La Vie musicale pendant la guerre

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LA VIE MUSICALE PENDANT LA GUERRE





Comme il advient dans un grand deuil, la guerre nous a violemment arrachés à la musique. Faut-il tenir la musique pour un « amusement profane », trop au-dessous de la gravité terrible de la guerre ? Ou plutôt ne serait-ce pas que celle-ci reste éternellement indigne de la beauté supérieure des symphonies ? Mais le chant de notre rêve intérieur — pour être créé, comme pour être compris — exige une sorte de bonheur caché, d’optimisme intime, de confiance malgré tout, même au fond de la tristesse. Cette confiance fait parfois défaut. Dès le mois d’août 1914, elle nous quitta : non que nous eussions douté de la victoire finale, mais à cause de l’infini et morne désespoir de songer au sang, aux incendies, aux ruines de tout. Ce coup de massue n’atteignit pas de la même façon les mobilisés, ceux à qui était réservée l’heureuse gloire d’agir. Mais les « inutiles » qui restaient là, avec l’impression de ne point servir dans l’usine immense, et surtout de ne rien risquer alors que tant de braves s’en allaient à la mort, ceux-là, désorientés et pleins d’une angoisse noire, ne savaient où tourner les yeux. La musique leur semblait d’un passé très ancien ; elle était aussi, dans le ciel tragique, comme une pâle étoile lointaine à l’instant d’une éclaircie fugitive entre de gros nuages sombres…

Cet état d’esprit, qui fut assez général, explique aisément l’abandon du travail chez les Paul Dukas, les Gustave Charpentier, les André Gedalge. Celui-ci écrivait l’année dernière : « Je ne pense à aucune musique. Nuit et jour, depuis un an, j’entends à l’horizon gronder la bataille. » Au fond, ne le dissimulons point : bien que dictée par de nobles sentiments de solidarité humaine, cette attitude n’est point celle qu’il’faut souhaiter à l’artiste. L’inaction découragée est mauvaise en soi. Il est généreux — ou plutôt non : il est naturel — qu’on éprouve du regret et même quelque honte à ne pas se trouver parmi ceux de la Marne et de Verdun ; mais l’artiste qui repousse la Muse ou même qui ne l’appelle pas de toute sa force, diminue le patrimoine de beauté de son pays. Désespéré de ne pouvoir aider au présent, il ne fait rien non plus pour l’avenir. M. J. Marnold l’a bien noté dans un article du Mercure de France où il morigène MM. Haraucourt et Gedalge, — un peu vertement, suivant son habitude. Il a dit avec hardiesse des choses justes et salutaires : « L’artiste qui crée son œuvre travaille avant tout autre au salut de sa patrie dans les siècles, car à son immortalité » ;… « c’est pendant la guerre du Péloponèse que Sophocle produisit tous les deux ans une trilogie accompagnée parfois d’un drame satyrique. » Et, citant Anatole France : « La beauté est une si grande et si auguste chose, que des siècles de barbarie ne peuvent l’effacer à ce point qu’il n’en reste des vestiges adorables », et il conclut : « Elle seule absout l’humanité de la barbarie. » Je me figure que l’artiste dont le feu sacré continue de couver sous la cendre du malheur, tôt ou tard, mais forcément, une occasion, un hasard, comme il finit, toujours par s’en rencontrer, le destine à reprendre contact avec la musique. Dans quelle profonde émotion verra-t-il la Déesse lui apparaître de nouveau ? C’est l’indicible et heureuse angoisse de retrouver un être chéri après des mois de séparation. Et supposez qu’il arrive un jour à l’un de mes confrères de rouvrir le piano pour accompagner Soir ou Nocturne de Gabriel Fauré : comme l’éternelle beauté en resplendira, plus belle de toute la longue absence ! Mais la chaîne sera renouée, plus forte que jamais. Et le musicien comprendra qu’il n’est pas impie de songer encore à la musique.

Au cours de ces dernières saisons, plus d’un compositeur retrouva l’équilibre moral dans le travail autrefois habituel. Ces œuvres écrites pendant la guerre, à de très rares exceptions près je ne les connais pas. Je crois qu’en général elles ne garderont point de trace apparente du cataclysme. La paix définitive suggérera-t-elle aux Muses des souvenirs guerriers, ou de vastes symphonies célébrant le foyer, la moisson, la terre aimée ? Dirigeront-elles les artistes vers la légende et le rêve ? Ce n’est pas encore le temps d’y songer. Pour l’instant, il semble probable et logique que la guerre n’enfante pas de chefs-d’œuvre aux moments mêmes qu’elle étend ses désastres. Les œuvres héroïques[1] ou les visions de tueries n’en sont pas contemporaines : ce n’est pas dans le cauchemar qu’on éprouve l’envie d’en faire un poème symphonique. Le répertoire des musiques inspirées par Bellone est d’ailleurs fort restreint. Aux deux pôles sont L’Attaque du moulin, cri de révolte de la pitié contre les instincts de sang, et La Vie d’un héros, de M. Richard Strauss, très « Allemagne moderne », orgueilleusement et lourdement combatif. Par son ampleur sans égale, par la somme de courage dépensée, parla fin victorieuse et complète que nous entrevoyons, il se peut qu’un jour à venir cette guerre soit l’origine de quelque symphonie sublime : chants de gloire, d’énergie et de compassion tout à la fois, marches funèbres et triomphales telles qu’en eût rêvés Albéric Magnard. Mais plus tard : quand l’inspiration sera libre ; et lorsque, des faits actuels, à l’état de souvenirs, une âme saura dégager la beauté de sentiment. Aujourd’hui, des fantômes de choses affreuses nous obsèdent ; et puis, il faut à la création musicale, peut-être, la poésie des choses passées.

Qui d’entre nos hardis modernes saura dignement célébrer la mémoire des morts glorieux ? Qui traduira l’élan irrésistible (si l’art humain doit jamais voir l’égal d’une Victoire de Samothrace !) ? Qui chantera la paix reconquise ? Qui sera de taille à réaliser l’œuvre qu’on pouvait attendre d’Albéric Magnard ? Je n’ai point ici le loisir d’étudier à fond l’attachante personnalité de ce musicien, l’un des premiers de notre belle école française. Peut être n’a-t-on point oublié les quelques pages écrites dans cette Gazette à propos de Bérénice L Toutefois, pour l’hommage de notre sympathique admiration comme pour rectifier aussi certaine erreur à son sujet, me sera-t-il permis d’insister quelques moments ? On a semblé croire que cet auteur était une sorte de nationaliste, s’efforçant avec préméditation de réagir contre l’influence wagnérienne et de libérer notre art gaulois. Mais la trace du maître de Bayreuth est chez lui bien visible ; et rappelez-vous sa belle préface de Bérénice[2] [3]. Si Magnard fut « de chez nous », c’est sans avoir décidé ni proclamé qu’il le serait, mais — ce qui vaut infiniment mieux — par sa nature intime et par son amour du sol natal. Il se gardait de tout protectionnisme étroit ; ses modèles furent Wagner et Beethoven. Soit dit en passant, ceci nous montre que subir une influence n’est pas contraire au développement de la personnalité. À Magnard appartiennent en propre ces rythmes vigoureux et sains, aux accents nets, incisifs ; ces sursauts et ces révoltes ; cette mâle vertu ; et cette joie paysanne dont exultent ses admirables scherzos ; et ce sentiment de la campagne, tendre, profond, qui pénètre ses andantes graves et doux[4] ; et, enfin, la noble pureté, aussi aimante que candide, chaste et sensuelle, qui rayonne de ses hymnes d’amour. Ce fier musicien qui prisait si haut l’antique vertu romaine, cet artiste héroïque dont Caton ou Plutarque eussent admiré la mort, son attachement sublime à la Terre et sa résistance quand même, en apparence inutile (mais un bel acte n’a-t-il pas des conséquences incalculables ?), on s’étonne qu’aucune grande Société de concerts n’ait eu, jusqu’à présent, l’ « estomac » de consacrer tout un programme à sa mémoire. Mais il faut le dire en face au public, puisqu’il parait que le public se méfie : son devoir le plus élémentaire serait de s’efforcer à mieux connaître cet œuvre. Or, on m’assure que certaines gens (de « bons musiciens », parait-il), voyant affichée une symphonie de Magnard, s’en écartent avec crainte et préfèrent s’en aller entendre pour la nième fois le Septuor de Beethoven… Misonéisme, veulerie, routine obstinée de l’oreille : non, public paresseux, tu ne fais pas ton devoir !

Mais en attendant que surgisse un jour le nouveau génie qui nous donnera le triomphal « Hymne aux morts » qu’eût écrit Magnard, en laissant de côté les symphonies ignorées qu’élaborent dans le silence les musiciens de l’avenir, passons en revue rapidement les « œuvres de circonstance » que ces deux dernières années nous ont offertes. Ainsi que l’a constaté dans le Temps mon très distingué confrère V.., « il faut que les mélomanes romanesques en prennent leur parti : nous n’aurons pas de musique de guerre ». On avait espéré « qu’un compositeur de génie allait se lever, hagard et sublime, pour entonner un hymne guerrier que toute la France reprendrait en chœur ». Force nous est d’avouer que toutes ces musiques d’actualité n’ajoutent rien à la gloire des illustres qui les ont produites. La Française de M. Saint-Saëns ne me semble point valoir la Marche héroïque à la mémoire d’Henri Régnault, ni surtout la Chanson de grand-père sur les vers de V. Hugo ( « Parlons de nos aïeux… » ). L’excuse de M. Saint-Saëns est qu’un beau chant patriotique demeure la chose le plus difficile et la plus rare. En ce genre particulier, nos maitres les meilleurs sont restés bien au-dessous du modeste officier, musicien amateur, qu’était Rouget de l’Isle. — La Berceuse héroïque de M. Debussy ne vise pas aussi haut que La Française. Je goûte ce tact si naturel à l’auteur de Pelléas, et la sorte de modestie un peu timide qu’il affirme en un domaine qui n’est guère le sien. Plus récente, sa Suite pour deux pianos : En blanc et en noir, fait également allusion à la guerre. On n’y reconnaîtra que de loin l’ancien Debussy rêveur et tendre. C’est là une curieuse évolution de sa personnalité ; et cette Suite, qui nous annonce une nouvelle manière, mérite une mention dans l’œuvre de ce grand maître. — Sur un hymne de V. Hugo ( « Ceux qui pieusement sont morts pour la Patrie » ) M. Messager a composé une musique qui, sans atteindre au ton de l’épopée, reste grave et sérieuse. Beaucoup mieux qu’un faiseur de drames véristes, cet auteur d’opérettes a su garder la note juste. La chose étonnera ceux qui ne savent point qu’une œuvre comique est difficile à réussir et demande parfois plus de talent que certains ouvrages réputés « sérieux ». — De M. R. Hahn, qui est au front, écrivant au hasard de loisirs instables, des pièces à deux pianos qui forment une suite de douze valses : Le Ruban dénoué… Je ne signale l’œuvre que pour mémoire, n’ayant pas encore eu l’occasion de la connaître. De la même façon, citons encore deux Chansons de route de M. Francis Casadesus, et un chant de M. H. Février sur un poème de M. René Fauchois.

Au théâtre, le nombre des ouvrages inédits est fort restreint. L’Opéra- Comique a rouvert ses portes et ramené à soi le public avec Carmen, Manon, Louise, et Lakmé. Sont venues s’y joindre la Tosca et la Vie de Bohème-, il fallait s’y attendre : M. Puccini est Italien et « allié ». C’eut été pourtant un joli geste d’hommage à la musique que de reprendre les Noces de Figaro ou Idoménée. Et je soutiens que tel gros drame vériste, ou bien la si déplorable Symphonie pathétique de Tchaïkowsky, sont mille fois plus « boches », en leur emphase pleurarde, que ces chefs-d’œuvre de Mozart, qui ne le sont pas du tout. Mais passons. — Les nouveautés de la saison sont Le Tambour, de M. A. Bruneau, et Les Cadeaux de Noël de M. X. Leroux, tous deux fort goûtés. Cependant je n’en parle que par ouï-dire, n’ayant pas eu l’occasion d’aller les entendre.

L’Opéra nous a donné cet hiver deux séries de matinées, le jeudi et le dimanche. Une idée assez originale de M. J. Rouché a paru satisfaire le public : ces spectacles coupés, formés d’actes de pièces différentes, pouvaient a priori sembler illogiques à des esprits chagrins. On a constaté que ce parti pris n’est pas plus gênant qu’au concert. Et il conserve l’avantage qu’ainsi l’on peut essayer des fragments d’œuvres non reprises depuis longtemps. L’expérience faite pour Ascanio et L’Ouragan est des plus concluantes. La force de l’un et la grâce charmante de l’autre plaident éloquemment leur cause. — Vous rappelez-vous les intéressantes représentations du théâtre des Arts, lorsque M. Rouché en était le directeur ? La petite phalange d’artistes dont il avait su s’entourer l’aide encore à l’Opéra en des reconstitutions telles que Mademoiselle de Nantes, Les Virtuoses de Mazarin, Le Roman d’Estelle, « Rétrospectives » fort agréables, et bien utiles, vu l’ignorance parfaite où nous sommes de notre musique nationale. Le projet total de M. Rouché, outre ces auditions, comportait de plus moderne musique, jusqu’aux tout jeunes auteurs… En ceci, il est à peine commencé[5]. Tout porte à croire qu’il ne sera pas abandonné : nous ne pouvons qu’y applaudir le mieux du monde.

Vaste entreprise, d’étendre ce projet à la musique de symphonie : ce devrait être désormais le but de nos « grands concerts ». — Actuellement, nous sommes loin de compte. On sait la place restreinte que les « comités » réservent aux jeunes… Aux concerts Colonne et Lamoureux, provisoirement réunis salle Gaveau, le fait le plus saillant fut la rentrée en scène de Beethoven. Sur quoi M. Weingartner triomphe, proclamant que si l’Allemagne, musicalement, se suffit à elle-même, l’on ne saurait à Paris composer des programmes acceptables sans le lest, le poids et le sérieux de l’art germain. Eh bien, non ! ce n’est pas vrai. Méfiants envers nous-mêmes et jobards vis-à-vis de l’étranger, il y a trop longtemps que nos mélomanes accueillent cet injuste préjugé. Nous avons dans notre école des œuvres lourdes, ennuyeuses, scolastiques, propres à « caler » la nef et à forcer l’estime des pédants ignares. Et puis, à côté, nous avons de la vraie musique, charmante ou superbe. De quoi trouver matière à vingt, à trente admirables concerts, exclusivement français (sans oublier Berlioz, notre grand et génial précurseur). Espérons qu’on en fera la preuve après la guerre. En attendant, MM. Chevillard et Pierné ont fait quelque effort. César Franck, Chausson, Magnard, MM. Saint-Saëns, Gedalge, Henri Rabaud, ont eu droit chacun à une symphonie. Et l’on a repris le Prélude à l’Après-midi d’un faune, l’Apprenti sorcier de M. Dukas (qui nous apparaît de plus en plus comme le meilleur poème symphonique de M. Saint-Saëns), et la seconde Suite de M. Ravel d’après son ballet charmant de Daphnis et Chloé.

Seuls, quelques petits concerts (notamment ceux au bénéfice du Foyer franco-belge), remplaçant la Société Nationale, la S. M. I. et les concerts Schmitz, nous ont révélé des œuvres de nos jeunes, si remarquables. Depuis quelques années, chez nous, la musique de chambre s’épanouit d’un vivace et véritable renouveau. C’est le temps où l’on s’écarte définitivement de la a grande route » connue, sûre et monotone, où conduisait trop souvent l’enseignement de la Schola Cantorum. Il faudrait des pages pour parler de ces belles fleurs comme elles le méritent. Citons seulement : le Trio de M. Ravel, la Sonate à deux violons et le Second quatuor de M. D. Milhaud, la Sonatine de M. H. Cliquet, et la très belle Sonate pour piano de Paul Martineau, tout jeune musicien de la plus grande valeur, mort il y a quelques mois à peine. Enfin, n’oublions pas l’audition de « musique française » donnée cet hiver à la salle Gaveau par la Schola Cantorum. On s’efforça d’y prouver la continuité de notre art national et la survivance de ses caractères généraux. L’intérêt particulier de cette séance fut qu’elle révéla au public une importante œuvre chorale, à peu près inconnue (bien qu’elle ne date point d’hier) : l’Eleison de M. Camille Benoît. On en a dit le plus grand bien. Ne l’ayant pas entendu, je ne puis donner mon avis, car ce morceau n’est point édité ! L’âme des éditeurs « a son mystère », et ce mystère est profond ; à lire certaines prétendues « nouveautés » que reçoivent les pro- fesseurs de chant ou de piano, on se demande quel Dieu bizarre préside au choix en question… En dernière heure, nous avons aujourd’hui l’espoir que l’Eleison de M. C. Benoit va passer, enfin « à l’ancienneté » [6]. Tout est bien qui finit bien. Mais, selon toute apparence, il méritait mieux.

Bien que la critique musicale n’ai pas repris sa vie officielle, on a lu çà et là d’intéressants articles. J’ai parlé de M. Marnold et de M. V…, dont je partage à peu près les idées. C’est dire ce que je pense des jugements de M. Frédéric Masson, pour qui les Maîtres chanteurs ne sont qu’une « misérable rapsodie » (sic). Il a dépassé les limites qu’on pensait atteintes par M. Camille Bellaigue ( « la musique des Maîtres chanteurs n’est pas seulement ennuyeuse, elle est laide » ). Comme l’écrivait le sage Ponsard : « Quand la borne est franchie… ». En raison de sa célébrité « mondiale », je suppose, c’est M. Saint-Saens (pour- tant bien moins déraisonnable) qui fut le plus violemment pris à partie par ceux qui entendent rester fidèles à l’art wagnérien. Sans passion aveugle, je voudrais exposer quelques remarques sur le « cas Saint-Saëns ». C’est s’abaisser que de lui manquer de respect. Pourquoi découvrir en ses idées étroites l’expression d’un intérêt personnel, voire commercial ? Reproche injuste et grossier : quand donc voudra-t-on croire à la bonne foi, à la conviction sincère des artistes ? Depuis longtemps, M. Saint-Saëns n’aime pas l’esthétique wagnérienne ; c’est son droit. Il s’en est expliqué franchement dans ses Portraits et souvenirs. A l’époque lointaine où il soutenait cette « musique de l’avenir » contre l’incom- préhension du public, il était « emballé » pour ces œuvres qu’il n’avait pas encore pénétrées à fond ; et, dans son zèle de néophyte, il n’en voulait point voir les défauts. Mais le jour que ces défauts lui devinrent évidents fut tout juste- ment celui de l’idolâtrie des mélomanes, enfin convertis à la religion nouvelle. Ne voyons en tout cela ni volte-face, ni trahison. Et si, depuis la guerre, son hostilité s’est encore accentuée, il n’est nul besoin d’y dénoncer la marque d’une ambition vengeresse : la sorte de nationalisme de M. Saint-Saëns et ses théories artistiques suffisent amplement à causer cette attitude intransigeante. Quant à prétendre qu’il demeure ainsi dans le vrai, c’est une autre affaire. Même le patriotisme n’exige pas qu’on proscrive Wagner, et plus d’un brave « poilu », au retour des tranchées, reste avide d’entendre cette musique. — Pour l’avenir prochain, que demeurera-t-il de la triple malédiction Junius-Masson-Saint- Saëns ? Plus qu’on ne le croit, peut-être. Un secret instinct, un tact indéfinis- sable seront causes qu’on attendra sans doute assez longtemps pour reprendre au théâtre, malgré leurs grandes beautés, les Maîtres chanteurs, la Tétralogie, et, qui sait ? Tristan même, et Parsifal. Les germanismes des poèmes et de la mise en scène feront probablement hésiter les directeurs. (Pour Lohengrin et Tannhauser, je l’avoue, je me consolerai plus aisément de leur exil.) Seulement, il me semblerait nous diminuer beaucoup, qu’on ne jouât point au concert — et ceci dès maintenant — du Wagner aussi bien que du Beethoven ou du Schumann. Le prélude de Tristan, celui du troisième acte des Maîtres chanteurs, l’Enchantement du Vendredi Saint, le final de la Valkyrie (j’espère bien qu’on ne dira plus jamais la Walküre, encore moins la « Oualküre » ), renferment une beauté, et, disons le mot, témoignent d’une bonté qui appartiennent à l’humanité tout entière. Y fermer l’oreille sous prétexte que Wagner écrivit Une Capitulation, c’est bien mesquin. Ce que réalisent les musiciens de génie devrait seul compter, parce que c’est le fond d’eux-mêmes, leur idéal, le meilleur de leur âme, qu’on n’a pas le droit d’oublier.

Ce qu’on pourrait retenir avec quelque profit des objections de M. Saint-Saëns (mais la question est délicate, et il faut se garder de toute étroite injustice), c’est que nous ne voulons pas nous laisser envahir par l’idée et par l’expression « boches ». Ce terme doit figurer pour nous l’ensemble des défauts antipathiques de l’art allemand. Notez d’abord que je suis nettement contre le protectionnisme rigoureux. Je sais tout ce qu’a dû notre musique, de 1850 à 1890, à l’art des Mozart, Haydn, Beethoven et Schumann[7] — Et J.-S. Bach restera toujours le Père vénéré, l’aïeul aimé de toute notre musique moderne, — de presque toute la musique… Nous n’ignorons point, d’autre part, où conduit l’admiration de soi-même, orgueilleuse et stérile : voyez la musique allemande moderne ; elle pourrait bien mourir d’un isolement qui n’a rien de splendide ; et sa nourriture purement, pauvrement et platement traditionnelle l’a terriblement anémiée, malgré sa boursouflure. — Tout cela, nous en con- venons. Mais il y a les défauts « boches ». Et, puisque M. Saint-Saëns veut bien nous les signaler, il n’est peut être pas trop tard pour lui apprendre que nous les connaissions déjà, et qu’ils nous crevaient les yeux depuis assez longtemps. Dans ses Musiciens d’aujourd’hui, M. R. Rolland note avec beaucoup de justesse que notre art fut tributaire du langage sonore de l’Allemagne, et que Berlioz représente pour nous un modèle de liberté et de concision françaises. Quant à moi, s’il m’est permis de le rappeler, les lecteurs de la Gazette des Beaux-Arts savent peut-être, lors de la première de Parsifal à l’Opéra, combien je fus frappé du germanisme, des répétitions, de la lourdeur, des longueurs, du piétinement de bien des scènes de ce « Bühnenfestspiel ». Et qu’on ne s’illusionne pas : ces caractères existent même, à l’occasion, chez leurs grands classiques du XIXe siècle (Schumann, Schubert, Mendelssohn, et parfois Beethoven). J’avoue que le plan traditionnel du « premier morceau de symphonie », avec sa « reprise », et sa « réexposition » trop semblable à l’ « exposition », ne satis- font pas toujours nos oreilles françaises. Et je ne parle pas du « mécanisme » trop régulièrement « organisé » de ces développements, qui sentent l’usine industrielle lorsque le génie n’y souffle point. Et ces « appoggiatures » si souvent mièvres, et cette emphase, et cette sensiblerie dans la sensibilité (lorsque la profondeur n’est pas réelle), et cet amour de la force qui dégénère en une fâcheuse tendance au « colossal » !

Il est certain d’ailleurs que notre art de mesure, d’initiative, de spontanéité, d’originalité, d’intuition aux mille trouvailles nouvelles ne s’oppose nullement aux vastes projets, aux amples réalisations. Mais les qualités françaises et les défauts allemands, nous n’avons pas attendu la guerre pour les apercevoir. Nous les pressentions, d’une part, chez Berlioz, Gounod et Bizet ; de l’autre, en Wagner, Brahms et Richard Strauss. Tout cela devint clair comme le jour depuis qu’après le bon et franc Chabrier (celui du Roi malgré lui et de l’Étoile)[8], MM. Gabriel Fauré et Claude Debussy, avec la beauté d’une grâce noble, parfaite, et grande parce que profonde, ont nettement montré la voie de l’idéal français. (Je me répète, car j’écrivais déjà ceci dans mon étude sur Parsifal.) — Si donc l’attitude de M. Saint-Saëns témoigne, après tout, d’un certain courage, elle ne nous apprend rien que nous n’ayons su dès longtemps. Par contre (et ceci est bien plus grave que ses pires exagérations sur l’art allemand, dans lesquelles il y a tout de même quelque chose de juste), M. Saint-Saëns parait ignorer tout à fait cette école moderne dont l’esprit national, pourtant, devrait lui plaire. Il n’y voit que mépris de l’oreille et manque de construction (s’agirait-il de Pelléas, ou du Psaume de M. Florent Schmitt, ou du Trio de M. Ravel ?). Et quand il va plus loin, jugeant notre musique pessimiste et sombre, c’est retarder de vingt-cinq à trente ans : la vérité est que, sur les traces de leurs aînés (les Debussy, les Fauré, les Ravel), nos jeunes s’élancent vers la lumière avec la belle santé de rythmes vigoureux et confiants.

L’ignorance de ce membre de l’Institut, certains de ses collègues et presque tout le public la partagent. On connaît peu, et très mal, cette belle école aux caractères vraiment classiques : « métier » solide, abondantes trouvailles, visage tourné vers l’avenir sans oubli du passé, union harmonieuse de la Fantaisie et de la Raison. Les « comités » des concerts disent que cette musique ne fait pas recette ; et les mélomanes, ne pouvant, par habitude, l’aimer — puisqu’on n’en joue presque pas, — rejetteraient volontiers la faute sur les comités. Que faire, pour soutenir cet art national si réellement beau, et qui nous a mis (on peut bien le dire) à la tête de l’Europe musicale ? Il serait trop long de l’examiner aujourd’hui. N’importe. Notre art luttera. Il aura la vie dure ; tous, nous nous y efforcerons. Mais, je le répète, le premier devoir du public sera de secouer sa paresse funeste et, avec nous, de marcher de l’avant.

S’il m’est permis de l’indiquer ici dans cette rapide revue de « la musique pendant la guerre », j’ai récemment terminé une première série de conférences faites cet hiver sur l’école française moderne. Répondre aux objections, prouver la liberté logique des plus récentes trouvailles, montrer le lien qui nous rattache aux précurseurs du passé (bien plus hardis qu’on ne le croit), appuyer le tout par des exemples au piano, préparer ainsi le terrain aux auditions futures, telle fut la tâche qui s’imposait. La révolution debussyste » fut raisonnable et traditionnelle, bien que géniale. Restons sur cette vérité. M. Saint-Saëns peut bannir ses craintes à l’égard de l’influence wagnérienne. En dépit de Rousseau[9], nous avons une musique, et c’est « tant mieux » pour nous.

Charles Kœchlin
  1. Dans le domaine de la musique, la Marseillaise semble une exception.
  2. V. Gazette clés Beaux-Arts, février 1912.
  3. « Ma partition est écrite dans le style wagnérien », etc.
  4. Notamment celui de la fort belle Seconde Symphonie, si rarement jouée !
  5. Un acte des Amants de Rimini, de M. Max d’Ollone ; le dernier tableau de Myrialde, de M. Léon Moreau, et Graziella, de M. Mazellier, furent représentés à l’Opéra ; et, plus récemment, un beau Chant de guerre de M. Florent Schmitt.
  6. Grâce aux soins de l’éditeur A. Rouart, qu’il convient, pour ce mérite, de nommer.
  7. Pour l’écriture, pour la notion du développement symphonique, et pour l’expression d’une large sensibilité humaine.
  8. Il ne s’agit nullement d’une critique à l’égard de Gwendoline, qui contient tant de belles pages ; mais cette œuvre — d’ailleurs si personnelle — reste parfois soumise à l’influence wagnérienne.
  9. Lettre sur la musique française : « D’où je conclus que les Français n’ont point de musique, ou que, si jamais ils en ont une, ce sera tant pis pour eux. »