines à faire le vide. La densité du mercure, qu’il détermina par la même méthode, est vraisemblablement exacte au cent-millième et son résultat n’a pas été modifié.

Regnault dit lui-même :

Dans l’établissement des données fondamentales de la physique on ne doit avoir recours, autant que possible, qu’à des méthodes directes. Il faut que le procédé adopté soit, pour ainsi dire, la réalisation matérielle de la définition de l’élément que l’on cherche. Mais cette réalisation matérielle, dans des conditions offrant toute garantie d’exactitude, présente souvent de grandes difficultés. C’est à vaincre ces difficultés que l’expérimentateur doit appliquer ses efforts, plutôt qu’à chercher, par des considérations théoriques, à faire dépendre la connaissance de l’élément cherché de l’observation plus facile de phénomènes complexes.

Dumas dit encore dans son éloge de Regnault :

Critique défiant, aucune cause d’erreur ne lui échappe ; esprit ingénieux, il trouve l’art de les éviter toutes ; savant plein de droiture, au lieu de donner le résultat moyen de ses expériences, il en publie tous les éléments qu’il livre à la discussion.
xxxx Dans chaque question, il introduit quelque méthode caractéristique, il multiplie, il varie les épreuves, jusqu’à ce que l’identité des résultats ne laisse aucun doute. La manière de Regnault a fait école : chaque physicien s’y conforme aujourd’hui.

Sur ce soin scrupuleux que prenait Regnault de donner toujours les éléments complets d’information au sujet de chacune de ses expériences, M. Bosscha, l’un de ses nombreux commentateurs, dit :

Les expériences entreprises par Regnault doivent leur haute valeur scientifique, non seulement au talent hors ligne de l’illustre expérimentateur, mais aussi au soin qu’il a mis à faire connaître aussi complètement que possible toutes les données et toutes les circonstances de l’observation.
xxxx Si plus tard on vient à reconnaître la nécessité de tenir compte, dans le calcul des résultats, de circonstances dont l’influence n’avait pas été pressentie à l’origine, ou si l’exactitude du calcul lui-même paraît laisser à désirer, on trouve ordinairement, dans la description des expériences, les données qui permettent d’introduire les corrections jugées nécessaires.

D’une lettre que Regnault lui-même écrivait à Mascart, son suppléant au Collège de France à partir de 1868, puis son successeur, et qui m’a été communiquée par M. Jean Mascart, j’extrais les passages suivants, intéressants pour montrer comment Regnault comprenait la rédaction d’un travail scientifique et comment ce savant, depuis longtemps illustre, se comportait envers un débutant : Mascart commençait à suppléer Regnault quand cette lettre fut écrite. Elle est relative à l’un des derniers Mémoires de Regnault sur les phénomènes thermiques qui accompagnent la détente des gaz.

Mon cher Mascart,

Je vous fais envoyer aujourd’hui par le chemin de fer le reste de mon mémoire ; ce sera un très bon calmant après les bains de mer et l’exposition sur la plage. Vous savez que je vous demande de lire en critique féroce et de formuler votre opposition au crayon sur les feuilles, ou à l’encre si vous le préférez.
xxxx Je vous préviens que ma rédaction est encore incomplète et que les résumés et considérations générales manquent souvent. Mais c’est ma manière ordinaire de procéder dans ces travaux parce qu’il me faut avant tout mettre en ordre toutes mes expériences, en arrêter les calculs et les résultats, d’une manière définitive et sans appel, et tirer ensuite les conclusions, telles quelles.
xxxx Vous trouverez probablement ce travail bien long, vous jugerez qu’il eût été plus simple, plus sage d’en supprimer une partie, et de ne publier que les expériences auxquelles je me suis arrêté définitivement. Ce n’est pas mon avis ; je tenais beaucoup à maintenir l’ordre historique, c’est-à-dire celui que j’ai réellement suivi et qui m’a fait reconnaître successivement toutes les causes qui influent sur les phénomènes. Les expériences anciennes ont été faites avec la même précision que les nouvelles, et quand elles présentent des différences, cela tient à l’influence de causes particulières que je concevais déjà bien dès cette époque, mais auxquelles j’accordais une influence moindre…
xxxx Au reste, il vaut mieux que je laisse entière votre liberté de jugement, la jeunesse de vos idées, afin que vous posiez vos desiderata sans vous inquiéter de la difficulté qu’il peut y avoir à les satisfaire.

Les conditions matérielles dans lesquelles Regnault travailla furent d’ailleurs excellentes : les ressources ne lui firent jamais défaut pour établir les appareils souvent très coûteux dont il avait besoin. Il n’en est malheureusement pas toujours ainsi dans nos laboratoires du Collège de France.

En dehors des crédits réguliers notoirement insuffisants dont son laboratoire disposait, le ministère des Travaux publics lui fournit tout d’abord les sommes nécessaires pour remplir la mission dont il l’avait chargé. On crut un instant, après la Révolution de 1848 et le changement du gouvernement, que cet appui allait lui manquer ; l’importance que dans le monde entier on attachait à ses travaux était telle que, sur l’initiative de deux de ses membres, la chambre de commerce de Londres offrit à Regnault de lui fournir toute l’aide dont il aurait besoin. Je me hâte d’ajouter que cela ne fut pas nécessaire. Plus tard, les relations personnelles qui s’établirent entre Napoléon III, très curieux des choses de la science, et Regnault, permirent à celui-ci d’obtenir directement des fonds sur la cassette impériale. Des souvenirs de ses assistants nous le montrent, lorsqu’une circonstance imprévue l’exigeait, partant aux Tuileries, presque dans sa tenue de laboratoire, pour aller chercher les ressources qui lui faisaient défaut.

La plupart des appareils qu’il construisit ainsi sont encore dans mon laboratoire ; nous avons fait figurer les plus transportables dans l’exposition que vous pourrez voir en sortant de cette salle et pour laquelle la Manufacture de Sèvres a envoyé quelques-unes des plus belles pièces fabriquées sous sa direction. J’y ai joint des cahiers d’expériences qu’il tenait lui-même et où s’accumulaient les chiffres de son écriture admirablement nette.

Il eut, en outre, à sa disposition, lors de ses expériences sur la vitesse du son, le champ de tir de Satory, puis les grandes canalisations des égouts de Paris. Un souvenir de ce temps, que me rappelait M. Granger, peint bien la passion avec laquelle il expérimentait : une chute accidentelle dans l’égout l’avait mouillé des pieds à la tête et couvert de boue ; malgré les efforts de ses assistants qui voulaient le contraindre à retourner chez lui, il finit sa journée et remplit le programme qu’il s’était imposé.

Comme il le fit en cette circonstance pour sa tâche quotidienne, Regnault sut mener à bonne fin l’œuvre gigantesque à laquelle il avait consacré sa vie. Les résultats sont consignés dans trois gros volumes de mille pages chacun des Mémoires de l’Académie et publiés sous ce titre : « Relation des expériences entreprises par ordre de S. E. M. le Ministre des Travaux Publics et sur la demande de la commission centrale des machines à vapeur pour déterminer les lois et les données physiques nécessaires au calcul des machines à feu. »

Il y définit lui-même la manière dont il comprit la question posée ; il dit dans l’introduction au deuxième volume (1862) :

Le problème général que je me suis proposé de résoudre par ces longues recherches, commencées en 1840 et dont la première partie a été publiée en 1847, peut s’énoncer ainsi :
xxxx Une certaine quantité de chaleur étant donnée, quel est le travail moteur que l’on peut obtenir en l’appliquant au développement et à la dilatation des fluides élastiques, dans les diverses circonstances pratiquement réalisables.

La question avait donc deux faces : la détermination du travail moteur que pouvait produire un fluide élastique comme la vapeur d’eau, par l’intermédiaire de sa pression maxima, et celle de la chaleur qu’il emprunte à la source par l’intermédiaire de sa chaleur latente de vaporisation.

La mesure des pressions maxima, variables avec la température, exigeait que l’on sût, avec précision, mesurer des pressions et des températures. Regnault s’aperçut vite que tout était à reprendre même en ce qui concernait ces moyens nécessaires.

La mesure des températures se trouvant basée sur les dilatations, il fut conduit, dans un admirable ensemble de travaux, l’étude de la dilatation et de la compressibilité des gaz, des liquides et des solides, à comparer, de manière définitive, les indications des divers thermomètres, et à fixer son choix, sans appel depuis, sur le thermomètre à gaz. À un seul procédé de mesure, celui du couple thermo-électrique, l’insuffisance de sa documentation en électricité ne lui permit pas d’attacher l’importance qu’il avait réellement. Et l’autorité qui s’attachait à son nom était telle que pendant longtemps personne ne songea à revenir sur l’arrêt qu’il avait prononcé. Vers 1880 seulement les travaux de Barus et de Le Chatelier surent mettre à leur place les procédés électriques de mesure des températures.

La mesure des pressions, grâce à l’étude approfondie qu’il fit du manomètre à mercure, fut portée par lui à un degré de précision qui n’a guère été surpassé : la vieille tour qui existe encore au Collège de France est fameuse pour avoir porté son grand manomètre de trente mètres de haut.

Il fut alors en mesure de mener à bien la première partie de son œuvre, la détermination des pressions maxima qu’il étendit pour l’eau depuis un demi-millième d’atmosphère à 32° au-dessous de zéro jusqu’à 27 atmosphères à 230° au-dessus. Il fit ensuite porter ses mesures sur trente substances différentes qu’il jugeait plus ou moins susceptibles de remplacer l’eau dans la production du travail moteur.

Le calcul du travail produit, à une température donnée, par une quantité donnée de fluide, exigeait qu’on connût, outre sa pression, la densité de la vapeur du fluide. D’où le beau travail dont j’ai parlé plus haut à titre d’exemple, sur la détermination, en valeurs relatives et absolues, des densités des vapeurs et des gaz.

La mesure des quantités de chaleur absorbées par le fluide pendant sa vaporisation ou pendant sa détente fut la seconde partie du travail de Regnault : les valeurs qu’il a données pour les chaleurs spécifiques des solides, des liquides, des gaz et des vapeurs, pour les chaleurs latentes de vaporisation conservent aujourd’hui le même crédit qu’au premier jour.

Tout ceci fut achevé entre 1840 et 1856.

Dans l’intervalle, un mouvement scientifique considérable s’était produit à l’étranger : après avoir été énoncé par Carnot trente ans auparavant à la fin des quelques pages que sa mort à vingt ans lui laissa le temps d’écrire, le principe de l’équivalence du travail et de la chaleur venait d’être formellement reconnu et développé. Il vint troubler profondément Regnault qui depuis le début de ses recherches avait admis l’indestructibilité des quantités de chaleur qu’il mesurait si bien. Le sol, jusque-là si ferme, sur lequel il avait édifié son ouvrage lui sembla devenir mouvant. Ce passage d’un discours lu par lui à l’Académie des sciences, en 1853, trahit son inquiétude :

À l’époque où j’entrepris ces recherches, la question me paraissait plus simple qu’aujourd’hui. En partant des notions alors admises dans la science, il était facile de définir nettement les divers éléments qui la composent, et j’imaginai des procédés à l’aide desquels j’espérais parvenir, successivement, à en trouver les lois et à en fixer les données numériques. Mais, ainsi qu’il arrive ordinairement dans les sciences d’observation, à mesure que j’avançais dans ces études, le cercle s’en agrandissait continuellement ; les questions qui me paraissaient d’abord les plus simples se sont considérablement compliquées ; et, peut-être, n’aurais-je pas eu le courage d’aborder ce sujet si, dès l’origine, j’en avais compris toutes les difficultés.

Nous devons nous féliciter d’ailleurs qu’il n’en ait pas été ainsi, car les résultats obtenus par Regnault, traduisant fidèlement l’observation pure, sont restés intangibles, et sont venus fournir aux principes nouveaux quelques-unes de leurs plus belles confirmations.

Il trouva d’ailleurs lui-même dans ces principes l’explication de certains faits relatifs à la détente des gaz et aux phénomènes thermiques qui l’accompagnent, faits qu’il n’avait pas pu interpréter plus tôt. Ce lui fut l’occasion de reprendre sur ce sujet des expériences qui devaient durer jusqu’à la fin de sa carrière et dont de nombreux résultats ont été perdus dans le désastre qui vint marquer cette fin.

La comparaison des deux chaleurs spécifiques des gaz, particulièrement importante au point de vue du principe de l’équivalence, le conduisit à un travail énorme sur la vitesse du son, de laquelle peut se déduire la comparaison cherchée. Il retrouva dans ce but, à peine remis de l’accident qui l’avait arrêté, son ardeur à la recherche et accomplit, dans des conditions extra-ordinairement variées, des séries de mesures dont la description occupe presque tout le troisième volume de ses Mémoires.

Les travaux sur la détente des gaz étaient poursuivis dans le laboratoire qu’il avait installé, d’abord dans l’ancienne manufacture de Sèvres, aujourd’hui l’École normale d’enseignement secondaire pour les jeunes filles, puis dans la nouvelle manufacture, alors en construction. C’est là que vint le trouver la guerre qui devait lui tuer son fils à l’âge de vingt-sept ans, dans toute la floraison de son précoce génie, et détruire, d’un autre coup, le fruit du labeur de plusieurs années.

Dans une excellente étude du professeur Henning, que le journal de physique allemand, la Physikalische Zeitschrift, a eu la délicate pensée de consacrer à Regnault, en juillet dernier, à la date exacte de l’anniversaire que nous célébrons aujourd’hui, l’auteur donne sur ce point les détails suivants :

Regnault avait déjà depuis quelques années installé son laboratoire dans la nouvelle manufacture de porcelaine du Parc de Saint-Cloud, non terminée, pour en mieux pouvoir surveiller la construction. Quand les armées allemandes s’avancèrent sur Paris, il commença à transporter dans la ville assiégée les pièces les plus précieuses que conservait l’ancienne manufacture. Lorsqu’il voulut en faire autant pour ses propres appareils et pour ses manuscrits, les bâtiments de la nouvelle manufacture étaient occupés déjà par les troupes prussiennes. Regnault s’adressa à celui qui était alors le kronprinz Frédéric-Guillaume pour lui demander son aide et obtint de pouvoir transporter en sûreté à Versailles les porcelaines précieuses qui restaient encore à Sèvres. Mais Regnault ne fut pas aussi heureux en ce qui concerne la nouvelle manufacture. Il ne réussit à rien en sauver. Il trouva barricadé l’accès de son laboratoire et put seulement s’assurer qu’un ordre avait été donné interdisant formellement que rien y fût touché.

Après la fin du siège, cependant, il trouva presque tout détruit dans son laboratoire, et de manière toute particulière. Au premier abord, rien ne semblait changé, mais, en y regardant de plus près, on trouva brisés tous les thermomètres et les baromètres, les délicates balances faussées, et même les grands appareils rendus inutilisables à coups de marteau. Les manuscrits et les registres d’expériences avaient été entassés et brûlés. Quelques notes seulement avaient échappé au feu. C’était là le travail d’un vrai connaisseur, ainsi que Regnault s’exprima lui-même ; on n’a jamais pu obtenir aucune indication sur son auteur.

Regnault ne devait jamais se remettre de ces épreuves. Mais le fruit principal de son travail nous restait, et sa fécondité est attestée par tout l’effort humain qui est sorti de lui.

Ce sont d’abord les commentateurs ; sur un seul point, la dilatation absolue du mercure, les résultats apportés par Regnault ont été employés et soumis à de nouveaux calculs par Recknagel, Bosscha, Wullner, Mendelejeff, Levy, Broch et d’autres. Les mémoires de Regnault sont encore une source vivante où nous venons chercher des données certaines.

Ce sont ensuite les continuateurs : j’ai rappelé plus haut que tous les physiciens s’inspirent aujourd’hui de sa méthode, mais plus particulièrement, pour ne parler que des français, Berthelot, Amagat, Leduc, Cailletet, Mathias, Colardeau, etc. Je dois signaler d’une manière spéciale le travail remarquable, prolongeant celui de Regnault, accompli par les physiciens du Bureau international des poids et mesures à Sèvres, sur la mesure des pressions et des températures.

Par ce souci d’une exactitude et d’une conscience de plus en plus parfaites dans l’établissement des faits d’expériences, est rendu possible, et des exemples frappants l’ont récemment montré, le développement constant de notre compréhension du monde.

Paul Langevin.


  1. Discours prononcé par M. Paul Langevin, à l’occasion de la célébration du Centenaire de Victor Regnault, au Collège de France, le 18 décembre 1910.