La race Négrito et sa distribution géographique

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LA RACE NÉGRITO

ET SA DISTRIBUTION GÉOGRAPHIQUE

I


Quand les Espagnols, au commencement du XVIIe siècle, pénétrèrent dans l’intérieur de Luçon, ils trouvèrent des populations sauvages à peau noire et à cheveux crépus. Ils donnèrent à ces populations, dont la présence au centre d’un pays malais les surprenait beaucoup, le nom de Negritos del monte, petits nègres de la montagne, appellation fort juste qui rappelle les deux caractères frappants de cette race : sa petite taille et la couleur de sa peau.

Jusqu’au milieu de ce siècle on ne constituait guère les races humaines que sur l’apparence extérieure. Ces petits nègres étaient bien des nègres, puisqu’ils avaient la peau noire et les cheveux crépus. On disait de même pour les indigènes des Andaman, qui, furent aussi révélés comme une curiosité par l’expédition anglaise qui fonda dans cet archipel Port-Cornwallis à la fin du siècle dernier. De même encore pour les habitants de la Nouvelle-Guinée et de la Mélanésie en général. Pour des raisons de simple localisation, on parlait de nègres africains, nègres asiatiques et nègres océaniens.

Les premières études craniologiques semblèrent confirmer cette conception simpliste du nègre. Le nègre d’Afrique est, en effet, dolichocéphale (indice horizontal moyen 72, d’après les Crania ethnica ), comme le Papou (indice horizontal moyen 71), et l’on disait : le nègre est dolichocéphale.

Pourtant, dès 1848, Crawfurd[1] dans une étude d’ensemble des races de la Malaisie et de la Polynésie, proposait de distinguer des Papous de la Nouvelle-Guinée[2] les nègres de plus petite taille et d’aspect différent qui vivent plus à l’ouest. Aux deux stations ci-dessus désignées, les Andaman et les Philippines, il en ajoutait une troisième, située entre les deux premières, la Péninsule Malaise. Il avait vu, en effet, un jeune garçon provenant de l’intérieur du Kedah en face du Poulo-Pinang ; c’était un petit nègre qui, dit-il, « ressemblait exactement à deux Andamanais que j’avais vus antérieurement à Pinang ». Quelques années auparavant, son ami le général Macinnes avait observé, également à Pinang, un sauvage de la même région, un Sémang, qui était aussi un petit nègre, avec une taille de 4 pieds 9 pouces seulement, bien qu’il fût adulte. La Malaisie (en y faisant rentrer les Andaman qui sont si voisins) semblait donc posséder des nègres d’une espèce toute particulière, caractérisés par leur petite taille. Crawfurd proposait d’appliquer à cette race tout entière le nom de Negritos[3].

Mais deux ans plus tard, Earl[4] (1850) revenait au type unique du Papou, pour tous les indigènes de Malaisie et d’Océanie qui ont les cheveux crépus. Il en distinguait les Australiens, parce que ceux-ci ont les cheveux lisses, tandis qu’il trouvait une grande ressemblance entre les habitants de Florès et ceux de la côte orientale d’Afrique.


Il fallut attendre quelques années encore pour que des études anthropologiques précises vinssent démontrer la nécessité de séparer des Papous les Négritos de Crawfurd. En 1857, les Anglais avaient repris, et cette fois avec succès, le projet d’un établissement pénitentiaire aux Andaman. Port-Blair était fondé, et une Commission scientifique, montée sur la frégate de la marine royale la Sémiramis, explorait le pays et en rapportait de nombreux documents[5], parmi lesquels des squelettes qui furent étudiés par Owen (1861). Deux crânes d’Andamanais furent envoyés par le colonel Titler au Muséum de Paris en 1866 et furent décrits par Pruner-Bey, puis par de Quatrefages, qui les comparèrent et les trouvèrent semblables aux crânes des Aëtas des Philippines. Ce fut une surprise, dont on se souvient encore, de voir des nègres brachycéphales ! Désormais, le type négrito s’affirmait. Si, en effet, les apparences extérieures sont les mêmes, coloration noire de la peau, cheveux crépus, nez aplati, les caractères anatomiques sont bien tranchés entre les Andamanais et les Négritos des Philippines, d’une part, et les autres nègres, Africains ou Papous. Ceux-ci sont grands ; les Négritos sont petits, d’une petitesse très frappante ; aux Andaman, les plus grands ne viennent qu’à l’épaule d’un Européen de taille ordinaire ; (taille moyenne des Andamanais, 1m,44 d’après Man, 1m,45 d’après mes propres observations) les Africains et les Papous sont dolichocéphales, les Négritos sont sous-brachycéphales, à la limite même de la brachycéphalie (indice horizontal moyen 82 sur le crâne sec, 83 sur le vivant) ; les Africains et les Papous sont prognathes, les Négritos sont orthognathes. En un mot, le squelette d’un Papou et celui d’un Négrito n’ont presque aucun caractère commun, tandis qu’il serait sans doute impossible de distinguer le squelette d’un Andamanais de celui d’un Aëta de Luçon, mais à la condition que ce dernier fût un Négrito bien pur.

En effet, si bien caractérisée que soit une race humaine, il ne faut pas s’attendre, en général, à trouver des populations dont tous les individus répondent à un type uniforme ; le cas pourtant se trouve réalisé pour les Négritos Andamanais, mais c’est un exemple peut-être unique au monde d’une race parfaitement pure.


Fig. 1. — Négrito. Andamanais. Fig. 2. — Papou. Néo-Guinéen du détroit de Torrès.

Les Andaman, jusqu’à notre siècle, sont restés absolument en dehors des courants de migration blancs et jaunes, qui s’entrechoquaient dans les deux péninsules à l’est et à l’ouest du golfe de Bengale.

Le pénitencier de Port-Blair, il est vrai, contient quinze mille forçats qui proviennent de tous les pays relevant de la vice-royauté des Indes, depuis Aden jusqu’à la Birmanie ; mais outre que cet établissement est tout récent, les conditions où vivent, d’une part, ces convicts enfermés dans le pénitencier ou essaimés avec le « ticket of leave » dans quelques colonies agricoles toutes voisines de Port-Blair, d’autre part, les indigènes errant par petites tribus le long des rivages ou dans la brousse, ne produisent qu’une proportion absolument insignifiante de métis. La plus grande partie de l’archipel est restée telle sans doute qu’elle était il y a des milliers d’années, et la race y est extrêmement homogène.

On a beaucoup insisté sur l’uniformité des caractères physiques des Andamanais ; j’ai moi-même recueilli dans l’Andaman du sud une série de photographies dans laquelle il serait presque impossible de distinguer les différents individus si je n’avais, au moment de la pose, placé auprès de chacun d’eux une marque particulière. Pourtant, dans l’archipel, on remarque deux types, un type fin auquel appartiennent ces indigènes de l’Andaman du sud, et un type plus grossier, avec la mâchoire plus lourde, le nez plus camard, Pl. II. En outre, les indigènes de la Petite-Andaman présentent des signes de métissage peu apparents, mais qui se révèlent, en particulier, par le rapport de la longueur du bras à celle de l’avant-bras.

En dehors de cette particularité, que les traits du visage soient plus ou moins fins, la structure anatomique est fort constante, et les données individuelles fournies par les mensurations sont aussi voisines que possible les unes des autres, dans mes séries prises sur le vivant, comme dans celles de Man ou dans celles prises sur le squelette par Flower.

Ce cas exceptionnel ne se reproduit pas aux Philippines. Il y a dans cet archipel des petits groupes de populations Négritos bien caractérisés, mais ceux-ci sont entourés et séparés les uns des autres par des populations différentes. Il s’est produit inévitablement des mélanges et des infiltrations réciproques. Ces populations non négritiques se composent elles-mêmes de plusieurs éléments. L’ethnogénie des Philippines nous est maintenant bien connue par les recherches de divers explorateurs. De Quatrefages a proposé, pour représenter la stratification des races dans ces îles, un schéma qui peut, d’ailleurs, être appliqué, si on lui conserve seulement sa valeur de schéma, à la Malaisie tout entière. Soient trois cercles concentriques : le plus petit au centre est occupé par les Négritos ; l’anneau périphérique est occupé par les Malais qui habitent les rivages ; quant à la zone intermédiaire, elle est le domaine d’une population particulière que M. Hamy a nettement distinguée sous le nom d’indonésiens et dont les types les plus connus et les mieux caractérisés sont les Battak de Sumatra et les Daïak de Bornéo ; ceux-ci sont dolichocéphales ou tout au moins sous-dolichocéphales et se distinguent ainsi par un caractère tranché des Malais brachycéphales ; d’ailleurs, ils ont le teint clair, les cheveux fins et lisses et des traits qui les rapprochent plutôt du blanc.

Le schéma de Quatrefages indique l’ordre d’arrivée des divers éléments. Les Négritos représentent la population la plus ancienne, autochtone si l’on veut, qui a été refoulée par les Indonésiens dans les montagnes du centre, dans les lieux les plus sauvages et les plus difficiles à cultiver ; ils vivent en effet purement de chasse, tandis que les Indonésiens font des défrichements et des cultures rudimentaires. Ceux-ci, à leur tour, ont été dépossédés des rivages et des vallées par les Malais plus civilisés et venus à une époque relativement récente.

C’est par suite de cette distribution qu’on a cru tout d’abord devoir attribuer à la population malaise le vaste archipel sur lequel, en réalité, elle n’occupe qu’une superficie réduite dans beaucoup d’îles à une simple frange. Les explorations ont fait reconnaître derrière cette frange les populations indonésiennes, mais le centre, défendu par ses forêts vierges fiévreuses, comme aussi par ses Indonésiens batailleurs et chasseurs de têtes, est encore en beaucoup de points peu connu. Presque partout, cependant, quelques traces ont été signalées de populations négritiques. De Quatrefages et M. Hamy se sont attachés à relever ces indices et à en discuter la valeur ; peu à peu s’est dégagée la notion d’une population négrito ayant occupé primitivement un vaste espace dont elle a été successivement dépossédée par des envahisseurs de toute espèce. En beaucoup d’endroits, elle a complètement disparu ; en d’autres, elle a laissé quelques témoins dans les régions les moins accessibles ou bien elle s’est fondue avec les envahisseurs, laissant sa trace plus ou moins marquée dans la population mélangée qui lui a succédé. En dehors des Andaman et des Philippines dont nous venons de parler, nous avons déjà signalé des petits nègres provenant de la péninsule malaise.

Divers voyageurs ont rencontré à Bornéo des tribus dont la peau est foncée, dont les cheveux sont sinon crépus, du moins frisés ; un crâne provenant de l’intérieur, mais sans localisation précise, a été reconnu comme un crâne négrito. Ces indices se retrouvent aussi en dehors de la Malaisie. L’Indo-Chine présente nettement en dedans de la frange jaune, annamite, une population montagnarde plus ancienne, par exemple les Moïs de la Cochinchine, dans laquelle l’élément Indonésien domine : plusieurs voyageurs parlent de Moïs à teint foncé, à cheveux bouclés, caractères qui indiquent la présence de sang noir ; il en est de même pour Formose, pour l’archipel de Liou-Kiou. Au Japon, les traditions anciennes parlent de sauvages noirs et des populations accusant un métissage nègre ont été décrites dans les îles du sud. Les Veddas de Ceylan sont petits, noirs, leurs cheveux sont bouclés. La Nouvelle-Guinée, patrie des Papous, renferme, notamment dans sa partie nord-ouest, des populations qui semblent devoir être distinguées des Papous, en particulier, à cause de leur petite taille. Dans l’Inde, les forêts du pied des Nilghiris cachent quelques tribus de sauvages de petite taille, noirs et à cheveux crépus. Presque toute la population de l’Inde, du reste, en particulier les Dravidiens, est extrêmement foncée de peau et les cheveux sont souvent bouclés ; les collections anthropologiques provenant de divers points de cette vaste région renferment quelques crânes qui présentent les caractères du crâne négrito. Bien plus à l’ouest encore, en Susiane, M. Marcel Dieulafoy a montré que les documents anciens témoignent d’un rôle considérable joué dans cette région aux premiers temps de l’histoire par une population noire. Partout cette population noire apparaît comme plus ancienne que les populations actuelles, comme la plus ancienne des populations qui l’entourent. Si l’on admet que toutes ces indications souvent bien vagues, se rapportent à des Négritos, l’aire de cette race se serait ainsi étendue sur un espace allant en longitude du fond du golfe Persique à la Nouvelle-Guinée et remontant au nord du Japon[6].

Une telle hypothèse est extrêmement intéressante, mais elle n’est qu’une hypothèse. L’autonomie de la race négrito et surtout son extension sont fort contestées. Ainsi qu’on peut le voir par ce que nous venons d’en dire, ces indices de la présence des Négritos dans la plupart des points de leur domaine supposé, manquent de précision ; sur quelques points même, il est certain qu’on s’était laissé entraîner par l’attrait d’une race si particulière ; certains auteurs voyaient du Négrito partout ; tel est le cas par exemple des Veddas de Ceylan que l’on avait donnés comme un des types de la race, à une époque où l’on ne connaissait pas leur indice céphalique. Or, s’ils sont petits, noirs, s’ils ont les cheveux crépus ou tout au moins bouclés, ils sont dolichocéphales[7]

II

En 1892, sur les conseils de M. Marcel Dieulafoy, j’ai entrepris de contrôler et de relier entre elles dans la mesure où cela me serait possible pendant le temps dont je pouvais disposer, les diverses observations sur la question Négrito. Le ministère de l’instruction Publique voulut bien me charger d’une mission à cet effet. Les moyens matériels d’accomplir cette mission m’étaient fournis dans des conditions exceptionnelles par la générosité de Mme Jules Lebaudy ; celle-ci, en effet, mettait à ma disposition son yacht la Sémiramis, navire à vapeur d’environ cinq cents tonneaux, marchant onze nœuds, et monté par vingt-sept hommes d’équipage. Diverses circonstances empêchèrent le navire de quitter la France avant la fin de novembre ; dans la mer Rouge le mauvais temps l’obligea à relâcher à Massaouah et les craintes du capitaine l’ayant retenu dans ce port jusqu’au milieu de février 1893, je n’ai pu finalement disposer pour la mission que de dix mois, de mars à décembre 1893. Dans un si court espace de temps, j’ai pu néanmoins, grâce aux avantages que donnait un vapeur consacré à ces recherches, éclaircir un certain nombre de points de la question.

Après avoir passé trois semaines aux Andaman pour y prendre connaissance du type négrito, je me transportai aux îles Mergui qui sont situées également dans le golfe du Bengale, sous la même latitude le long de la côte de la basse Birmanie. Ainsi que me l’écrivait M. Hamy en août 1892, dans une lettre où il avait l’amabilité de me donner pour mon voyage des conseils qui me furent fort précieux, la population de cet archipel nous était à peu près totalement inconnue. Il s’agissait de savoir si c’étaient des Malais plus ou moins semblables à ceux des Nicobar, ou des Négritos comme ceux des Andaman ; le voyageur italien Beccari, dans une lettre adressée à Giglioli et publiée par celui-ci, disait avoir trouvé des Négritos. De Quatrefages acceptait ce témoignage, non sans quelque réserve il est vrai.

La Sémiramis me fut tout particulièrement utile pour entrer en contact avec ces populations. En effet, les habitants des îles Mergui que l’on nomme les Sélouns n’ont point de demeure fixe, ce sont des pêcheurs qui vivent sur leurs barques errant d’île en île et campant seulement sur les rivages pendant la mousson de sud-ouest, qui rend la mer intenable. Ils s’enfuient quand ils voient apparaître un navire. J’eus la chance de voir au port de Mergui deux familles qui étaient venues là faire quelques échanges avec un commerçant chinois. Ensuite, la Sémiramis réussit à bloquer une tribu entière, dans une petite baie de la rade de Saint-Mathieu, qui est située tout au sud de l’Archipel.

Les observations prises sur ces divers sujets mènent à la conclusion suivante : la race est mélangée, elle comprend au moins deux éléments, un élément de haute taille, dolichocéphale, blanc, et un élément de plus petite taille, mongolique. Le type malais est dominant, la langue et l’ethnographie rattachent également cette population à la Malaisie ; quelques indices laissent à peine soupçonner une légère immixtion de sang noir[8].

Dans le milieu d’avril 1893, la Sémiramis arrivait à Poulo-Pinang.

L’étude de la Péninsule Malaise se présente comme un des points importants de la mission.

Nous avons vu que l’existence de petits nègres dans cette région, intermédiaire entre les Andaman et les Philippines, avait servi à Crawfurd pour établir le groupe Négrito à part du groupe Papou ; si l’on a pu ensuite vérifier la différenciation anthropologique entre les deux races pour ce qui concerne les Andaman et les Philippines, cette vérification manquait totalement pour la Péninsule. Logan, qui, dans les premières années de son Journal of Indian Archipelago (1847 et suivantes), a publié toute une série de descriptions très fouillées des diverses tribus d’aborigènes habitant le sud de la Péninsule, nous montre même dans ces tribus tout autre chose que du nègre. On ne relève dans ces consciencieuses études qu’une seule mention se rapportant à notre sujet. Logan cite l’observation faite par Anderson, secrétaire du gouvernement de Pinang, d’un Séman provenant du Kédah ; cette observation est la reproduction exacte de celles de Crawfurd, elle ne nous donne donc rien de plus comme précision.

Les voyageurs qui viennent ensuite ne nous montrent guère de population noire, bien qu’ils appliquent souvent sans discussion l’appellation de Négrito à des tribus pareilles à celles que nous décrit Logan. Çà et là seulement, dans les descriptions ou dans les photographies, apparaissent quelques individus à teint plus ou moins brun, à chevelure plus ou moins crépue, au milieu d’autres qui rappellent bien plus les Malais. Aussi de Quatrefages admet-il que tous ces aborigènes sont seulement des métis de Négritos. En réalité, tout ce qu’on pouvait tirer des documents, c’était la présence dans la Péninsule d’un élément noir, mais l’identification de cet élément noir avec le Négrito manquait de preuves objectives.

Il y a plus, Miklukho-Maklay[9] affirme que cet élément noir doit être rapporté au Papou ; cette simple affirmation serait déjà d’un certain poids dans la bouche d’un homme qui vient de passer des années à la Nouvelle-Guinée. Miklukho-Maklay l’appuie d’arguments scientifiques des plus sérieux. Après avoir visité et mesuré diverses tribus d’aborigènes, il établit le raisonnement suivant : les Négritos sont sous-brachycéphales, les Malais sont brachycéphales, un métissage entre ces deux éléments ne peut donner que des brachycéphales. Or, l’indice céphalique, brachycéphale pour les tribus du sud de la Péninsule, s’approche de la dolichocéphalie à mesure qu’on avance vers le nord, c’est-à-dire à mesure que les aborigènes sont moins pénétrés de l’élément malais ; donc, l’élément primitif était dolichocéphale, et cet élément dolichocéphale noir ne peut être que du Papou et non du Négrito. Nous sommes ici au cœur du domaine hypothétique des Négritos, entre les deux seules stations incontestées, les Philippines à l’est, les Andaman à l’ouest. Malgré la grande ressemblance des Négritos philippins et des Andamanais, on peut se demander s’il ne faut pas les considérer simplement comme deux groupes aberrants et revenir, avec ces deux exceptions singulières, à l’ancienne conception du Nègre unique, dolichocéphale, ou tout au moins du Papou comme seul nègre asiatique et océanien. Miklukho-Maklay n’hésitait pas devant cette conclusion, les Négritos des Philipmines même étaient pour lui des Papous, malgré leur brachycéphalie puisque l’on peut trouver des types de transition[10]

Il ne s’agissait donc pas seulement de mettre une étiquette sur une population locale ; le problème a une portée plus large, et il importait de le résoudre avant que de passer à toute question de localisation des Négritos. Il fallait retrouver sur place les petits nègres de Macinnes, de Crawfurd et d’Anderson, qui, près d’un demi-siècle auparavant, avaient paru ressembler aux Andamanais.

La région à fouiller dans ce but était assez nettement indiquée : c’était le centre même de la Péninsule, à la limite nord du protectorat anglais ; c’est de là que provenaient les individus qu’on avait vus à Pinang. Les légendes indigènes recueillies par divers voyageurs parlaient dans le même sens, et de Quatrefages avait indiqué ce point d’une façon très précise.

Un document plus récent confirmait ces indications. M. Claine a vu, en 1891, un de ces spécimens sporadiques, cette fois de l’autre côté de la Péninsule, mais à peu près sous la latitude de Poulo-Pinang chez le radjah de Singora, qui le gardait comme une bête curieuse ; M. Claine en donne même le portrait[11].

Seulement ce grand massif montagneux est encore inexploré et il est couvert de forêts vierges qui en rendent l’accès fort difficile. Heureusement, j’ai pu trouver des tribus suffisamment nombreuses et bien caractérisées sans y pénétrer bien avant. J’avais entrepris de l’aborder par le versant sud, par le royaume du Pérak, qui est entre les mains des Anglais, et où je pensais, avec raison, trouver plus de commodité que de l’autre côté. Après un certain nombre de démarches infructueuses, M. Aylesbury, de Taï-ping, qui avait fait parfois de longues courses dans les forêts à la chasse du gros gibier, m’indiqua deux endroits où il avait rencontré des campements de petits nègres ; ses indications me permirent de retrouver ces campements, et, chose plus délicate, d’y examiner les aborigènes sans que ceux-ci prissent la fuite à mon approche ; pour ces relations diplomatiques avec les sauvages, M. Cox, magistrat de Sélamak, me prêta un concours précieux, et je dois à ces deux messieurs le succès de cette partie de ma mission.

Les deux campements étaient situés dans le massif du Gounong-Inas, qui sépare le bassin du Krian d’avec la haute vallée du Pérak ; le premier, sur le flanc ouest de la montagne, à l’origine de la Sélamak, affluent du Krian : le second sur le flanc est, non loin du village malais de Sumpitan. La ligne de partage, restée vierge entre deux territoires envahis par les Malais, se franchit à partir de Ijob, en deux jours de marche à travers la forêt, par un col qui ne s’élève guère à plus de 500 mètres, laissant le Gounong-lnas au nord. À Sumpitan, on retrouve les sentiers malais, et au bout d’un jour, à Kota-Tampan, une route, ou au choix le Pérak, qui est navigable pour les pirogues.

Dans ces deux campements, j’ai pu voir environ 150 petits nègres des deux sexes. J’en ai mesuré et photographié une trentaine. Dans ces tribus, l’élément noir, sans être pur, est assez prédominant pour que tous les individus aient les cheveux crépus ; la couleur de la peau est chocolat. Le type, chez la plupart d’entre eux, rappelle franchement l’Andamanais, avec sa tête arrondie et sa face non prognathe (à noter que c’est le type grossier des Andaman qui est ici reproduit). Les mensurations confirment cette ressemblance. La taille moyenne est de 1m,49, supérieure de 4 centimètres seulement à la moyenne des Andamanais, et l’indice céphalique moyen s’élève à 79,5, inférieur de trois unités et demie à l’indice moyen des Andamanais, avec des oscillations individuelles qui vont de 74 à 84. Cet indice classe cette population dans la mésaticéphalie : nous sommes sortis de la sous-brachycéphalie des Négritos, mais nous sommes encore loin de la dolichocéphalie des Papous. D’ailleurs, cet allongement du crâne doit être attribué à l’introduction d’un autre élément, dont on n’avait jamais tenu compte dans la Péninsule, et que j’ai pu y caractériser, c’est l’Indonésien, blanc, dolichocéphale, qu’on retrouve ici comme aux Philippines. C’est-à-dire que le schéma de Quatrefages s’applique à la Péninsule malaise comme aux îles. Cet élément, en rendant compte de l’allongement relatif du crâne des Négritos métissés, explique l’erreur de Miklukho-Maklay et permet de concilier avec l’attribution à la race Négrito de l’élément noir de la Péninsule les observations de ce voyageur, qui sont par elles-mêmes exactes.

J’ai étudié en effet une série de tribus échelonnées jusqu’au sud de la presqu’île, et mes mensurations montrent également que l’indice céphalique s’abaisse progressivement en allant du sud au nord ; mais ce n’est pas l’élément noir qui est dolichocéphalique. Avant d’en donner la preuve, je vais indiquer brièvement quelle est l’apparence physique des tribus que j’ai visitées.

Dans la haute vallée du Batang-Padang, rivière qui se jette dans le Pérak au dernier grand coude de ce fleuve avant son embouchure, j’ai vu une tribu de Sakaïes qui sont d’un teint très clair, plus clair que les Malais, avec des cheveux souvent bouclés, mais longs et fins (Pl. IV). Le type le plus fréquent rappelle les Daïaks de Bornéo et les Battaks de Sumatra d’après toutes les photographies que j’ai vues de ceux-ci. Plus au sud, dans l’État de Sélangor, sur les bords de la rivière de Klang, j’ai vu deux petites tribus de Sakaïes qui, tout en ressemblant aux précédents, donnent l’impression d’être mélangés de Malais.


Pl. I. — Andamanais et Hindou
(Taille de l’homme, 1m, 49 ; — taille de la femme, 1m, 33 ; —
taille de l’Hindou, 1m, 75 environ.)


Pl. II. — Indigènes de l’Andaman du Milieu.


Pl. III. — Sakaïes du Gounong. — Inas.


Pl. IV. — Sakaïes du Batang-Padang.


Pl. V. — Jakouns du Johor.

Dans le sultanat de Johor, qui termine au sud la Péninsule, mais dans le nord de cet État, après avoir remonté la rivière de Johor, puis sa branche droite, le Sungheï Saïon, aussi haut que peuvent monter les pirogues, j’ai vu une tribu de Jakouns chez lesquels le type est très divers : quelques individus sont tout à fait des jaunes, plus même que les Malais, et ressemblent à des Annamites (Pl. V).

Enfin, dans le détroit de Johor même, erre dans ses pirogues la tribu des Orang-Sletar qui représente les sauvages les plus méridionaux de la péninsule ; chez ceux-ci il serait difficile d’indiquer un type prédominant, mais plusieurs ressemblent aux Malais.

Chez toutes ces tribus, il y a des signes incontestables de la présence du sang noir : les chevelures ont toujours une tendance à boucler et sont parfois même crépues ; quelques individus reproduisent le type négrito dans son ensemble. Mais tous les voyageurs qui ont décrit des tribus analogues ont signalé ces traces de sang noir ; j’ai tenu surtout dans ce qui précède à insister sur le caractère de l’autre élément dominant dans le métissage pour permettre d’interpréter les données crâniennes.

Les indices céphaliques moyens sont les suivants :

Sakaïes du Gounong-Inas  79,5
Sakaïes du Batang-Padang  78,1
Sakaïes du Klang  79,1
Jakouns du Johor  80,9
Orang-Sletar  82,9

On voit ainsi que l’indice céphalique s’abaisse régulièrement du sud au nord jusque chez les Sakaïes blancs du Batang-Padang, puis qu’il remonte chez les Sakaïes noirs. Si c’était l’élément noir qui introduisait ici la dolichocéphalie, nous aurions au contraire une nouvelle diminution brusque de l’indice, qui devrait tomber jusqu’à 75 au moins pour laisser admettre le Papou, même métissé. Il est vrai que ces Sakaïes noirs nous offrent un indice plus bas que l’indice négrito, et réciproquement, les Sakaïes blancs nous donnent un indice un peu trop fort pour des Indonésiens, qui devraient donner environ ; mais comme toutes ces séries proviennent de races métisses, au lieu de considérer ces indices moyens qui tombent tous dans la région banale de la mésaticéphalie, il est plus intéressant de considérer la distribution des indices individuels dans chaque série.

C’est cette distribution que présente le tableau suivant, où chaque individu est représenté par un point dans la ligne correspondant à un indice. Pour simplifier, j’ai réuni dans une seule colonne les trois tribus chez lesquelles le type jaune apparaît.

  Indice.
Sakaïes noirs (Gounong-Inas).
Sakaïes blancs (Batang-Padang).
Sakaïes jaunes (Sélangor et Johor).
Dolichocéphales.
71 *
72 *
73
74 * *
Sous-Dolichocéphales.
75 * * *
76 *** *** ****
77 * ***** *
Mésaticéphales
78 ***** ** ****
79 ****** ** *****
80 *** **** *******
Sous-Brachycéphales.
81 ** *** ***
82 *** ** **
83 ** ***
Brachycéphales.
84 * ******
85 * **
86 *
87 **
88
89 *

Bien que la totalité des observations que j’ai recueillies dans la Péninsule (96) ne soit pas aussi nombreuse qu’on pourrait le désirer pour cette méthode de sériation, le contrôle qu’elles fournissent l’une par l’autre permet d’écarter l’objection d’un hasard conforme à l’hypothèse. Le groupe des tribus métisses, qui répondent bien aux descriptions de la plupart des voyageurs, et en particulier de Logan, présente nettement trois maxima, l’un à 76, le second, de beaucoup le plus serré, à 80, et le troisième à 84. Si l’on considère que ce dernier maximum ne se trouve pas dans les deux autres séries, il n’est guère douteux qu’il ne représente l’élément jaune. Le maximum opposé tombe à 76; dans la série des Sakaïes des Batang-Padang, le groupement le plus serré tombe à 76 et 77. La série des Sakaïes noirs présente aussi un maximum au même point, mais si peu accusé qu’on n’oserait pas en tenir compte s’il ne coïncidait avec les deux précédents. Ce maximum constant dans les trois séries, et se montrant avec une prédominance tout à fait marquée dans le groupe où nous avons reconnu le type indonésien, ne laisse plus de doute sur la détermination de l’élément sous-dolichocéphale de la Péninsule.

L’élément négrito, au contraire, ne s’accuse pas comme on aurait pu l’espérer. Il y a bien chez les Sakaïes noirs l’indication d’un maximum à 82, mais le vrai maximum de cette série est dans la mésaticéphalie, comme pour la troisième série. La seconde série présente aussi un maximum en ce point, 79-80, ce qui correspond à la moyenne générale des tribus. Les individus qui constituent ces groupements moyens sont des métis, qui peuvent aussi bien être des métis de jaune et d’indonésien, que des métis de négrito et d’indonésien. Mais il ne saurait plus être question d’une population noire dolichocéphale : il ne reste plus aucune difficulté, à attribuer au négrito l’élément noir de la Péninsule, comme tendaient à le faire admettre l’aspect du type, la petite taille, la situation géographique et l’ethnographie, ainsi que nous allons le voir plus loin.

J’aurais voulu joindre à ces mesures, pour compléter la démonstration, le document anthropologique par excellence, le crâne. Il m’a été impossible de m’en procurer un seul. Il existe au Musée d’histoire naturelle du Pérak, à Taï-ping, un crâne étiqueté Sémang, et qui m’a paru, autant que j’en ai pu juger par un examen superficiel, un crâne négrito typique. Il serait à désirer que quelques pièces de ce genre parviennent prochainement aux musées d’Europe.


Sans insister sur l’ethnographie qui ne rentre pas directement dans le sujet de cet article, je dois ajouter quelques observations propres à éclairer la question.

Les auteurs qui croyaient reconnaître des Papous dans la Péninsule malaise donnaient comme argument à l’appui de leur thèse l’existence chez les Sakaïes de la maison sur pilotis ; cette maison n’appartient pas à l’élément noir.

Les tribus noires du Gounong-Inas vivent exclusivement de chasse ; elles ne font point d’abattis, ne construisent même pas de maisons, se contentant d’un abri sommaire, constitué par un petit toit à une seule pente, sur quatre piquets. Cet abri représente exactement la petite hutte des Andamanais appelée chong. Sous ce toit, il y a une sorte de petit lit de camp fait de branches, élevé de quelques pouces au-dessus du sol : ce lit de camp est identique à celui des Andamanais. Comme armes, ces tribus ont la sarbacane avec les flèches empoisonnées, mais cette arme leur vient de l’élément non négrito ; l’arc, arme des Négritos, se retrouve encore dans les tribus qui vivent plus haut sur le Pérak, d’après des renseignements sûrs que j’ai recueillis.

La sarbacane au contraire est l’arme classique des Daïaks de Bornéo. Ce seul détail ethnographique aurait dû faire penser aux Indonésiens.[12] On retrouve la sarbacane chez toutes les tribus métisses, et avec elle tous les caractères de l’ethnographie indonésienne : les Sakaïes du Batang-Padang et du Klang font en pleine forêt des abattis, et plantent quelques légumes entre les arbres tombés après avoir détruit les branchages par le feu ; au milieu de cette clairière cultivée (ladang), ils construisent des cases assez grandes, carrées, élevées sur pilotis, avec un toit de chaume à double pente. Cette description rappellent certainement au lecteur les raïs que les Moïs et les autres tribus primitives établissent dans les montagnes de la Cochinchine et de l’Annam. C’est également la plantation et la maison des Daïaks et des Battaks. L’ethnographie concorde donc d’une façon parfaite avec les données anthropologiques.

Les termes de Sakaïes et de Sémangs par lesquels les Malais désignent les aborigènes n’ont aucune signification ethnique. On retrouve ces termes dans toutes les discussions antérieures, et ils ne font que les embrouiller. Pour beaucoup d’auteurs, le terme de Sakaïes s’applique aux tribus métisses qui font des défrichements, celui de Sémangs aux tribus noires plus sauvages. C’est l’opinion actuellement en vogue chez les fonctionnaires anglais qui s’intéressent à ces questions. On a même cherché à tracer la limite géographique entre les Sémangs et les Sakaïes, sans que d’ailleurs on ait pu s’entendre sur ce point ; pour les uns, c’est le cours du Pérak qui fait la frontière, pour d’autres, c’est la rivière Pleuss. En réalité dans le Pérak et dans le Sélangor, les Malais appellent Sakaïes tous les aborigènes ; dans le Kédah, ils les appellent Sémangs ; et comme c’est du côté du Kédah que se trouvent les tribus noires, on a pu croire à une distinction que ces termes ne représentent pas. Je ne connais pas leur signification exacte (on dit que Sakaïes veut dire esclaves), mais ils ne comportent pas un diagnostic de race, dont les Malais s’inquiètent fort peu. Ils ne précisent rien de plus là-dessus que les appellations courantes de Orang-darat, hommes de l’intérieur : Orang-outan, hommes des forêts ; Orang-boukit, hommes des montagnes ; Orang-oulou, hommes des hautes vallées ; Orang-binoua, hommes du sol, autochtones. Je puis affirmer que le Panghoulou (chef de village) de Sélamak désignait du nom de Sakaïes, la tribu noire, sans défrichements ni maisons, qui vit à quelques lieues plus haut que son village. C’est sous ce nom que les connaissait M. Aylesbury. Et ce nom de Sakaïes s’applique également aux indigènes du haut Batang-Padang, qui sont blancs et à ceux du Klang, qui sont jaunes. Les Négritos que j’ai vus dans le Gounong-Inas m’ont dit se nommer eux-mêmes Ménik. Bien que ce puisse être, que ce soit probablement le nom d’une seule tribu, et non d’un ensemble ethnique qui vraisemblablement n’a pas de dénomination collective, il vaudrait peut-être mieux, pour désigner les Négritos de la Péninsule, employer ce nom qui est au moins celui de la seule tribu franchement négrito étudiée jusqu’à présent.


III

Les Négritos des Philippines et les Andamanais sont donc reliés entre eux par un témoin qui a subsisté dans le centre de la Péninsule malaise, et l’on doit accepter la thèse proposée par Crawfurd et défendue avec tant de persévérance par de Quatrefages. Mais jusqu’où cette race a-t-elle autrefois étendu son domaine ? J’ai dû me contenter de chercher les limites orientales et occidentales de ce domaine, et encore dois-je reconnaître que je ne suis pas arrivé à des résultats précis sur l’un ni sur l’autre de ces points. De nouvelles recherches sont nécessaires.

La limite orientale, je suis allé la chercher à l’extrémité des Îles de la Sonde. Quelques voyageurs avaient indiqué là des populations à cheveux crépus cantonnées dans les montagnes et entourées par les Malais. Je n’ai pas retrouvé, dans les régions que j’ai visitées, cette localisation si favorable aux études ethnologiques. Autour du détroit de Florès, dans la partie orientale de la grande île du même nom et dans les trois îles plus petites qui se trouvent immédiatement à l’Est, tous les indigènes ont des mœurs identiques (religion à part), une langue commune, et une unité politique relative sous la suzeraineté du rajah de Larantuka. Cette sorte de nation, qui porte le nom de Solor, se compose d’éléments ethniques très divers, non point juxtaposés, mais partout mélangés, sans que pourtant il en soit résulté un type mixte uniforme.

Un seul caractère leur est commun, la couleur de la peau, qui est d’un brun chaud. Deux types pourtant se retrouvent souvent bien caractérisés : l’Indonésien et le Papou. Je parle de l’impression d’ensemble qui frappe l’observateur. À ce même point de vue, quelques individus, relativement rares, reproduisent le type Négrito. Malheureusement l’analyse anthropométrique est très difficile, parce qu’il ne me semble pas qu’on puisse ici se servir des indiens crâniens, un grand nombre des sujets présentant une brachycéphalie exagérée qui doit être mise sur le compte d’une déformation artificielle. Autant qu’on en peut juger, la grande masse de la population serait, sans cet usage, sous-dolichocéphale, avec quelques vrais brachycéphales (Malais). Les tailles fournissent des indications intéressantes : 36 hommes m’ont donné une moyenne de 1m,584 pour une série continue de 1m,49 à 1m,66, avec plusieurs maxima dont un très accusé à 1m,55, une autre à 1m,62, avec un maximum intermédiaire à 1m,59. Nous trouvons ici la marque du mélange d’au moins deux races de taille différente. La plus élevée doit être rapportée au Papou, comme l’indique l’observation suivante.

À Timor, dans la partie Sud-Ouest, aux environs de la capitale hollandaise Kupang, on trouve une population où l’élément papou, plus à l’ouest qu’on ne le supposait ; une caravane venue de Bampour, région d’oasis située au nord-ouest du Mékran, par 58° E. environ, m’a montré des gens d’un type très analogue. La question demanderait donc à être reprise de ce côté de la façon suivante : détermination précise de l’élément noir qui est entré dans les races dravidiennes, puis recherche de cet élément dravidien à l’ouest de l’Indus, dans l’intérieur des terres, vers l’Hilmend, par exemple.

Bien d’autres questions de détail dont nous n’avons pas parlé restent ouvertes dans la question négrito : les deux plus intéressantes seraient : 1o  la recherche de métis négritos, possibles, je crois même probables, dans les tribus primitives de l’Indo-Chine ; 2o  la recherche de la limite Nord de la race, sur la côte orientale d’Asie, et la vérification des Négritos signalés à Formose, aux îles Liou-Kiou et jusque dans le sud du Japon.

Enfin, il faudrait chercher à savoir si les petits nègres d’Afrique, signalés en diverses régions, plus particulièrement sur le Haut-Nil et dans la région de l’Ogooué, petits nègres que M. Hamy a désignés du nom de Négrilles, doivent être rattachés ou même identifiés aux Négritos asiatiques et océaniens. Il ne fait pas de doute qu’il existe en Afrique une population noire caractérisée par sa petite taille. Mais la brachycéphalie est, avec la petite taille, le trait distinctif du Négrito ; or les documents craniologiques très peu nombreux que nous possédons sur les Négrilles montrent à la fois des dolichocéphales et des brachycéphales. Bien qu’il soit presque certain à priori qu’un élément dolichocéphalique a dû s’introduire par le métissage, il est impossible, sans des études nouvelles sur le terrain, de discuter utilement la question. Peut-être les renseignements désirés ne se feront-ils pas trop attendre, car, en ce moment même, une mission subventionnée par l’Académie des Inscriptions s’est attachée à cette étude dans la région de l’Ogooué.


Louis Lapicque,
Chef de laboratoire à la Faculté
de médecine de Paris.
  1. « On the malayan and polynesian languages and races  », Journal of Indian Archipelago, t. II, p. 183),
  2. le mot Papou par lui-même pourrait prêter à confusion, car c’est une corruption du mot malais poua-poua, qui signifie simplement crépu ; on pourrait, par conséquent, le rencontrer en tout pays de langue malaise pour désigner aussi bien que les Mélanésiens les petits nègres que nous en voulons distinguer. Nous l’emploierons exclusivement, suivant l’usage le plus général, pour désigner le type Mélanésien.
  3. Ibid. p. 186-187.
  4. On the leading characteristics of the Papuan, Australian and Malayan Polynesian nations (Journ. of Ind. Arch., t. IV, p. 1
  5. F. S. MOUAT, « A narrative of an expedition to the Andaman Island in 1857 »
  6. C’est vers 1865 que de Quatrefages, dans son enseignement du Muséum, commença de poser la question des Négritos ; en 1887, il a fait paraître sous ce titre : les Pygmées, un petit livre facile à lire, presque un livre de vulgarisation, mais qui n’en est pas moins un excellent exposé de l’état de la question ; c’est d’après ce livre que nous venons d’essayer de la résumer en quelques lignes ; nous y renvoyons le lecteur pour la bibliographie correspondante.
  7. Voyez, en particulier, l’ouvrage récent, si documenté, des frères Sarasin : P. et F. sarasin, Ergebnisse naturwiss. Forsch. auf Ceylan. IIIer Band. Die Weddas von Ceylan und die sie umgebenden Völkerschaften, Wiesbaden, 1893.
  8. Ces conclusions s’accordent avec l’opinion exprimée par Anderson. J. Anderson, The Selungs of the Mergui archipelago, London, Trübner and Co., 1890.
  9. Ethnologische Excursionen in der Malayischen Halbinsel (en allemand) ; (Natuurkund. Tijdschrift de Batavia, 1875. — Voir aussi plusieurs notes dans Proc. Royal. Asiatic. Soc., Straits branch, Singapoor, t. I, 1878)
  10. Die Papuas der Insel Lüzon, 1874, p. 22, analysé dans Revue d’Anthropologie, 1875, p. 553.
  11. L’indication de provenance de cet échantillon, bien qu’assez vague, concorde avec les précédentes. « Il a été capturé, dit le voyageur, dans les montagnes du Kalantan, où ses congénères, au nombre d’une vingtaine de mille, vivent sur les arbres » (Tour du Monde, 1892, 1er  Sem., p.388)
  12. Je dois rendre justice sur ce point à M. L. Wray, le distingué conservateur du Musée de Taï-ping. Bien qu’il n’ait rien publié à ce sujet (du moins à ma connaissance), bien même qu’il se soit refusé à m’aider de ses conseils, et qu’il se soit renfermé, en causant, dans la plus étroite réserve, je suis sûr qu’il avait fait le rapprochement. Ce sont les belles collections rassemblées par ses soins qui m’ont mis sur la trace de l’Indonésien, et je crois de mon devoir de le citer ici.