Le continu mathématique et le continu physique

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Le continu mathématique et le continu physique
1909

Paris, Sorbonne, Revue Scientia


LE CONTINU MATHÉMATIQUE
ET
LE CONTINU PHYSIQUE

1. L'échelle des nombres rationnels. — Je n’ai pas à rappeler ici en quoi consiste la notion de nombre entier, et celle de nombre rationnel. Je ne discuterai pas davantage l’origine psychologique ou métaphysique de ces notions, car les mathématiciens s’accordent assez bien entre eux lorsqu’ils parlent de nombres entiers ou rationnels pour que l’on puisse regarder cet accord comme un fait acquis, sur lequel on peut bâtir comme sur un terrain solide.

Rappelons les propriétés principales de l’ensemble des nombres rationnels.

1o Cet ensemble est partout dense. En d’autres termes, si l’on représente chaque nombre par le point d’un axe dont l’abscisse est égale à ce nombre, il y a des nombres rationnels sur chaque portion de l’axe, si petite qu’elle soit. Ceci entraîne la conséquence importante suivante : l’abscisse de tout point peut, à une approximation aussi grande que l’on veut, c’est-à-dire avec une erreur aussi petite que l’on veut, être représentée par un nombre rationnel.

2o De plus, cet ensemble est énumérable. Ceci veut dire que l’on peut ranger tous les nombres rationnels en une suite linéaire, de telle manière que chacun d’eux occupe un rang bien déterminé ; on peut, par exemple, convenir d’écrire d’abord les fractions positives pour lesquelles la somme du numérateur et du dénominateur a la plus petite valeur ; lorsque cette somme est la même pour deux fractions, on écrira d’abord celle dont le dénominateur est le plus petit ; enfin on fera suivre chaque nombre positif du nombre négatif opposé ; on obtient ainsi la suite :





dont la loi de formation est évidente ; on doit seulement éviter d’écrire les fractions qui seraient égales à des fractions précédemment écrites. On regarde généralement un nombre rationnel comme d’autant plus simple qu’il occupe un rang moins élevé dans la suite précédente ou dans une suite analogue. Cette notion de simplicité devient précise lorsque l’on se donne la loi de formation de la suite ; il est souvent inutile de lui donner cette précision absolue ; il nous suffira de la notion un peu vague que l’on peut regarder comme une notion commune : chacun s’accordera à dire que les nombres 5 et sont plus simples que les nombres 2417 et  ; mais il n’était pas inutile d’observer que le fondement nécessaire de cette notion de simplicité est le fait que l’ensemble des nombres rationnels est énumérable.

2. La mesure des grandeurs. — C’est la mesure des grandeurs qui a été la première application de la notion de nombre et en est resté la plus importante. Mesurer une grandeur c’est exprimer au moyen d’un nombre, aussi exactement et aussi simplement que possible, le rapport de cette grandeur à la grandeur choisie comme unité. Les deux conditions d’exactitude et de simplicité sont parfois difficilement conciliables : on sacrifie alors l’une ou l’autre suivant les conditions pratiques dans lesquelles on se trouve. Si l’on obtient, par exemple, à la suite d’une série de mesures et de calculs, pour la valeur du rapport des diamètres des deux roues :


on adoptera plus volontiers la fraction simple que la fraction compliquée même si l’on a des raisons de croire que cette dernière est plus exacte.

La théorie des fractions continues permet d’indiquer une méthode invariable pour obtenir, par une marche régulière, les fractions les plus simples s’approchant le plus possible d’un rapport mesuré. On préfère d’ailleurs souvent se servir de fractions décimales, à cause de l’habitude que nous avons des règles de calcul sur les nombres décimaux. Par suite de cette habitude, une fraction telle que paraît plus simple que la fraction bien que les termes de celle-ci soient plus petits. Il est bon d’observer que cette appréciation de la simplicité est ici purement subjective : en dernière analyse, elle tient surtout à ce que nous avons tous appris la table de Pythagore dans le système décimal, c’est-à-dire que les égalités telles que la suivante


nous sont immédiatement présentes à la mémoire.

De plus, lorsque l’on a à comparer les grandeurs de plusieurs fractions, il est commode qu’elles aient le même dénominateur, condition facilement réalisée si elles ont la forme décimale. Aussi arrive-t-on plus facilement à avoir l’appréciation instinctive des grandeurs relatives lorsque l’on se sert de l’échelle décimale ; c’est ce qui explique que, dans certains cas, on se trouve amené à dire 33 %, au lieu de dire, le tiers, ce qui serait plus simple et parfois plus exact. Si toutefois on prétend à une plus grande précision, on préfèrera généralement dire ou écrire de mètre, plutôt que de dire ou d’écrire 333mm,33. Cette remarque, en apparence banale, nous donnera la clef des relations entre le continu mathématique et le continu physique ou encore entre le continu théorique et le continu pratique.

On pourrait se demander, en effet, si l’emploi exclusif des fractions décimales ne pourrait pas suffire aux besoins de la pratique : en fait, lorsque l’on indique à un ouvrier les dimensions de l’objet qu’il doit fabriquer, on fait usage du système décimal, en ayant soin de limiter le nombre des décimales d’après la précision qu’il peut atteindre. Ne serait-il pas plus simple dès lors, de se borner à considérer les fractions décimales limitées ? Leur ensemble possède évidemment les deux propriétés essentielles de l’ensemble des nombres rationnels : il est partout dense et est énumérable ; il peut donc rendre les mêmes services pratiques. Telle est l’objection que l’on pourrait faire à l’emploi d’autres nombres que les nombres décimaux ; si l’on désire que la largeur d’une porte soit de mètre, on dira au menuisier de lui donner 666 millimètres 7 dixièmes et le résultat pratique désiré sera obtenu avec une précision aussi grande que possible.

Cette objection contient une part de vérité : il est parfaitement exact que l’emploi des nombres décimaux présente de tels avantages pratiques que l’on doit souhaiter voir disparaître les vestiges d’autres systèmes de numération qui subsistent encore, notamment dans la division de la circonférence et dans la division du temps. Mais, ceci accordé, il n’en resterait pas moins évident que l’emploi des nombres décimaux ne permet pas de donner à certaines relations la forme la plus simple qu’elles peuvent acquérir, même si l’on se place exclusivement sur le terrain pratique.

Considérons, par exemple, ce théorème de géométrie élémentaire : les médianes d’un triangle se coupent en un point qui est au tiers de chacune d’elles. Cet énoncé, comme tout énoncé mathématique exprime deux vérités : 1o une vérité purement logique, que l’on obtient explicitement en remplaçant chaque terme par sa définition à partir des axiomes et des principes ; 2o une vérité pratique, la seule dont je m’occuperai pour l’instant. Cette vérité pratique peut s’énoncer, ou se vérifier, de plusieurs manières ; en voici deux particulièrement typiques. Considérons un triangle dessiné avec soin sur un plan ; soit AM une médiane, G le point de rencontre des médianes situé entre A et M. Si l’on a mesuré la longueur AM et trouvé qu’elle est égale à 475,9 mm, on en conclut que la longueur MG est égale au produit de ce nombre par 0,3333, c’est-à-dire est égale à ses 3 dixièmes, plus ses 3 centièmes, plus ses 3 millièmes, plus ses 3 dix-millièmes. Voilà le premier énoncé, et voici le second : si l’on porte, bout à bout, avec un compas par exemple, sur la droite AM, trois longueurs égales à MG, on recouvre exactement cette longueur AM. Ce second énoncé est manifestement plus simple et en même temps plus commode à vérifier que le premier. En ce sens, on peut dire que des deux propositions suivantes :

  • 1o la longueur MG est égale aux 3333 dix-millièmes de AM,
  • 2o la longueur MG est le tiers de AM,


la seconde est non seulement la seule vraie en théorie, mais est aussi la plus vraie en pratique. Et je ne veux pas dire par là qu’une précision plus grande dans les mesures prouverait l’inexactitude de la première proposition ; car, si au lieu de la fraction 0,3333, on écrivait la fraction 0,3333333333333333, on pourrait être assuré que l’expérience ne démentira jamais l’affirmation que tel est le rapport de MG à AM. Si l’on doit, au point de vue pratique, préférer le second énoncé, c’est uniquement parce qu’il est plus simple, à un double point de vue : simplicité de forme dans les termes qui l’expriment ; simplicité de fond, c’est-à-dire adaptation plus immédiate à l’utilisation effective.

3. Les nombres irrationnels. — Les géomètres grecs avaient déjà reconnu l’impossibilité théorique de mesurer exactement la diagonale d’un carré en prenant comme unité le côté de ce carré : la série d’opérations connue sous le nom d’algorithme d’Euclide se prolonge indéfiniment, sans que l’on puisse espérer arriver au bout avec de la patience car on constate aisément qu’elle est périodique[1]. On est ainsi conduit à dire que le rapport de la diagonale au côté du carré est le nombre irrationnel . Quelle est la signification pratique de cet énoncé ? Pour quelle raison doit-on le préférer au suivant : le rapport de la diagonale au côté du carré est égal à 1,4142136 ? Ces deux énoncés sont équivalents si l’on se place au seul point de vue de la vérification physique immédiate ; la différence entre et 1,4142136 ne peut pas être décelée pratiquement. Ce n’est donc pas parce que la valeur 1,4142136 est théoriquement inexacte que l’on doit pratiquement préférer la valeur  ; car ces deux valeurs sont pratiquement aussi exactes l’une que l’autre ; mais la valeur est à la fois plus aisée à retenir et plus commode à manier dans bien des calculs ; des relations numériques telles que les suivantes


sont d’une vérification immédiate : le calcul des expressions serait au contraire très compliqué si l’on y remplaçait par 1,4142136 ; il faudrait effectuer les multiplications suivantes :


calcul à la fois long et sujet à erreurs.

Si l’on suppose, pour un instant, que la géométrie soit restée une science purement empirique, que saura-t-on du rapport de la diagonale au côté du carré ? Des mesures assez précises donneront comme valeur de ce rapport 1,414 ; des recherches de haute précision permettront d’affirmer qu’il est compris entre 1,41421 et 1,41422. Telle sera la vérité expérimentale. Mais on pourra dire, tout aussi exactement, que la vérité expérimentale est que la valeur du rapport est  ; la question qui se posera, au point de vue empirique auquel nous nous plaçons, sera la suivante : la valeur est-elle plus ou moins commode à retenir et à manier que la valeur 1,41421 ?

Il n’est pas inutile de faire observer que si, pour une constante physique (densité, indice de réfraction, etc.) la mesure fournit la valeur 1,41421, le physicien ne songera guère à proposer comme valeur de cette constante. Pourquoi ? Simplement parce que, dans le tableau des valeurs numériques des constantes analogues, calculées toutes sous forme de fraction décimale, il y aurait plus d’inconvénients que d’avantages à écrire un seul des nombres qui y figurent sous cette forme irrationnelle. Si, au contraire, les mesures d’une certaine classe de constantes physiques fournissaient des résultats numériques pouvant être représentés, à l’approximation de ces mesures, par , il n’est pas douteux que l’on trouverait un avantage pratique à adopter cette représentation, indépendamment des avantages théoriques qui pourraient peut-être en résulter.

4. Le continu mathématique. — De la notion générale de nombre irrationnel, on déduit celle du continu mathématique, c’est-à-dire de l’ensemble de tous les nombres réels, rationnels on non. Cet ensemble possède comme l’ensemble des nombres rationnels, et si l’on peut dire, a fortiori, la propriété d’être partout dense ; mais il s’en distingue par deux caractères essentiels : 1o Il est parfait  ; 2o il n’est pas énumérable. Rappelons brièvement le sens de ces deux énoncés.

Considérons la série des valeurs approchées par défaut de racine de à près ;


c’est une suite de nombres rationnels croissants ; lorsque l’on considère les nombres rationnels comme les seuls nombres existants, cette suite ne tend pas vers une limite, car sa limite est le nombre irrationnel  : c’est même ainsi que, au point de vue purement arithmétique, on définit ce nombre. On dira que l’ensemble des nombres rationnels n’est pas parfait, parce qu’il ne contient pas tous ses points-limites ; au contraire, l’ensemble de tous les nombres, tant rationnels qu’irrationnels, est parfait : car il est identique à l’ensemble de ses points-limites. Cette propriété est essentielle dans toutes les démonstrations classiques où intervient la notion de continuité, si importante en analyse : c'est là la raison pour laquelle l’introduction des nombres irrationnels est indispensable pour la construction de l’analyse.

Mais cet avantage certain entraîne une difficulté considérable : l’ensemble des éléments (points géométriques ou nombres) qui constituent le continu n’est pas énumérable, c’est-à-dire qu’il n’est pas possible de ranger ces éléments en une suite simple, dont les termes successifs puissent être numérotés à l’aide de la suite naturelle des nombres entiers. Je ne développerai pas ici les raisons pour lesquelles ce caractère de non-énumérabilité me paraît être un caractère négatif, si on le comprend sous sa forme classique habituelle[2]. Je voudrais simplement faire observer que l’ensemble des nombres irrationnels, effectivement définis et utilisés est forcément énumérable, car chaque classe possible est énumérable (par exemple, l’ensemble des nombres algébriques est énumérable) et le nombre des classes définies et utilisées par les mathématiciens à un moment donné, est limité. C’est cet ensemble des nombres effectivement utilisés qui constitue le continu pratique des mathématiciens, le seul dont ils se servent réellement. Le continu théorique non énumérable est une conception métaphysique dont nous n’avons pas à nous occuper ici.

Dans cet ensemble plus restreint, l’énumérabilité reparaissant, il nous est possible de définir le concept de simplicité par un procédé analogue à celui qui fut utilisé dans le cas des nombres rationnels. Un tel nombre était regardé comme d’autant plus simple qu’il était plus bref de le définir à partir de l’unité. De même, un nombre irrationnel sera regardé comme d’autant plus simple que sa définition, à partir de l’unité ou, ce qui revient au même, à partir des nombres rationnels, exigera moins de mots.

À ce criterium de simplicité, on doit adjoindre dans certains cas un criterium d’importance, qui se confond partiellement avec lui. Il arrive parfois qu’un nombre irrationnel se rencontre dans un très grand nombre de définitions ; en d’autres termes, un très grand nombre de définitions, en apparence distinctes, conduisent au même nombre. Tel est le cas notamment pour les deux nombres célèbres que les analystes ont pris l’habitude de désigner par les lettres e et . Pour de tels nombres, même si chaque définition particulière est plus compliquée que pour le nombre , par exemple, le fait qu’il existe beaucoup de définitions relativement simples et ayant entre elles des liens nombreux conduit à classer ces nombres, par suite de leur importance, parmi les plus simples. Lorsque le résultat d’un calcul est le nombre , ou le nombre , ou une fonction simple d’un de ces nombres, on s’accorde généralement pour dire que c’est un résultat simple.

Nous pouvons résumer ce qui précède en disant que le continu mathématique pratique comprend, outre les nombres rationnels, les nombres irrationnels dont la définition est simple. Cette simplicité est d’ailleurs en partie relative à la nature des questions traitées, mais la complication (ou défaut de simplicité) est forcément limitée par la nature des choses ; on n’a jamais — et pour cause — utilisé un nombre dont la définition exigerait, pour être complète, un million de volumes de cinq cents pages chacun.

5. La valeur pratique du continu. — On comprend maintenant, sans qu’il soit nécessaire d’y insister, quelle peut être l’utilisation pratique des nombres qui s’introduisent naturellement en mathématiques par l’étude de problèmes abstraits. Prenons comme exemple le nombre . L’analyste peut en donner bien des définitions ; il peut dire par exemple que l’intégrale générale de l’équation différentielle

admet une période égale à . Cette définition permet de calculer avec une approximation aussi grande que l’on veut ; on trouve ainsi les premières décimales

Supposons maintenant, en oubliant pour un instant la vérité historique, que le calcul précédent ait précédé l’évaluation approchée du rapport de la circonférence au diamètre ; des mesures empiriques, ou l’étude grossière des polygones réguliers les plus simples, conduisent à une valeur approchée de ce rapport qui coïncide, dans ses premières décimales, avec la valeur écrite plus haut — la coïncidence ne saurait être parfaite, puisque toute valeur empirique est forcément inexacte ; mais elle peut être suffisante pour éveiller l’idée d’un rapprochement. Devra-t-on immédiatement conclure que le rapport de la circonférence au diamètre est le nombre défini tout à l’heure par l’équation différentielle ? L’induction serait hardie ; pour la justifier, il sera utile de relier entre elles les deux notions, en apparence fort distinctes, de l’équation différentielle et de la circonférence : on fera voir que l’intégrale de l’équation s’exprime précisément au moyen des fonctions circulaires, sinus et cosinus, qu’étudie la trigonométrie élémentaire ; les valeurs de ces fonctions sont données par les tables de logarithmes usuelles et sont utilisées dans une foule de calculs ; ainsi se trouve établi le rapprochement pressenti ; on peut ajouter qu’il n’est pas seulement vrai théoriquement, mais que les relations dont il découle sont d’un usage constant dans toutes les questions pratiques où intervient la trigonométrie : en particulier, dans les calculs astronomiques et géodésiques, qui reposent sur des mesures de haute précision ; dans les calculs nautiques aussi, moins précis que les précédents, mais dont l’importance journalière apparaît davantage.

Telles sont les raisons profondes pour lesquelles l’introduction du nombre irrationnel n’est pas seulement un jeu d’esprit, destiné à satisfaire le souci d’exactitude et d’élégance des quelques milliers de personnes qui approfondissent l’étude des mathématiques ; même au point de vue purement pratique, sa valeur vraie (ou exacte au sens absolu du mot) est plus exacte, c’est-à-dire plus utile que la valeur approchée écrite plus haut, bien que la mesure directe d’une circonférence et de son diamètre ne puisse pas déceler l’inexactitude de cette valeur approchée.

Bien des imaginations sont hantées par cette question de la valeur de ou de la quadrature du cercle ; quelques-unes en sont dérangées et il arrive assez fréquemment que des hommes par ailleurs sains d’esprit publient des brochures pour prouver que la vraie valeur de n’est pas la valeur « officielle » ; les uns proposent , d’autres . Cette dernière valeur est relativement assez approchée ; on a


de sorte que l’erreur est environ 0,005 ; elle est assez difficile à déceler expérimentalement, vu qu’elle correspond à sur la circonférence d’une roue d’un mètre de diamètre ; une erreur d’un millimètre dans la mesure du diamètre entraînerait une différence presque aussi grande. Mais, même si cette approximation suffisait aux besoins de la pratique, il ne serait pas correct de dire que le nombre est une valeur pratiquement exacte du rapport de la circonférence au diamètre, car on serait ainsi conduit, dans de nombreuses questions, à des résultats inacceptables. Il n’en serait pas tout à fait de même si une expression aussi simple que la précédente fournissait la valeur de , d’autres avec dix décimales exactes ; cette expression aurait alors une valeur pratique ne pouvant être négligée ; et il est vraisemblable qu’elle aurait aussi un grand intérêt théorique ; mais une telle expression n’a pas été trouvée et il est peu vraisemblable qu’on la trouve, pour des raisons que nous indiquerons bientôt.

Une dernière remarque à propos du nombre  ; des calculateurs patients en ont obtenu la valeur avec 700 décimales ; quel est l’intérêt d’un tel calcul ? Il est évidemment nul au point de vue pratique ; il pourrait être très grand au point de vue théorique, s’il révélait une loi simple que l’on pourrait chercher à démontrer ; si, par exemple, on constatait que le chiffre 7 est toujours suivi du chiffre 9, ou que les chiffres pairs sont sensiblement plus nombreux que les chiffres impairs ; mais l’existence de telles lois n’est guère vraisemblable et dès lors, un résultat tel que le suivant : la 500ème décimale de est un 8 est évidemment vrai au point de vue abstrait, mais n’a aucune valeur pratique, car il ne correspond à aucune réalité ; il ne se relie à rien : ou peut le comparer à la détermination minutieusement exacte, par les procédés les plus précis, du poids d’un grain de blé unique choisi au hasard dans la récolte d’un champ ; le nombre ainsi obtenu exprime évidemment une vérité particulière, mais n’a aucun intérêt scientifique : il n’en serait pas de même de la détermination du poids moyen des grains de blé et de la loi des écarts autour de cette moyenne.

6. Les approximations numériques. — Nous avons déjà rappelé que la théorie des fractions continues fournit un procédé régulier pour obtenir les nombres rationnels les plus simples qui approchent le plus d'une valeur irrationnelle ou d’une valeur expérimentale ; on peut de même chercher les expressions simples de toute nature qui fournissent une représentation approchée d’un nombre donné par l’expérience. Je n’insisterai pas sur cette question, qui est des plus difficiles et qui a été peu étudiée ; je voudrais cependant dire quelques mots d’une particularité qui se présente dès qu’on en aborde l’étude et qui paraît être une loi générale[3]. On peut la formuler ainsi : les nombres simples ne se laissent pas approcher par d’autres nombres simples. Précisons par un exemple le sens de cet énoncé, un peu vague dans sa généralité. On peut rechercher une fraction ordinaire qui soit égale à la racine carré d’un nombre entier donné : à , par exemple, ou à . Si l’on désigne la fraction cherchée par , on démontre facilement que l’erreur commise est environ égale à , à un facteur près dont la valeur est limitée en fonction des données ; par exemple, s’il s’agit de , l’erreur est sûrement supérieure à . On ne peut donc avoir une valeur approchée à un dix-millionième près, par exemple, que si les termes p et q de la fraction dépassent 1000. Il est au contraire évident que les nombres compliqués sont parfois approchés de très près par des nombres très simples ; par exemple le nombre


est visiblement égal à , avec une erreur qui porte seulement sur la vingtième décimale.

C’est Liouville qui, dans ses recherches sur les nombres algébriques, a donné les premiers exemples de la loi précédente, dont la démonstration complète appellerait encore des recherches, mais qui paraît bien être une propriété générale des nombres. Elle est la justification pratique de l’introduction de nombres à définition simple, autres que les nombres rationnels : si, en remplaçant par ou par , on commettait une erreur pratiquement toujours négligeable, il n’y aurait que des avantages à cette substitution et la valeur exacte ne conserverait qu’un intérêt purement abstrait et théorique.

7. Le continu physique. — M. Henri Poincaré donne la formule suivante du continu physique, tel que l’expérience nous le révèle [4] :

« On a observé, par exemple, qu’un poids A de 10 grammes et un poids B de 11 grammes produisaient des sensations identiques, que le poids B ne pouvait non plus être discerné d’un poids C de 12 grammes, mais que l’on distinguait facilement le poids A du poids C. Les résultats bruts de l’expérience peuvent donc s’exprimer par les relations suivantes :


qui peuvent être regardées comme la formule du continu physique.

Il y a là, avec le principe de contradiction, un désaccord intolérable, et c’est la nécessité de le faire cesser qui nous a contraints à inventer le continu mathématique ».

Il ne m’est pas possible de souscrire à la théorie proposée par M. Poincaré ; l’expérience schématique qu’il imagine ne conduit à une contradiction que par suite de ses imperfections ; une expérience complète et totale ne saurait contredire le principe de contradiction. Je n’entends pas par là que l’on peut augmenter la précision des expériences qu’imagine M. Poincaré ; on ne ferait ainsi que reculer la difficulté, ce qui n’offrirait pas d’autre avantage que de permettre de nier la possibilité d’effectuer réellement les expériences décrites ; mais c’est là un argument qui ne satisferait probablement pas M. Poincaré. Ce que je veux dire, c’est que deux grandeurs A et B ne doivent être regardées comme empiriquement égales, à une époque donnée, que si aucun des moyens d’investigation expérimentaux dont on dispose à cette époque ne permet de discerner une différence entre elles. Cette définition ne saurait conduire à aucune contradiction, car si une expérience faite avec soin prouve que A est inférieur à C, tandis que B, dans les mêmes conditions, ne se distingue pas de C, c’est là une raison expérimentale suffisante pour affirmer que A est inférieur à B.

Si l’on mesure une grandeur par comparaison avec un étalon fixe, l’on obtient un certain nombre de décimales sûrement exactes, suivies d’une dernière décimale sur laquelle plane quelque incertitude ; des expérimentateurs divers, également soigneux, obtiendront des valeurs diverses pour cette dernière décimale, de sorte que les observations se résumeront sous une forme telle que la suivante : 30 % des observateurs trouvent un 5, 50 % trouvent un 6 et 20 % trouvent un 7 ; une autre grandeur très voisine de la première conduira à des résultats analogues, mais non en général identiques. Il se passe là un phénomène analogue à celui qui se produit dans le sophisme du tas de blé[5].

On peut faire à propos du passage que nous avons cité une observation toute différente, que l’on trouvera d’ailleurs dans le livre de M. Poincaré ; ce qu’exige son raisonnement, ce n’est pas le continu mathématique, mais seulement un ensemble dense renfermé dans le continu, par exemple l’ensemble des nombres rationnels ; car, si voisins que soient deux nombres rationnels, on peut diviser indéfiniment l’intervalle qu’ils comprennent.

Contentons-nous donc de constater cette vérité qui pouvait paraître évidente à priori : le continu physique se distingue du continu mathématique en ce que, l’expérience ne permettant jamais d’atteindre qu’une approximation limitée, une certaine différence minimum est nécessaire pour que l’on puisse discerner deux éléments très voisins[6].

8. Les relations entre les deux continus. — On pourrait conclure de la remarque précédente que, pour les besoins du continu physique, on pourrait se borner à considérer les nombres décimaux d’un certain nombre fixé de chiffres, ce nombre étant variable d’ailleurs suivant la nature des disciplines. C’est ainsi qu’on a pu proposer de créer les mathématiques à cinq décimales. La difficulté principale à laquelle se heurte une telle conception, c’est qu’elle n’est pas invariante même vis-à-vis des opérations les plus simples ; mais, sans nous attarder à développer cette objection, nous avons des raisons positives suffisantes pour rejeter les mathématiques à cinq, ou à sept décimales. Nous avons vu, en effet, que dans bien des cas, la solution vraie d’une question pratique, la vraie valeur d’un rapport à mesurer, est un nombre rationnel ou irrationnel qui ne s’exprime pas exactement sous forme de fraction décimale, mais dont la définition est plus simple que celle de la fraction décimale qui le représente au degré d’exactitude des expériences.

Nous nous trouvons ainsi ramenés à une tendance qui, dans son principe, date de Pythagore : tâcher d’exprimer simplement toutes les grandeurs à partir des nombres entiers. Seulement, il nous paraît légitime d’adjoindre aux opérations rationnelles que l’on peut effectuer sur ces nombres, les opérations irrationnelles ou transcendantes les plus simples.

Nous savons que, dans bien des questions expérimentales, une telle expression simple n’a pu être trouvée et n’existe probablement pas : nous devons nous contenter des mathématiques à 5 ou à 7 décimales ; la construction arithmétique du continu est alors inutile. Dans d’autres questions, au contraire, des lois connues permettent de mettre expérimentalement en évidence des nombres rationnels simples, les racines carrées de nombres entiers, le nombre etc. ; la liaison est alors intime entre le continu mathématique et le continu physique : la notion arithmétique du nombre intervient véritablement dans l’étude de la nature, et non pas seulement la notion empirique de mesure approchée. Ceci reste d’ailleurs vrai dans les cas, qui paraissent nombreux, notamment dans la théorie des poids atomiques et en cristallographie, où la valeur arithmétique simple joue seulement le rôle de première approximation.

Paris, Sorbonne.

Émile Borel
  1. On sait que l’algorithme d’Euclide est identique à la série des opérations élémentaires par lesquelles on trouve le plus grand commun diviseur de deux nombres ; on divise le plus grand par le plus petit, puis celui-ci par le reste de la première division, puis ce reste par le reste de la seconde division, etc., jusqu’à ce que l’on arrive à un reste nul ; c’est ce qui arrive toujours lorsqu’on part de deux nombres entiers, mais non pas toujours lorsqu’on part de deux grandeurs géométriques ; celles-ci sont alors dites incommensurables entre elles. Dans le cas de la diagonale du carré et de son côté, on démontre facilement par la géométrie que le rapport du premier reste au second est égal au rapport du second au troisième, et ainsi de suite ; il est donc impossible que l’opération se termine. Ce fait géométrique équivaut à l’identité numérique


    laquelle permet d’obtenir le développement en fraction continue périodique

  2. J’ai indiqué ces raisons dans une communication faite au IVème Congrès International des Mathématiciens (Rome, 1908) et je les ai développées dans une Note : Les « paradoxes » de la théorie des ensembles (Annales de l’École Normale, octobre 1908). Dans cette dernière note, j’indique comment à mon avis, tous les ensembles effectivement considérés étant dénombrables, la distinction importante au point de vue pratique est la suivante : les uns sont effectivement énumérables et les autres ne le sont pas. Je dis qu’un ensemble est effectivement énumérable lorsque l’on peut indiquer réellement le moyen d’assigner un rang déterminé à chacun de ses éléments, sans aucune ambiguïté possible.
  3. Voir, pour le développement de cette idée : Émile Borel, Contribution à l’étude arithmétique du nombre e, Comptes rendus de l’Académie des Sciences de Paris, 6 mars 1899, t. CXXVIII, et Leçons sur la théorie de la croissance (Gauthier-Villars, 1909).
  4. Science et hypothèse, pp. 34 et 35
  5. Voir Émile Borel, Un paradoxe économique : le sophisme du tas de blé (« Revue du Mois », 10 novembre 1907, t. IV, p. 688).
  6. Il ne faudrait pas croire que nous retombons, en faisant cette constatation, sous le coup de l’objection de M. Poincaré ; la différence minimum n’est pas une constante absolue, mais dépend des conditions expérimentales et souvent aussi de la valeur ou de la nature des quantités que l’on mesure. Par suite deux grandeurs A et B que des procédés directs de mesure ne permettaient pas de distinguer pourront être différenciées si on a l’heureuse idée — ou la chance — de les comparer toutes doux à une grandeur convenablement choisie C que l’expérience directe ne distingue pas de B, mais distingue de A ; ces nouvelles expériences diminuent pour A et B le minimum separabile. Un autre procédé pour la diminution de ce minimum est la répétition des expériences et l’application du calcul des probabilités ; c’est là une question fort intéressante sur laquelle j’aurai sans doute l’occasion de revenir un jour.