La Religion des habitants des détroits de Torrès

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La Religion des habitants des détroits de Torrès
1910

B. — Systèmes religieux à totémisme évolué.

Par M. Mauss.
A.-G. HADDON (et ses collaborateurs). — Reports of the Cambridge Anthropological Expédition to Torres Straits. Vol. VI. Sociology, Magic and Religion of the Eastern Islanders. Cambridge, Uuiversity Press, 1908, XX-316 pp., in-8o.

Ce volume est, comme le précédent (Cf. Année sociologique, IX), plutôt une série de travaux coordonnés qu’un livre méthodique. Cependant, cette fois, tout ce qui concerne la religion a été rédigé par M. Haddon, avec la collaboration, pour le culte de Bomai-Malu et pour les rites funéraires, de M. Myers.

C’est aux gens des îles de l’est du détroit de Torrès que M. Haddon et ses collaborateurs, M. Rivers, le regretté Wilkinson, M. Ray, se sont attaqués. M. Haddon les connaissait depuis sa première expédition de 1888. Il les revit en 1899, mieux équipé, secondé par une escorte de collaborateurs avisés ; il put profiter du travail fait dans l’intervalle par M. Hunt (Cf. Année Soc. VI), des connaissances approfondies qu’avait acquises M. Bruce, le gouverneur anglais de ces îles (cf. p. XX ; des documents entiers appartiennent en propre à ce dernier, p. 294, 266, etc.), des progrès intellectuels réalisés par certains indigènes qui purent remettre des manuscrits entiers à M. Ray, le linguiste de l’expédition (Cf. Rep. Cambr. Exped. Torres Str., III, Linguistics, par M. Ray, p. 300, etc).

Seulement, dans l’intervalle, la décadence des institutions sociales s’est accentuée, peut-être encore plus qu’aux îles occidentales. Les gens des Murray, ceux sur lesquels porte, de préférence, l’observation, sont chrétiens depuis plus de vingt-cinq ans (p.200, p.89). La plupart des sanctuaires et des fétiches n’étaient plus, il y a dix ans, que des reliques, encore précieuses, d’anciens cultes (p. 219.). On leur attribuait encore quelque force, quelque valeur, mais on ne s’en servait plus pour les usages auxquels ils étaient destinés. Certains durent être reconstitués artificiellement. Aussi nos auteurs s’expriment-ils d’ordinaire à l’imparfait. Les cérémonies auxquelles on les fit assister furent remises en vigueur après de longues années de désuétude. D’autres sont devenues des jeux. Même le grand culte national, celui de la société des hommes à Mer, la plus importante des îles, le culte de Bomai-Malu, bien qu’il eût pour subsister toute l’autorité que donne l’organisation politique et religieuse, était déjà caduc il y a vingt ans. C’est donc à une reconstruction, à une restauration (cf. les planches XXIX et XXX) que l’on nous fait assister. Nous convenons qu’elle est faite avec prudence, ingéniosité, habileté, à l’aide des meilleurs auteurs indigènes. Mais nous nous demandons si tant de travail n’eût pas mieux été appliqué à observer des tribus moins éloignées de leur état « natif ».

Quoi qu’il en soit, que les faits soient établis plutôt par induction que par expérience directe, ils n’en sont pas moins importants pour une théorie générale de l’évolution religieuse, et de la décomposition du totémisme. Nous assistons, en effet, à l’aide des travaux de M. Haddon et de ses collaborateurs, à une véritable expérience telle que nous n’aurions osé en imaginer une a priori. Nous avions indiqué, en rendant compte du volume V, que les Insulaires occidentaux (Mabuiag, Muralug, etc.) nous semblaient présenter des phénomènes curieux qui nous permettaient de concevoir le passage des cultes totémiques à ceux du héros national. Le culte de Kwoiam, les mythes de Sida, de Dogai, qui réapparaissent ici, nous semblaient assez près des cultes totémiques dont on constatait, d’ailleurs, l’existence (de façon assez timorée, il est vrai) ; mais, en même temps, ils nous paraissaient assez éloignés de ces mêmes cultes pour pouvoir être rapprochés des grands dieux. L’évolution commencée là-bas s’est achevée ici. Les habitants des Îles orientales n’ont plus de totems, ils n’en ont plus que des traces. Ils ont un culte national, celui de Bomai-Malu, beaucoup plus développé, et, à la suite de MM. Haddon et Rivers, on peut donner de ce fait une explication.

La décomposition du totémisme. — D’abord que reste-t-il du totémisme ? M. Durkheim, plus loin, dira ce qui en subsiste au point de vue juridique. Au point de vue religieux, il en persiste assez pour que nous soyons sûrs que les Miriam en particulier l’ont connu aussi développé que dans les îles de l’Ouest, et que dans les tribus de la Nouvelle-Guinée auxquelles, d’ailleurs, ils sont indubitablement associés. On trouvera les faits bien discutés par M. Rivets (p.172, sq.), par M. Haddon (p. 253 et suiv.). Il y a même des phénomènes de classification (p.187, 202). C’est déjà ce qu’avait signalé M. Hunt et nous ne croyons pas que, sur ce point, ses observations soient controuvées. Mais le seul cas de parenté directe entre animaux et groupes humains qui survive encore est celui d’une sorte de totem à la fois funéraire et sexuel : hommes et femmes deviennent, après la mort, des lamar, des esprits, mais qui ont une forme animale, différente pour chaque sexe (p. 257). Un autre cas est celui de la forme animale du grand dieu, Bomai, qui est, comme la première de ses confréries, un crocodile, Beizam ; ses gens s’appellent eux-mêmes des beizam. Même on dit à M. Haddon, dans le jargon où on lui transmit la plupart de ses documents : Beizam zogo belong we (p.244). Nous ne doutons donc pas que le culte national ne se soit développé à partir de celui d’un totem tribal ; peut-être est-ce celui de la société des hommes ? Notre hypothèse est assez différente de celle de MM. Haddon et Rivers qui pensent que le culte de Beizam et celui de Dogai, par la manière dont ils s’opposent et se balancent (p.174, 272), semblent plutôt être d’anciens cultes de phratries. Mais, en réalité, ces deux explications ne sont pas tout à fait incompatibles l’une avec l’autre ; car, en général, les totems tribaux sont d’anciens totems de phratries. En tout cas, il est bien certain que tous les membres de la confrérie des beizam, bien que recrutés dans des clans locaux différents, se considèrent tous comme parents ; ils sont tous des crocodiles. Cette parenté est établie, et par les rites funéraires, et par les cérémonies du grand culte Bomai-Malu, et par divers pouvoirs que ces gens possèdent, notamment celui d’imposer des tabous de propriété à forme de crocodile. L’association du nom animal et du culte des animaux semble donc n’avoir persisté d’une manière durable que dans les formes les plus récentes, les plus évoluées du totémisme, là où elle eût dû disparaître, si les phénomènes sociaux régressaient suivant la même loi que les phénomènes psychiques,

Mais si peu de chose subsiste qui mérite à quelque degré le nom de totémisme, au contraire bien des croyances, bien des institutions ne s’expliquent, surtout chez les Miriam, que par le totémisme. La plupart sont rangées, arbitrairement, sous la rubrique magie (chap. xiii), simplement parce que l’action des rites y est « intrinsèque » : M. Haddon suit ici la définition de M. Frazer que, par ailleurs, il n’admet pas. Les pratiques ainsi cataloguées sont des actions exercées par des clans locaux déterminés sur des plantes et des animaux qui sont appelés leur zogo ou leur agud. Ce dernier mot est identique à l’augud des îles de l’Ouest et signifie totem. Le zogo, c’est, dans les dialectes des îles orientales, ce que font les membres de la confrérie (appelés zogo), laquelle est d’ordinaire recrutée dans des familles, quelquefois dans des villages d’un district ou de districts associés. Les zogo ce sont aussi les charmes ; le même mot désigne le caractère des mots et des formules qui sont employés dans les rites et qui portent le nom de zogo mer (p.220). M. Haddon, qui sent toute l’importance de ces notions abstraites et confuses, remarque lui-même l’analogie du zogo avec le haze de Lifu et le mana malayo-mélano-polynésien (p.243). C’est le pouvoir sur les choses, tel qu’il se manifeste dans les intichiuma australiens. On retrouve même le mécanisme de l’intichiuma presque intact. Ainsi un zogo mer, de l’Imergali, qui appartient à un sous-groupe religieux de Mer, s’exprime ainsi : « Pluie, mon zogo, donne-moi vie ». Et il est bien spécifié que c’est tel groupe local qui possède la cérémonie, soit par droit de naissance, soit qu’il l’ait reçue d’un autre groupe. Un exemple concret fera mieux comprendre l’intérêt de ces faits. Le nam zogo, ou charme des tortues, est fort important dans ces tribus (III, p. 247 ; VI, p. 51, 213, 236, 243)[1] ; il est pratiqué par les gens d’un seul village. Ce charme, dressé sur la plage, consiste en une effigie de totem mâle et une autre de femelle ; ce sont des lamar, des esprits, auxquels les gens de la confrérie s’adressent et, grâce aux paroles prononcées, les tortues, dans la mer, vont s’accoupler et se reproduire. Le mythe raconte que, seul, celui qui leur avait parlé put les prendre, et c’est encore grâce à ces rites que les tortues, aujourd’hui, se laissent prendre ou partent. On voit qu’en définitive, les pratiques et même le mythe totémiques subsistent ; seul le cadre dans lequel elles se développent a changé. Le clan est remplacé par la confrérie.

D’autres zogo nous semblent occuper une place intermédiaire entre les cultes totémiques et les cultes agraires. Les zogo des ignames lèvent, lors de la récolte, le tabou dont cette plante était frappée (p. 211). D’autres servent à tabouer les propriétés, les jardins, les plantes pendant la période de croissance. Un certain nombre de ces rites sont même de simples fêtes agraires, par exemple l’Alag des prunes (cf. p. 206) ; ce sont des courses, des visites d’esprits, des danses. Le culte de l’étoile de Dogai tient à la foi au totémisme, au culte agraire et au culte astronomique (cf. p. 290, 143, et 209). Même nous nous étonnons que M. Haddon n’ait pas vu le parti qu’il y avait à tirer de ces faits pour s’expliquer cette décomposition du totémisme, que M. Rivers (p. 174) rattache à la plus grande densité de la population, à la proximité des villages, à la prédominance de l’agriculture. L’agriculture et la forte densité sociale sont normalement incompatibles, en effet, avec le totémisme qui suppose une vie sociale moins intense, et des préoccupations plus variées, moins dépendantes du temps et des saisons.

Le culte national. — C’est le culte du héros national appelé (p. 44-45) Bomai (nom secret), Malu (nom très secret), Beizam (le crocodile). Il est célébré au sein d’une société d’hommes, unique, pour toute l’île de Mer en particulier. Mais cette société est organisée d’une manière très particulière qui trahit ses origines totémiques. Elle se divise en plusieurs confréries de grades divers, mais fermées les unes aux autres. Sans doute, les représentations ainsi que la majeure partie de l’initiation se célèbrent en commun ; mais les préparatifs de chaque groupe religieux se font en secret. Même, dans quelques cas, la conclusion du rite, une brève apparition de masques, est seule publique. Ces confréries, que désigne le mot de le (frères) ne sont pas mutuellement perméables ; on ne peut pas passer de l’une à l’autre ; il n’y a pas d’avancement dans la hiérarchie, contrairement à ce qui se passe d’ordinaire là où il y a confréries hiérarchisées. On naît Beizam boai, membre de la confrérie des Beizam, ou membre des Zagareb, parce qu’on est né dans tel village, tel district, et même, semble-t-il, tel versant de l’île. Tout cela est, à notre avis, un effet des anciens clans totémiques qui se partageaient les pouvoirs des Miriam sur la nature. Il semble bien, d’ailleurs, quand on analyse de plus près le recrutement de ces confréries, qu’elles se réduisent finalement à trois. Une seule d’entre elles a un rôle vraiment actif. C’est le groupe du Beizam (crocodile), avec ses divers ordres ; gens du Zogo (le masque), du kepar (la flèche) et du tamer (la masse d’armes), du chien, du pigeon, etc., du gregore (oiseau de Nouvelle-Guinée) regardé comme blason par toute la société ; ces derniers noms sont évidemment des vestiges d’anciens totems. Il y a, en second lieu, un groupe mi-partie actif, mi-partie spectateur, qui joue à peu près le rôle qui, dans d’autres tribus, revient à la phratrie spectatrice d’une cérémonie offerte par un clan de l’autre phratrie ; ce sont les Zagareb le, gens du tambour et du chant, qui chantent, battent la mesure, font la musique. Ce sont enfin les Tebud, les amis, qui n’ont aucun rôle sinon de nourrir les liturges. De ces confréries, aucun homme de Mer n’est exclu, sauf les étrangers.

Le rituel consiste en manifestation et port de masques (il y en a un ou plusieurs selon les confréries). Les plus importants sont à forme de crocodile et de requin (v. fig. 59 et suiv.). Il y a, de plus, adoration d’une sorte d’autel (fig. 12) qui semble avoir donné naissance à une sorte de culte épigone, indépendant (p. 269 et suiv.), danses, mimiques des diverses confréries des Beizam boai. Ces danses se font de village en village, comme une sorte de pèlerinage qui retrace les aventures de Bomai Malu. — Quant au mythe, il est intermédiaire entre celui d’un animal totémique qui tiendrait du requin et du crocodile (avec êtres subsumés, p. 253, 256 et 38, n. 1 et 2), celui d’une constellation qui règle une partie de la vie agricole et humaine (p. 269 et suiv.), et celui d’une divinité héroïque, humaine, symbole de la force guerrière des Miriam. Les épisodes du mythe, comme les diverses cérémonies et les différents ordres des Beizam, sont partagés entre les villages.

Suivant M. Haddon, ce culte serait d’importation étrangère il croit trouver une preuve de cet emprunt dans les voyages que le mythe prête au héros. Le culte d’un dieu individuel, anthropomorphique, serait venu de la Nouvelle-Guinée dans les Îles de l’ouest et, de là, dans celles de l’est où, par suite de la prospérité qui y règne, il aurait balayé le totémisme. Il n’est pas a priori impossible que les choses se soient passées ainsi ; l’extension rapide de ces grands cultes, mal définis, s’observe même en pays de totémisme, en Australie comme en Amérique. Mais il nous paraît douteux que le cas de Bomai-Malu soit un fait de ce genre. Sans doute, d’après le mythe, Bomai est venu de l’ouest et, peut-être, de la Nouvelle-Guinée. Mais cela peut tout aussi bien signifier que les Miriam ont emporté ce culte avec eux dans leurs émigrations d’abord vers le sud (îles de l’ouest), ensuite vers l’est. En tout cas, nous apercevons plus de différence que de parenté entre le culte et le mythe de Kwoiam et celui de Bomai-Malu ; même ce dernier nous paraît avoir plus de rapports avec les mythes totémiques du requin et du crocodile à Yam. Si donc la vague qui apporta le culte national à Mer et dans les îles Murray a vraiment passé sur les îles de l’ouest, elle y a certainement laissé peu de traces. Et il ne faut pas tenir un compte exagéré du mythe : le mythe de Malu n’est pas historique, selon nous, mais descriptif. Il nous paraît donc préférable d’y voir le produit d’une évolution indépendante. Étant données surtout les marques manifestement totémiques de ce culte, il est tout naturel de supposer que Bomai-Malu-Beizam est un ancien totem, peut-être de phratrie, qui, pour une raison quelconque, a été amené à prendre une place prépondérante. La société des hommes qui, à l’origine, se confond avec le système des clans totémiques, se serait donc concentrée tout entière autour de ce culte qui aurait absorbé les autres ou se les serait subordonnés. Nous aurions ainsi, dans ce cas privilégié, un moyen de nous figurer comment on est passé du totémisme néo-guinéen aux formes religieuses plus avancées des îles de l’ouest, et finalement à celles, plus évoluées encore, de l’est.

Nous ne parlerons que brièvement de la magie à laquelle M. Haddon rattache nombre de zogo que nous avons rangés dans la religion, ainsi que des pratiques qui se rapportent ou au totémisme finissant ou aux débuts du culte agraire. Même on dirait qu’une partie de la magie maléficiaire et presque toute la nécromancie ressortissent à la confrérie de Beizam boai, tandis que ce sont les Zagareb le, qui seuls fournissent les médecins. — Par une assez curieuse inconséquence, M. Haddon, qui rattache la divination à la magie, n’en parle qu’à propos de la religion (p. 261, sq.), pour nous signaler, entre autres choses, un bien curieux procédé de divination à l’aide d’une sorte d’autel-carte (p. 262) où le mouvement des animaux épiés décèle le mouvement des événements.

Les rituels funéraires sont ceux du double enterrement, dans le cas des adultes seulement. Une partie en est presque toujours collective, parce qu’elle nécessite la présence de toutes sortes de parents, et des visites de presque toutes les confréries qui honorent la mort de leurs rites et de leurs chants. Ces faits sont vraiment superposables aux honneurs rendus par le Tubuan et le Duk Duk en certaines parties de la Mélanésie.

Nous ne faisons que mentionner d’intéressants cultes secondaires (p. 274, sq.), et la collection de contes et de mythes. Quelques-uns n’ont pas été, à notre avis recueillis avec assez de soin : la fin du conte 3 (p. 5) pourrait être rendue compréhensible en renversant l’ordre de certaines phrases.

M. M.

  1. Nous réunissons dans notre exposé des renseignements que M. Haddon, par suite de ses excessives divisions, a dispersés entre différents chapitres.