Le Nombre nuptial dans Platon

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LE NOMBRE NUPTIAL

DANS PLATON




I


I. Il y a au livre VIII de la République de Platon, une phrase, — un locus mathematicus, — célèbre par son obscurité, et pour laquelle il n’a pas été donné jusqu’à présent, que nous sachions, d’interprétation complète.

Socrate vient de tracer la forme idéale de gouvernement, qui offrirait, d’après lui, la perfection, en tant du moins qu’on peut rêver de la réaliser ici-bas ; il va maintenant parler des diverses formes réelles des États, et montrer en même temps, pour mieux faire saisir le caractère véritable de chacune de ces formes, comment se font les changements de l’une à l’autre. Et tout d’abord, il admet que son gouvernement parfait lui-même doit, à la longue, finir par s’altérer, par dégénérer en une forme inférieure. Il s’agit d’expliquer la cause de cette inévitable évolution. Faisant allusion au début de l’Iliade[1] :

« Veux-tu, « dit-il à Glaucon, qu’à l’exemple d’Homère, nous invoquions les Muses, que nous les priions de nous dire la première origine du désordre ? Qu’à la façon des tragiques, nous leur donnions la parole ? Qu’elles badinent et nous traitent comme des enfants avec lesquels on joue ? Qu’elles tiennent plutôt un langage sérieux et élevé ? »

« Comment cela ? » demande Glaucon.

« Voici ce qu’elles pourraient dire. — Certes, il est difficile d’ébranler un État constitué de la sorte ; mais tout ce qui naît doit mourir. Cette constitution ne peut donc durer éternellement ; elle périra et comment périra-t-elle ? Pour tout ce qui naît sur la terre, plantes attachées au sol, animaux se mouvant au-dessus, il y a fécondité et infécondité de l’âme et des corps, d’après des révolutions de temps faisant concorder, pour les différents êtres, différentes périodes dont les cycles sont plus ou moins rapidement parcourus, selon que la vie de ces êtres est de plus ou moins courte durée[2]. Quant à régler l’heur ou le malheur de vos naissances, si sages, si bien instruits que soient les chefs de votre État, ils n’y parviendront ni par l’expérience ni par le raisonnement ; cela est au-dessus d’eux ; ils feront donc naître des enfants quand il ne l’aurait pas fallu… »

C’est ici que commence la phrase obscure dont voici le texte[3] : ἔστι δὲ, θείῳ μὲν γεννητῷ, περίοδος ἥν ἀριθμὸς περιλαμβάνει τέλειος, ἀνθρωπείῳ δὲ, ἐν ᾧ πρώτῳ αὐξήσεις δυνάμεναι τε καὶ δυναστευόμεναι, τρεῖς ἀποστάσεις, τέτταρας δὲ ὅρους λαβούσαι, ὁμοιούντων τε καὶ ἀνομοιούντων καὶ αὐξόντων καὶ φθινόντων, πάντα προσήγορα καὶ ῥητὰ πρὸς ἄλληλα ἀπεφήναν· ὧν ἐπίτριτος πυθμὴν πεμπάδι συζυγεὶς, δύο ἁρμονίας παρέχεται, τρὶς αὐξηθεὶς, τὴν μὲν ἴσην ἰσάκις ἑκατὸν τοσαυτάκις, τὴν δὲ ἰσομήκη μὲν τῇ προμήκει δέ ἑκάστων μὲν ἀριθμῶν ἀπὸ διαμέτρων ῥητῶν πεμπάδος, δεομένων ἑνὸς ἑκάστων, ἀῤῥήτων δὲ δυεῖν, ἑκατὸν δὲ κύβων τριάδος.

« L’ensemble de ce nombre géométrique, continue Socrate, est le maître de la fortune et de l’infortune des naissances ; lors donc que, dans leur ignorance, vos Gardiens uniront en temps inopportun les épouses aux époux, il naîtra des enfants qui ne seront ni bien doués, ni d’un naturel heureux ; ils en choisiront bien les meilleurs pour leur succéder, mais ceux-là même n’en seront pas vraiment dignes. Gardiens à leur tour, ils commenceront par nous négliger ; ils n’estimeront plus à leur juste valeur, ni en premier lieu la musique, ni à son tour la gymnastique ; dès lors votre jeunesse ne sera plus soumise à la discipline des Muses. Les nouveaux chefs qui en sortiront, désormais tout à fait au-dessous du rôle des Gardiens, ne sauront plus discerner exactement les races d’Hésiode, les vôtres aussi, ces races d’or, d’argent, d’airain et de fer. Dès que le fer sera mêlé à l’argent, l’or à l’airain, voilà l’inégalité, la disproportion, le défaut d’harmonie qui, partout où on les rencontre, engendrent la guerre et la haine. Telle est l’origine du désordre, quelque part qu’il survienne. »

II. Nous ne nous proposons pas de commenter tout ce passage ; notre but est plus circonscrit ; il s’agit de donner un sens à la phrase grecque que nous avons reproduite, et de déterminer, d’après elle, un nombre particulier. Nous garderons seulement, en thèse générale, cette notion que le nombre inconnu devait représenter, pour Platon, une période en proportion avec la vie humaine et exerçant une influence marquée sur la génération.

Nous ne fatiguerons pas non plus le lecteur par l’exposé des diverses conjectures émises par les nombreux commentateurs qui, depuis la Renaissance, ont tenté la solution du problème[4]. Tous ces essais ont échoué devant l’impossibilité de donner aux termes mathématiques employés par Platon, un sens qui pût satisfaire aux hypothèses mises en avant. Mais la plupart de ces hypothèses ont été conçues d’après des éléments étrangers au texte même, et que nous devons passer rapidement en revue pour savoir ce qu’on en peut tirer réellement. Nous voulons parler des témoignages de l’antiquité au sujet des diverses périodes que l’on a pu considérer alors comme réglant les choses de la terre. Dans d’autres passages de Platon lui-même, chez d’autres auteurs à consulter, on retrouve aussi quelques vagues échos des chants de ces Muses sérieuses et mathématiciennes, qui redisaient dans les jardins d’Hékadèmos les « énigmes logistiques » des sages de Sicile et d’Italie. Il faut tout d’abord discerner ceux de ces échos qui peuvent nous indiquer le chemin de la vérité et ceux qui ne feraient que nous égarer.

III. Si par θείῳ γεννητῷ, on entend le monde divinement engendré, Platon fait évidemment allusion, dans le commencement de la phrase obscure, à un dogme pythagoricien fameux, à la période cosmique dite « la grande année. »

Lorsque les huit mobiles (les sept planètes et la sphère des fixes) ont repris chacun par rapport à la terre et par conséquent aussi par rapport à chacun des sept autres, leur situation originelle, une grande année s’est écoulée.

Nous n’avons pas à examiner ici les différentes valeurs[5] que l’on a prétendues, dans l’antiquité, devoir être assignées à cette grande année ; nous devons nous borner à l’opinion de Platon lui-même, suffisamment exprimée sur cette période dans le Timée.

Il y croit fermement ; il la définit avec précision ; il lui attribue certainement une influence majeure sur les phénomènes dont la terre est le théâtre ; cette croyance est le point de départ d’un mythe des plus hardis, développé dans le Politique. Mais il s’est bien gardé de proposer aucun nombre parfait pour cette année parfaite ; au milieu des singulières audaces mathématiques du Timée, ce silence est significatif ; le problème est réellement déterminé pour Platon, mais il est insoluble dans l’état de la science à son époque ; ce nombre « parfait » existe, mais il est inconnu.

Dire qu’il y a une grande année, c’est simplement poser en principe que la durée de chaque révolution planétaire est commensurable avec le jour sidéral ; or, au temps de Platon, l’astronomie était assez avancée pour que l’on sût avec certitude que la mesure de ces durées n’était pas, en tout cas, un nombre entier de jours ; il en résultait forcément que le nombre de la grande année devait contenir beaucoup de facteurs premiers différents et dépasser d’ailleurs comme valeur les nombres facilement concevables pour les anciens (πολλὰς περιόδων μυριάδας, Platon, I, 584, 15-16, in Politico).

Enfin tout nombre énoncé pour la grande année pouvait être soumis à un critérium à la portée de chacun, la concordance avec le cycle de Méton.

Dans ces conditions, attribuer à Platon un nombre déterminé quelconque pour la grande année, c’est le supposer gratuitement capable d’une absurdité qu’il faut laisser à d’autres. Nous ne pouvons donc rien tirer de la période cosmique, puisqu’il s’agit au contraire évidemment, dans la phrase obscure, d’un nombre déterminé et déterminable.

IV. Si par θείῳ γεννητῷ on entend l’âme (cf. le Politique), la première allusion de Platon se rapporte à une période palingénésique, c’est-à-dire réglant la transmigration des âmes.

On sait, soit par le Phèdre, soit par le mythe d’Er dans la République, que Platon admettait que tous les mille ans, chaque âme entrait dans un nouveau corps mortel. Cette période est devenue classique (Virgile) ; mais elle n’appartient pas particulièrement aux pythagoriciens, comme on serait tenté de le croire. Ceux-ci, d’après les « Theologumena Arithmetices, » auraient préféré le nombre 216, cube du parfait 6, comme 1 000 est le cube du parfait 10[6].

D’après le Phèdre, les âmes tombées du ciel subiraient sur la terre l’épreuve de neuf vies successives (réduites à trois pour les philosophes), et reviendraient enfin à leur point de départ après un cycle de dix mille ans.

Il y a certainement dans le Phèdre une « énigme astronomique ; » mais pour Platon écrivant la République, la myriade n’était pas une période cosmique, ainsi que nous l’avons démontré ; ce ne pouvait être qu’une période palingénésique, dans laquelle on ne peut d’ailleurs méconnaître les τϱισμυρίαι ὥραι d’Empédocle ; les périodes du Phèdre viennent ainsi directement ou indirectement des Égyptiens (Hérodote, Euterpe).

Admettons provisoirement l’allusion à la période de 10,000 ans ; il faudra en conclure que Platon parle de deux nombres, l’un que l’on connaît, relatif au « divinement engendré, » l’autre qui reste à déterminer, relatif à « l’humainement engendré » (ἀνθρωπείῳ).

Une ingénieuse hypothèse a été émise pour résoudre le problème en partant de ces données ; nous ne la discuterons particulièrement d’ailleurs que parce qu’elle est admise comme la plus plausible dans l’édition de Didot (vol. III, 1873. J. Hunziker).

On explique ὧν ἐπίτριτος par « le rapport de ces nombres ; » on conclut que le second est les du premier, soit 7,500 ans. On montre, par un rapprochement de dates, que Platon a donné, dans le Timée, une durée égale à l’ancienne Athènes contemporaine des Atlantes ; ce serait donc là la période assignée au maintien de l’état parfait[7].

On peut objecter tout d’abord à cette hypothèse, reconnue d’ailleurs insuffisante pour l’interprétation complète du passage obscur :

1° Que de pareils rapprochements entre le Phèdre et le Timée, œuvres aussi différentes par leurs sources que par leur date, demanderaient la plus grande réserve ;

2° Que Platon n’indique nullement que le nombre géométrique maître de la fortune ou de l’infortune des naissances, représente la durée maximum de l’état parfait et qu’on fait à cet égard une déduction très- contestable ;

3° Que l’ancienne Athènes, dans l’Ἀτλαντικὸς λόγος, ne dégénère nullement comme l’État parfait de la République, qu’au moment où elle est le plus florissante, elle disparaît dans un cataclysme (phénomène cosmique), le troisième avant celui de Deucalion, indication qui ne concorde guère avec la durée prétendue de 7,500 ans.

Mais l’explication grammaticale qui sert de base à tout cet échafaudage est elle-même bien peu solide. Il faudrait λόγος et non πυθμὴν.

Si l’on réduit une fraction ou un rapport (λόγος) à sa plus simple expression, cette expression est, dans le langage mathématique de l’antiquité, le πυθμὴν de ce rapport, comme aussi des rapports ayant la même valeur.

Platon a bien le droit de dire πυθμὴν ἐπίτριτος au lieu de πυθμὴν ἐπίτριτων λόγων, pour désigner le couple 4 : 3 de deux nombres premiers entre eux ; mais entendre par ὧν des nombres étant dans ce rapport, ce serait lui faire commettre un lapsus singulier, comme si l’on disait en français, — la valeur irréductible de deux nombres — pour — la valeur irréductible du rapport de deux nombres.

On peut consulter à cet égard Théon de Smyrne (Paris, 1644, in-4o, édition Bouillaud, II, 19), auteur auquel nous aurons souvent occasion de recourir.

V. L’art de Platon lui permet d’éveiller presque nécessairement l’idée des périodes cosmiques et palingénésiques, qui font partie de ses dogmes, tandis qu’il ne désigne logiquement et ne peut désigner qu’un seul nombre, relatif à la fois au divinement et à l’humainement engendré, θείῳ μὲν… ἀνθρωπείῳ δὲ. S’il y avait en effet deux périodes, ni l’une ni l’autre ne donnerait vraiment l’ἀριθμὸς κύριος ; il faudrait en considérer une troisième résultant de leur combinaison.

Nous arrivons donc aux périodes spéciales à la vie humaine.

Toutes les périodes de ce genre, admises par les Pythagoriciens, ou leurs imitateurs, paraissent dominées par le nombre 7.

Citons Théon de Smyrne, II, 47.

« Les accroissements du fœtus se font par semaines.

« Il devient parfait après sept semaines, suivant ce que semble indiquer Empédocle dans « les Expiations. » D’après quelques autres, le mâle serait parfait en cinq semaines[8].

« Le fœtus est viable après sept mois 2[9].

« Les enfants font leur dentition à sept mois et perdent leurs premières dents à sept ans.

« Dans le second septénaire, se forme la liqueur séminale et se développe la puberté. Pour la barbe, c’est surtout pendant le troisième, qui détermine aussi l’accroissement de la taille. Celui de la corpulence se fait pendant le quatrième… »

On sait que la fameuse période du septénaire est vieille comme la médecine.

Mais les Pythagoriciens avaient, en dehors de ces périodes, des nombres particulièrement nuptiaux.

Nous avons d’assez nombreux documents à ce sujet ; mais il faut remarquer qu’ils sont postérieurs à Platon, et que le passage de la République est peut-être la preuve la plus sérieuse que l’on pourrait donner de la croyance à un nombre nuptial dans l’ancienne école pythagoricienne.

Pour la nouvelle école, on connaît les nombres 5, 6, et 30 = 5 × 6. (Voir par exemple Rabelais, Pantagruel, livre III, ch. 20.)

Mais il nous faut citer deux passages topiques.

« Théon de Smyrne, II, 45. — Le nombre 6 est parfait ;… aussi l’appelle-ton mariage (γάμος) parce qu’il rend l’œuvre du mariage, les enfants, semblables aux parents.

« Plutarque {sur Isis et Osiris, 56). — Les Égyptiens paraissent s’être figuré le monde sous la forme du plus beau des triangles ; de même que Platon, dans sa République, semble l’avoir employé comme symbole de l’union matrimoniale. Ce triangle a son côté vertical composé de 3, la base de 4, l’hypoténuse de 5 parties, et le carré de celle-ci est égal à la somme des carrés des autres côtés. Le côté vertical symbolise le monde, la base la femelle, et l’hypoténuse la progéniture des deux[10]. »

Nous avons à faire dès maintenant plusieurs remarques importantes.

En premier lieu, nous trouvons des nombres beaucoup moins considérables que pour les périodes palingénésique et cosmique.

Nous sommes confirmés dans l’opinion probable à priori que ἐπιτρίτος πυθμὴν πεμπάδι συζυγεὶς désigne le groupe des nombres 3, 4, 5, côtés d’un fameux triangle rectangle.

L’interprétation complète de la phrase obscure de la République était inconnue dès le temps de Plutarque.

Il n’en aurait pas été sans doute ainsi si Platon eût homologué simplement une opinion pythagoricienne en adoptant un nombre parfait nuptial, le nombre 6 par exemple auquel il fait peut-être une allusion indirecte, en même temps qu’aux autres périodes dont il a été parlé. Il aura voulu proposer un nombre différent, qu’il a défini longuement dans des termes probablement assez clairs pour ses contemporains, mais dont le sens s’est rapidement perdu par suite de la désuétude dans laquelle est tombée la langue mathématique de son époque, encore trop vague et flottante. En tout cas, il est probable que son nombre nuptial ne représentait pas un laps de temps relativement considérable.

VI. Si le sens du passage était perdu dès le temps de Plutarque, on ne peut guère espérer trouver des explications utiles dans les auteurs postérieurs.

Le scholiaste (Platon, éd. Didot, vol. III, p. 330), néo-platonicien pur, ne dit pas un mot de la question qui nous occupe ; il s’étend sur le terme θεῖον γεννητὸν ; quant au nombre parfait, il le considère comme entièrement idéal, et déclare qu’il ne peut être nombré.

Rien non plus dans Théon de Smyrne, qui écrit pourtant « sur les connaissances mathématiques nécessaires pour la lecture de Platon. »

Bouillaud a reproduit à la page 293 de son édition de Théon un long passage de Jamblique, emprunté à son commentaire sur l’arithmétique de Nicomaque. Ce passage serait une intéressante scholie d’un endroit de l’Epinomide.

« Pour cela, les sciences sont nécessaires ; d’abord la plus grande et la première, celle des nombres, non pas concrets, mais celle de toute la génération et de la puissance du pair et de l’impair en même temps que ses rapports avec la nature des êtres… » (Platon, II, 514,28.)

Mais quoi que dise Jamblique, il est tout-à-fait à côté de la question qui nous occupe, ses considérations ne seraient en situation qu’après la première naissance des enfants mal doués, alors que précisément les Muses ont abandonné les énigmes mathématiques, et vont revenir aux anciens badinages de l’Hélicon.

Avant Plutarque, nous ne trouvons qu’Aristote qui, sur Platon et pour un passage mathématique, ne doit, comme on sait, quoique contemporain, être consulté qu’avec la plus grande réserve.

Voici ce qu’il dit dans ses Politiques, Livre V, ch. 10, édition Didot.

« Dans la République, Platon parle des révolutions sous le nom de Socrate, mais ce qu’il en dit n’est guères satisfaisant ; car l’évolution qu’il attribue à la forme de l’État qu’il prend pour la meilleure et la première n’est pas particulière à cette forme. Il dit en effet que rien ne subsiste perpétuellement, que tout doit changer dans une certaine période ; ἀρχὴν δ' εἶναι τούτων ὧν ἐπίτριτος πυθμὴν πεμπάδι συζυγεὶς δύο ἁρμονίας παρέχεται, λέγων ὅταν ὁ τοῦ διαγράμματος ἀριθμὸς τούτου γένηται στερεὸς ; la nature produirait alors des enfants mal doués et rebelles à la discipline ; ceci est peut-être assez juste, c’est admettre qu’il y a des hommes qu’il est impossible de rendre réellement bons par l’éducation. Mais pourquoi une telle révolution serait-elle particulière à cette forme de l’État qu’il dit être la meilleure, plutôt qu’à toutes les autres, bien plus qu’à tout ce qui naît ? D’autre part, si c’est le même temps qui change toutes choses comme il le dit, celles qui n’ont pas commencé ensemble, changeraient ensemble ; ainsi celle qui aurait commencé la veille du jour où finit la période, changerait donc le lendemain avec toutes les autres. »

Nous avons à préciser le sens qu’Aristote attribue au texte de Platon, et à discuter jusqu’à quel point ce sens est admissible.

La période de Platon a, pour Aristote, un cours déterminé ; elle commence et finit à jour préfix ; cette interprétation est la première qui se présente à l’esprit, et le suffrage du Stagirite est certainement considérable.

Mais dans ce cas, il est difficile de comprendre que cette période ne soit pas conçue et présentée comme astronomique ; que d’autre part Platon déclare impossible la constatation effective de son influence, constatation à laquelle il semble qu’une série d’expériences et de recherches historiques rationnellement conduites, mènerait infailliblement.

Nous croyons enfin que les termes περιτροπαὶ ἑκάστοις κύκλων περιφοπὰς ξυνάπτωσι s’expliquent mieux en admettant l’hypothèse de périodes commençant à la naissance de chacun des deux époux ; l’opportunité de leur union consisterait alors dans la concordance de certaines époques des deux périodes respectives.

D’un autre côté, Aristote admet que la fin de chaque période amène infailliblement une révolution, ce qui conduit à supposer que la durée de la période doit avoir une valeur relativement considérable. Nous avons déjà rejeté ces conclusions. Supposons, par exemple, que la période de Platon soit la période astronomique la plus courte, le mois lunaire, qu’il admette, comme le faisait Hésiode (Travaux et jours), des jours heureux et malheureux pour la génération des garçons et des filles ainsi que pour les mariages, et que ces jours ne soient pas observés, il s’écoulera encore un laps de temps considérable avant qu’il y ait probabilité suffisante de ne pas trouver parmi les enfants de sa République qui naîtront néanmoins bien doués, le nombre nécessaire pour remplir les fonctions de gardiens. Aristote a donc exagéré à plaisir les conséquences du dogme qu’il attribuait à Platon.

Arrivons enfin à ce que nous pouvons tirer de la citation pour l’intelligence du « locus mathematicus » proprement dit.

Nous avons donné le texte grec de l’endroit où Aristote reproduit un membre de la phrase de Platon, en y ajoutant une sorte de glose.

Rien ne prouve qu’il ait eu la parfaite intelligence du passage, mais il devait avoir quelques lumières, fournies par la tradition prochaine, et quoique ce qu’il dise soit pour nous à peu près aussi obscur que le texte commenté, nous devons éviter de nous mettre en contradiction formelle avec lui.

Nous inférons en premier lieu que la seconde partie de la phrase de Platon à partir de ὧν ἐπίτριτος π. π. συζυγεὶς, suffit à la construction du nombre inconnu, puis qu’Aristote néglige tout ce qui précède ;

En second lieu, d’après l’emploi du terme διαγράμματος (figure), que l’expression de Platon citée par Aristote signifie bien le triangle 3, 4, 5, comme le disait Plutarque, et que ce triangle est le principe, le point de départ des périodes.

Quant à la glose « voulant dire lorsque le nombre de cette figure devient solide » il est impossible d’y voir, comme cela devrait être logiquement, soit une explication de δύο ἁρμονίας, soit une périphrase remplaçant τρὶς αὐξηθεὶς ; il n’y a qu’un sens rationnel admissible, l’indication qu’il faut multiplier l’un par l’autre les trois nombres 3, 4, 5, de manière à obtenir le nombre 60 solide, c’est-à-dire formé par trois facteurs inégaux.


II.


VII. Nous avons épuisé les données extérieures au texte de Platon ; il est temps de proposer notre interprétation.

Le point de départ consiste à admettre que le disciple de Socrate, loin de vouloir poser une énigme insoluble, a fait parler son maître de la façon la plus explicite, et que c’est là précisément le motif pour lequel aucun contemporain ou successeur immédiat n’ayant cru à propos d’enfoncer une porte réellement ouverte, elle est devenue, pour ainsi dire, infranchissable dès que le changement de la langue mathématique en a obstrué les avenues.

Nous supposerons donc qu’après l’exposé des propriétés et de la génération du nombre nuptial, Platon l’a énoncé à la place logique, dans les quatre derniers mots de la phrase, ἑκατὸν δὲ κύβων τριάδος, que nous ferons dépendre grammaticalement de δύο ἁρμονίας.

Cent cubes du nombre trois, ou 100 X 33 = 2700.

Le nombre cherché serait donc 2700 jours, soit 90 mois de 30 jours, soit sept ans et demi de 360 jours.

Platon aurait donc voulu substituer à la fameuse période du septenaire un nombre voisin, possédant des propriétés arithmétiques plus remarquables ; sa tentative n’aura pas réussi[11].

Nous n’avons fait qu’une hypothèse plus ou moins plausible ; mais nous pouvons la soumettre à un critérium presque décisif. Il faut qu’elle permette d’expliquer avec une facilité suffisante, la seconde partie de la phrase obscure, celle qui a précisément fait jusqu’à présent le désespoir des commentateurs.

Nous allons traduire littéralement cette partie :

« Deux harmonies » (chacune de 2 700, comme nous le supposons), l’une également égale cent autant de fois, l’autre égale en dimensions à l’harmonie allongée de chacun des nombres des diagonales de 5, les énonçables étant chacune diminuée de 1, et les non-énonçables de 2. »

Avant de rechercher la signification précise du terme « harmonie, » nous pouvons identifier immédiatement la qualification de la première harmonie (ἴσην ἰσάκις… τοσαυτάκις) avec l’expression ἰσάκις ἴσος ἰσάκις, qui est classique chez les mathématiciens grecs, pour désigner un nombre produit de trois facteurs égaux, c’est-à-dire un cube.

Ἑκατὸν devant τοσαυτάκις indique évidemment que ce cube doit être répété cent fois. Il s’agit donc simplement ici de la construction immédiate. 100 × (3 × 3 × 3) = 2 700.

Le nombre 100, par là même qu’il est énoncé, doit être mis en dehors de « l’harmonie. »

Nous concluons dès lors facilement que Platon entend ici par ce terme, — ἁρμονία — une décomposition d’un nombre en facteurs représentant des longueurs de cordes en accord. Dans cette première décomposition, il y a trois cordes à l’unisson.

Cela était, sans aucun doute, emprunté aux théories pythagoriciennes d’alors, qu’il est aisé de reconstituer en partie.

Les Pythagoriciens admettaient comme harmoniques, à l’exclusion de tous autres, les rapports entre un nombre et son multiple, ou bien entre deux nombres différant d’une unité (λόγος ἐπιμορίος)[12].

Ces rapports harmoniques étaient d’autre part, pour eux, arithmétiquement parlant, les seuls προσήγοροι καὶ ῥητοὶ les seuls « énonçables ; » à la différence de tous autres, ils pouvaient, en effet, s’exprimer par un seul mot grec[13].

Il n’y avait dès lors pour l’école, comme décomposition en deux facteurs, pour les nombres plans, que trois harmonies possibles :

1o Ἁρμονία ἰσάκις ἴση, si le nombre était carré parfait.

2o Ἁρμονία ἑτερομήκης, si le nombre était de la forme n (n + 1), produit de deux facteurs différents d’une unité.

3o Ἁρμονία προμήκης, si le nombre pouvait se décomposer en deux facteurs dont l’un fût le multiple de l’autre.

En supposant l’un des facteurs égal à l’unité (ce qu’il fallait d’ailleurs toujours faire si le nombre, comme ceux que nous allons trouver, était linéaire, c’est-à-dire premier, ou vraiment plan, c’est-à-dire produit de deux facteurs premiers seulement), cette dernière décomposition était toujours possible ; dans ce cas l’autre facteur ou la longueur de « l’harmonie allongée » est la valeur même du nombre.

VIII. Il résulte de ces données que pour la seconde « harmonie » du nombre 2 700, « dont les dimensions sont égales à l’harmonie allongée de chacun des nombres des diagonales de 5, etc. », les facteurs sont les nombres représentant les diagonales eux-mêmes, après toutefois qu’on aura effectué les opérations indiquées subséquemment. Comme d’ailleurs on distingue les diagonales en « énonçables » et qu’il y en a deux au moins de chaque espèce, il y a au moins quatre facteurs.

Théon explique (I, 31) ce que sont les nombres diagonaux, et il donne le tableau suivant.

Côtés. Diagonales. Double des carrés, des côtés. Carrés des diagonales.
1
1
2
1
2
3
8
9
5
7
50
49
12
17
288
289
29
41
1682
1681
70
90
9800
9801
169
239
57122
57121

Chaque côté se forme en ajoutant le précédent à la diagonale de celui-ci, chaque diagonale en ajoutant le côté correspondant au précédent ; de la sorte les carrés des diagonales diffèrent alternativement d’une unité en plus et en moins du double carré des côtés. Si donc sur une droite ayant pour longueur un côté quelconque du tableau ci-dessus, on construit un carré, la diagonale de ce carré, en réalité incommensurable, sera représentée approximativement par le nombre diagonal correspondant au côté choisi.

Prenons dans ce tableau la diagonale de 5 qui est 7 et la suivante qui est 17. Ces deux nombres sont « non-énonçables » ἀῤῥήτοι, par rapport à 5, d’après ce que nous avons dit, les rapports 7 : 5 et 17 : 5 ne rentrant pas dans les rapports simples admis par les pythagoriciens ; il faut donc diminuer chacun de ces nombres de 2, ce qui donne 5 et 15.

Ces deux derniers nombres sont effectivement facteurs de 2700 36 × 5 × 15, et 36 doit par suite être composé d’au moins deux facteurs égaux à des diagonales successives « énonçables » de 5, diminuées chacune d’une unité.

Il est clair que ces diagonales « énonçables » ne peuvent être que 5 lui-même (comme dans le tableau de Théon, 1 est diagonale de 1) et son double 10 (diagonale du carré construit sur la diagonale incommensurable du carré de côté 5)[14].

Et en effet 36 = 4 × 9 = (5−1) × (10−1).

La seconde harmonie correspond donc à la construction

2700 = 4 × 9 × 5 × 15.

et aux accords suivants :

Ces accords pouvaient être donnés par les cordes d’une lyre montée suivant le genre enharmonique d’Archytas. Ils n’existent pas, il est vrai, dans le genre diatonique, suivi dans le Timée ; dans ce genre, on n’admettait que les rapports entre les nombres 1, 2, 3, 4 du quaternaire pythagoricien et leurs puissances. Mais on ne peut s’étonner que Platon ait admis pour l’homme une harmonie inférieure en simplicité à celle du monde, du moment où cette harmonie était certainement connue de lui.

Si l’on essayait de trouver une troisième harmonie entre les facteurs du nombre 2700, on ne rencontrerait que la suivante :


Mais tandis que l’harmonie d’Archytas repose sur l’accord de tierce majeure, celle-ci dérive de la tierce mineure, qui ne paraît avoir été introduite réellement dans la musique grecque que bien après Platon.

IX. Il semble que, notre hypothèse a résisté victorieusement à l’épreuve à laquelle nous l’avons soumise, et que nous sommes dès lors en droit de la considérer comme suffisamment fondée. Certes, le langage de Platon peut paraître singulier ; mais même aujourd’hui, il serait peut-être difficile d’exprimer les mêmes idées plus simplement et notamment de trouver une relation moins compliquée entre les quatre nombres 4, 9, 5, 15. D’autre part, rien ne paraît indiquer que ce langage fût réellement obscur au moins pour ses contemporains initiés aux théories mathématiques des Pythagoriciens.

Poursuivons donc notre explication.

Le membre de phrase qui précède la partie que nous avons interprétée, ὧν ἐπίτριτος πυθμὴν πεμπάδι συζυγεὶς δύο ἁρμονίας παρέχεται, τρὶς αὐξηθεὶς, se rapporte évidemment à une autre génération du nombre 2700, génération qui correspond aux indications de la première partie de la phrase (αὐξήσειςαὐξηθεὶς).

D’après ce que nous avons vu sur la citation d’Aristote, cette génération consiste à partir du nombre 60 = 3 ⨉ 4 ⨉ 5 et à lui faire subir une opération désignée par τρὶς αὐξηθεὶς.

Or 2700 = 60 ⨉ 45. En divisant 45 par 3, nous arrivons à cette conclusion, singulière au premier abord, qu’αὐξηθεὶς signifie ici une multiplication par 15.

Pour expliquer ce résultat, ce qui nous sera d’ailleurs facile, il faut exposer ce que l’on sait sur le nombre parfait.

Primitivement, les Pythagoriciens ont considéré comme parfaits les nombres obtenus dans leur quaternaire 1. 2. 3. 4., par la sommation successive des termes de cette progression arithmétique (série des nombres naturels).

Ce sont les nombres

3 = 1 + 2
6 = 1 + 2 + 3
10 = 1 + 2 + 3 + 4.

C’est ce qu’on a appelé plus tard les premiers nombres triangles[15].

Ils ont remarqué, parmi ces nombres parfaits, le nombre 6 comme jouissant d’une propriété singulière, à savoir qu’il est égal à la somme de ses parties aliquotes. Cette propriété fut regardée par eux comme une perfection spéciale, et ils classèrent les nombres en déficients (ἑλλιπεῖς) et abondants (ὑπερτελεῖς) suivant qu’ils étaient supérieurs ou inférieurs à la somme de leurs parties aliquotes.

Ils purent reconnaître assez facilement que le premier nombre parfait ὁλομελὴς après 6, comme ils paraissent avoir dit tout d’abord (Theologumena), était 28 ; mais le suivant est 496, déjà bien éloigné pour avoir été donné par tâtonnement.

Si on prend une progression géométrique dont le premier terme soit l’unité et la raison 2, et qu’on fasse la somme des termes de cette progression, toutes les fois qu’on obtiendra un nombre premier, en le multipliant par le dernier terme sommé, on aura un nombre parfait, c’est-à-dire égal à la somme de ses parties aliquotes.

Ainsi soit la progression 1 : 2 : 4 : 8 : 16.

1 + 2 = 3 nombre premier 3 X 2 = 6 nombre parfait.
1 + 2 + 4 = 7 nombre premier 7 X 4 = 28 d0
1 + 2 + 4 + 8 + 16 = 31 nomb. premier 31 X 16 = 496 d0[16]

Ce remarquable théorème forme le couronnement des « Arithmétiques » d’Euclide (Éléments, livre IX, 30), de même que la théorie, également pythagoricienne, des polyèdres réguliers termine sa « stéréométrie. »

C’est évidemment à la suite de la découverte de ce théorème que le terme « nombre parfait » prit la signification spéciale et précise qu’il a aujourd’hui en arithmétique.

Au temps de Platon, le sens en est encore flottant[17] ; le nombre 2700 n’est plus un nombre parfait pour Euclide, comme il semble l’être pour le chef de l’Académie ; quant à sa génération comme telle aux yeux de Platon, voici comme on peut la concevoir d’une façon analogue à celle des nombres 6 et 28, qu’il devait, avons-nous dit, connaître comme parfaits.

Ἀυξήσεις signifie « des augmentations suivant les termes d’une progression géométrique. » Ce terme n’est pas devenu classique, mais on le retrouve encore dans Jamblique avec le même sens, qui devait être suffisamment précis du temps de Platon ; on sait le rôle que joue dans ses écrits (Timée, Epinomide) et chez les Pythagoriciens, la considération des progressions géométriques, particulièrement suivant la raison 2, dont il s’agit ici évidemment, en l’absence de toute désignation particulière.

Δυνάμεναι τε καὶ δυναστευόμεναι, « en puissance et en effet », indiquent les deux phases de l’αὔξησις ; formation d’un nouveau terme par duplication du précédent ; addition du nouveau terme à la somme des précédents. Cette double détermination précise le sens attaché par Platon à αὐξήσεις[18].

Τρεῖς ἀποστάσεις,τέτταπας δὲ ὅρους λαβούσαι.

Ὅρους signifie les termes de la progression, ἀποστάσεις des changements de valeurs,

Il répugne d’admettre qu’il s’agisse des trois changements de valeurs de l’un à l’autre des quatre termes que doit avoir la progression ; il y aurait là une tautologie singulière surtout après le membre de phrase qui précède. C’est bien assez d’en avoir une plus bas dans προσήγορα καὶ ῥητὰ[19].

D’ailleurs ἀποστάσεις s’entend (République, IX, vol. II, 173, 32) du changement de valeur du premier terme au dernier. Il faut donc, en même temps qu’on prend quatre termes, répéter trois fois la série et bien entendu sommer le tout.

Soit pour point de départ, pour ἀρχὴ des progressions, un nombre que nous désignerons par a.

Prenons deux termes et une série, nous avons a + 2 a

trois termes et deux séries
a + 2 a + 4 a
a + 2 a + 4 a
Enfin quatre termes et trois séries
a + 2 a + 4 a + 8 a
a + 2 a + 4 a + 8 a
a + 2 a + 4 a + 8 a

Si nous prenons pour ἀρχὴ la dyade pythagoricienne, 2, symbole des choses qui naissent (γιγνόμενων), nous obtenons ainsi les nombres 6, 28 et 90.

Les deux premiers sont les deux premiers nombres parfaits ὁλομελεῖς, le troisième est le nombre nuptial de Platon en prenant pour unité le mois de trente jours.

On obtient également ce nombre nuptial en prenant pour ἀρχὴ, 60, ainsi qu’il est indiqué dans la seconde partie de la phrase ; l’opération désignée par τρὶς αὐξηθεὶς et que nous venons de représenter, s’y trouve parfaitement précisée, puisque le nombre des termes de l’αὐξήσις est indiqué dans la première partie et qu’il est corrélatif de celui des séries (ἀποστάσεις) répétées.

X. La première partie de la phrase de Platon est donc une définition arithmétique du nombre parfait dont il parle ; ce que nous en avons expliqué est la définition de sa génération ; il reste celle des propriétés qui en résultent et qui le font considérer comme parfait.

Ὁμοιούντων τε καὶ ἀνομοιούντων καὶ αὐξόντων καὶ φθινόντων πάντα προσήγορα καί ῥητὰ πρὸς ἄλληλα ἀπεφήναν.

Nous avons d’abord à déterminer le sens des participes génitifs qui dépendent grammaticalement de πάντα par l’intermédiaire d’ἀπὸ exprimé dans ἀπεφήναν.

Le terme « semblables » (ὁμοίοι) est classique dans l’arithmétique grecque.

« Les nombres, plans et solides sont semblables quand leurs côtés (facteurs) sont proportionnels » (Euclide).

Mais ici nous avons ὁμοιούντων dont la signification est active.

Soit deux nombres plans semblables, qui peuvent être représentés en général par m2A, n2A. Le nombre qui les rend semblables est évidemment leur moyenne géométrique mnA, telle qu’en divisant l’un des nombres et en multipliant l’autre par cette moyenne, on arrive à des résultats identiques de part et d’autre ; tout autre nombre intermédiaire sera au contraire ἀνομοιοῦν[20].

Nous n’avons besoin de considérer que la progression géométrique génératrice du nombre nuptial :

a : 2 a : 4 a : 8 a.

Si on rapporte un terme quelconque à ses deux voisins immédiats, il est leur moyen proportionnel, ou pour parler comme le fait ici Platon ὁμοιοῦν τοὺς δύο ὅρους ; si on le considère, au contraire, par rapport à deux termes inégalement éloignés, il est ἀνομοιοῦν. Dans les deux cas d’ailleurs, son rapport avec chacun d’eux est simple, προσήγορος καὶ ῥητὸς ; il leur est multiple ou sous-multiple.

Considérons maintenant deux termes quelconques et ajoutons-les ou retranchons-les l’un de l’autre (αὐξόντων καὶ φθινόντων), nous engendrerons ainsi soit d’autres termes de la série, soit les nombres

3 a. 5 a. 6 a. 7 a. 9 a. 10 a. 12 a.

lesquels peuvent aussi, au moins les quatre premiers, être regardés comme μέσα ἀνομοιούντα par rapport aux termes de la série.

Or, chacun de ces nombres sera en rapport simple avec chacun des deux termes dont il provient.

Il suffit de le vérifier pour ceux engendrés avec le terme le plus élevé, 8 a.

8 a + 1 a = 9 a 8 a – 1 a = 7 a
8 a + 2 a = 10 a 8 a – 2 a = 6 a
8 a + 4 a 8 a – 4 a = 4 a.

Les résultats de l’addition ou de la soustraction sont toujours multiples du plus petit terme.

Par rapport au plus grand, on a les λόγοι ἐπιμόριοι , et le rapport de multiplicité 2.

Tous ces rapports étaient d’ailleurs harmoniques dès le temps de Platon.

accord de quarte
intervalle d’un ton majeur
communs à toutes les
 échelles musicales.

accord de tierce majeure (genre enharmonique d’Archytas).

intervalle moyen (diatonique mou d’Archytas).

C’est, croyons-nous, l’ensemble de ces relations simples entre les termes servant à la génération du nombre parfait nuptial, que Platon aura résumé de la façon la plus concise possible.

En somme, voici comme nous traduirions à peu près la phrase, sans prétendre d’ailleurs ni être parfaitement intelligible, ni respecter scrupuleusement le texte :

« Comme pour ce qui est divinement engendré, il y a pour la génération humaine une période comprise sous le premier nombre parfait, formé en sommant dans trois progressions semblables suivant la raison double, quatre termes qui se trouveront toujours deux à deux, avec leurs moyens, proportionnels ou non, leur somme ou leur différence, dans des rapports simples et facilement énonçables ; si l’on fait cette triple série d’opérations sur le produit des nombres du groupe 3, 4, 5, le résultat pourra recevoir deux dispositions harmoniques, l’une suivant trois facteurs égaux qui sera répétée cent fois, l’autre dont les facteurs seront des multiples successifs de 5, diminués chacun d’une unité, et des diagonales successives de 5, diminuées chacune de deux unités. Cent fois le cube de trois forme ainsi l’ensemble de ce nombre géométrique, qui… » ; par conséquent, pour nous, ce nombre = 2700.

Paul Tannery.
  1. Platon. Édition Didot, vol. II, p. 144, 30-145, 19.
  2. Ὅταν περιτροπαὶ ἑκάστοις κύκλων περιφορὰς ξυνάπτωσι, βραχυβίοις μὲν βραχυπόρους, ἐναντίοις δὲ ἐναντίας
  3. Nous adoptons le texte de Bekker, qu’on peut trouver dans les notes de la traduction de Cousin. Nous y faisons toutefois un léger changement, en substituant, d’accord avec d’anciennes leçons, ἑκάστων à ἑκατὸν après προμήκει. Le texte de Schneider, dans l’édition Didot, présente diverses variantes sur lesquelles nous n’insisterons pas. L’absence d’un interprétation littérale quelconque a privé jusqu’à présent la critique philologique d’un des éléments de discussion les plus sérieux.
  4. On trouvera sur ce sujet, dans la traduction de Cousin, une note très-longue, sinon complète.
  5. Remarquons toutefois qu’on ne peut s’appuyer sur aucun témoignage précis pour attribuer aux Pythagoriciens, comme M. J. Hunziker (Platon, éd. Didot, vol. III), le nombre de dix mille ans, ni pour qualifier ce nombre de parfait (τέλειος).
  6. Rien ne prouve d’ailleurs que ces nombres 216 ou 1 000 aient pu jamais être eux-mêmes qualifiés de parfaits.
  7. C’est l’opinion adoptée par Zeller dans sa Philosophie der Griechen.
  8. Si entre 6 (nombre parfait) et son double 12, on intercale la moyenne arithmétique, 9, et la moyenne harmonique 8, la somme des quatre nombres est 35 ou cinq semaines ; le produit par 6 donne 210 ou sept mois.
    Si l’on fait la même opération entre 6 et son triple, on a (6 + 9 + 12 + 18) + 6 = 270, temps de la gestation complète. (Theologumena).
  9. Toutefois des pythagoriciens préféraient prendre au lieu de 210 jours pour les sept mois le nombre 216 = 63. Lorsque le fœtus est viable, si le corps n’est pas complétement formé, l’âme y est définitivement attachée.
  10. Dans ce triangle, 6 est la surface.
  11. On peut remarquer que 2700 est le produit par 10 (décade pythagoricienne) de 270, durée de la gestation, ce qui explique le choix de ce nombre pour une période relative à la génération. De même en multipliant par 10 le nombre 216 (temps après lequel le fœtus est viable), on trouve 6 années de 360 jours, période qu’on peut, d’après Théon, attribuer aux Pythagoriciens, et à laquelle on peut supposer que Platon aurait fait une vague allusion.
  12. Ἐφαρμόσαντες δὴ διὰ τοῦτου τοὺς ἐπιμορίους καὶ πολλαπλάσιους ταῖς συμφωνίαις. (Ptolémée, Harmoniques, I, 5)
  13. C’est un contre-sens de traduire ἀῤῥητὴ par « irrationnelle, » même après Euclide. Pour ce dernier (a étant ῥητὴ, et d’ailleurs ἀνισάκις ἄνιση, c’est-à-dire non carré parfait), quoique incommensurable avec a, est ῥητή, parce que dans le langage d’Euclide, cette ligne s’énonce facilement. L’irrationnelle est ἄλογος par exemple , qui ne satisfait pas d’ailleurs à la même condition.
  14. Nous avons traduit διάμετρος par « diagonale » parce que nous ne disons plus, comme Euclide, le diamètre d’un carré. La substitution d’un terme purement géométrique, à un terme qui a une signification originelle relative à des idées de mesure et de rapport, enlève peut-être quelque clarté à nos déductions. On peut comparer un passage du Politique (Éd. Didot, I, p. 581), qui les confirmerait, s’il en était besoin.
  15. Il n’est pas douteux d’ailleurs qu’ils n’aient considéré la série indéfinie des triangles : 1, 3, 6, 10, 15, 21, 28, 36, 45, 55, etc., mais ils se sont naturellement arrêtés pour leurs nombres parfaits à 10, base du système de numération et total général de leur quaternaire.
  16. Voir Théon, I. 32. La formule :

    (1 + 2 + 22 + … + 2n X 2n

    qui représente cette construction peut se mettre sous la forme
    (2n + 1 – 1) X 2n.

    le nombre entre parenthèses étant supposé premier.
  17. Peut-être l’expression ἐν ᾧ πρώτῳ se rapporte-t-elle à un essai de classification des nombres τέλειοι, alors tenté dans l’École, essai qui n’aura pas abouti ; c’est l’explication qui nous en paraît la plus satisfaisante.
  18. Jamais δυνάμενη n’a pu signifier une puissance, un carré. Dans Euclide, c’est au contraire la racine carrée, commensurable ou non. C’est un participe moyen toujours transitif. La ligne peut (δύναται l’espace A (τὸ χωρίον Α).
    Au contraite δύναμις a pu être pris dans les deux sens. Dans le Théètète, (I, 115, 34), il a le sens de racine incommensurable. Dans la République livre IX (II, 173, 32), il signifie au contraire carré ; c’est la signification classique (Diophante). Voilà un exemple frappant de l’état flottant de la langue mathématique à l’époque de Platon.
  19. Cette dernière s’explique suffisamment pour « l’harmonie de la phrase et la cadence de la période. »
  20. Cette explication résulte d’un important passage de l’Épinomide (Éd. Didot, II, 514, 32).

    « Après cette science, vient celle que l’on appelle ridiculement géométrie, et qui est une assimilation (ὁμοιώσις) de nombres non semblables entre eux par nature, assimilation devenant manifeste dans les propriétés des plans. Mais ce serait une merveille surhumaine, vraiment divine, si l’on pouvait après cela concevoir les nombres de trois facteurs et de la nature des solides, devenant de même semblables de dissemblables qu’ils étaient, pas un autre art analogue à celui qui est appelé géométrie par ceux qui s’en occupent. »

    L’auteur y veut dire qu’en géométrie plane, en représentant les nombres par des surfaces (rectangulaires), on peut toujours rendre semblables deux nombres quelconques ; on peut, en effet, toujours construite un rectangle équivalent à une surface donnée et semblable à un rectangle donné. Ce problème revient à trouver une moyenne proportionnelle entre deux droites, ce qu’on peut toujours faire avec la règle et le compas (problème plan), seulement cette moyenne est incommensurable, si les nombres donnés ne sont pas semblables arithmétiquement parlant.

    Mais si l’on représente les nombres par des solides, pour rendre semblables de la même façon deux nombres quelconques, il faudrait intercaler entre eux deux moyennes proportionnelles, problème « solide, » insoluble avec la règle et le compas et d’ailleurs identique avec celui de la duplication du cube. C’était le grand desideratum de la « stéréométrie » pour Platon.