Histoire des Alpes - Storia delle Alpi - Geschichte der Alpen (1998)/14

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MIGRATIONS ET RELIGION
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[ 167 ]MIGRATIONS ET RELIGION DANS LES ALPES AU MOYEN ÂGE LE CAS DES VAUDOIS DES VALLÉES DU HAUT DAUPHINÉ, DU REFUGE À LA DIASPORA


Pierrette Paravy


Zusammenfassung


Migration und Religion in den Alpen im Mittelalter. Der Fall der Waldenser in den Tälern der Haut Dauphine, vom Refugium zur Diaspora


Ziel des Beitrags ist ein Forschungsüberblick und eine Reflexion über die Rolle von Migrationsphänomenen in der Geschichte der Waldenser-ansiedlung in der Haut Dauphine: gemäss traditioneller Ansicht eine ursprünglich von Lyon ausgehende Migration auf der Suche nach einem «Refugium»; Herausbildung eines besonderen Milieus in dieser «Grenz-region»; Existenz von «Waldensertälern», dokumentierbar erst mit der Repression, welche in den 1330er Jahren einsetzt, bis zum Kreuzzug von 1488 nie aufhört und so die Waldensersiedlungen in einer auch sonst von Krisen gezeichneten Periode permanent destabilisiert. Lässt sich das Phänomen beziffern? Welches sind die Migrationstypen? Kann man die Zeiten des Umbruchs fassen samt den davon ausgehenden Effekten, sowohl innerhalb wie ausserhalb der Täler? Welche Bedeutung haben sie für die Konstruktion einer waldensischen Identität? Sind sie auf-gezwungen, passiv erduldet, oder zeugen sie von kreativen Kräften innerhalb eines Milieus, zu dessen Gruppengefühl sie beitragen?


Nous travaillons ici à réfléchir sur le croisement des données relatives à la frontière et à la mobilité pour préciser la part de chacune dans la création d’une identité dont elles constituent en effet deux fondements essentiels par leur constante interférence. Invitation m’a été faite, dans le cadre des études de cas, à intervenir dans [ 168 ]cette perspective sur les migrations religieuses médiévales, celles de groupes, propices à une enquête tant sur la relation entretenue avec la frontière qu’à la définition d’un espace lui-même créateur d’identité, quand les liens demeurent entre les différents foyers nés de la dispersion originelle.

Le monde vaudois du Haut Dauphiné, auquel j’ai consacré une partie de mes recherches passées, se prête particulièrement à une réflexion sur la mobilité et les migrations dans la mesure où elles en accompagnent l’histoire.

Dans les limites politiques du Dauphiné d’avant 1713, englobant les hautes vallées de Suse, du Valcluson et de la Varaïta, vivaient en 1475 un minimum de 500 foyers vaudois répartis entre le Valcluson, lui-même rattaché au diocèse de Turin et élément parmi d’autres du vaste ensemble hétérodoxe piémontais et trois vallées du diocèse d’Embrun; celles de Vallouise, de L’Argentière et de Freissinières isolées dans le monde orthodoxe qui les environne. L’abondante bibliographie présente autorise une réflexion d’ensemble dont nous ne pouvons ici que souligner les principaux thèmes.[1]


LES ORIGINES, LA MIGRATION CRÉATRICE


Quelle est la mémoire historique du phénomène?

Du Valdéisme, on connaît l’origine urbaine, lyonnaise, la référence précoce à Rome, dont les premiers adeptes espérèrent être reconnus, donc les contacts possibles d’emblée noués au long de la route italienne. La condamnation prononcée par l’évêque de Lyon en 1182 n’aurait donc pu prendre au dépourvu ceux dont l’exil devint la destinée. Qu’il suffise ici d’évoquer la présence vaudoise du Languedoc à l’Italie dès l’aube du 13e siècle, les efforts de clarification entre «Lombards» et «Ultramontains» en 1218 pour mesurer la diffusion de leurs idéaux.

L’établissement de certains dans les hautes vallées des Alpes s’explique ainsi, dans la vaste région de passage obligé entre les deux pôles très tôt identifiés du mouvement. Vue de la vallée du Rhône ou de la plaine du Pô, elle présente d’ailleurs l’image d’un monde sauvage et lointain. Quand Guillaume Peyraut, dominicain de Lyon, qui prêcha le carême de 1249 à Vienne, quitta le monde familier de la ville pour toucher d’autres milieux, on sait seulement par son biographe qu’il n’hésita pas à s’enfoncer dans les Alpes «stériles et à peu près inaccessibles». C’est l’image - le cliché - qui devait demeurer à [ 169 ]travers le temps: sa vitalité est intacte au début du 16e siècle comme le montre l’évocation des bannis de Lyon, qui, «fuyant vers l’Italie, demeurèrent dans les cavernes des montagnes du Dauphiné» -, une sorte de no mans’ land aux marges du monde civilisé.[2]

Peut-on se satisfaire de cette perpection? Celle de Claude de Seyssel, évêque de Turin en 1517, visiteur de ses églises l’année suivante, et rédacteur, à son retour, du traité Adversas Errores Valdensiwn, édité en 1520, est celle d’un homme de terrain. Il voit ce monde de deux points de vue différents, selon qu’il se réfère aux acquis de sa culture ou de son expérience. Sa culture lui dicte sa conception de l’espace: «dans notre diocèse de Turin, en ses extrémités surtout et entre les défilés des Alpes qui séparent la Gaule de l’Italie, tant en dominations royale et delphinale que savoisienne, cette hérésie s’est implantée».[3] Il s’agit d’une perception à la fois géographique et politique de la situation de son diocèse comme finistère: deux régions, la Gaule - force du vocabulaire hérité de la culture antique - et l’Italie, entre lesquelles on communique par des défilés: on voit s’esquisser là, par le rappel du passé, l’image future de la frontière, crête et ligne de partage des eaux; perception politique: un finistère de principautés et c’est là l’héritage de l’histoire proche et vivante. Quant à son expérience, elle lui dicte une autre définition: «Aucun prélat dit-il, n’avait osé jusque-là pénétrer dans leurs vallées.» «Vallées» et non plus «défilés»: dans le souvenir de son cheminement, il passe ainsi de la perception géopolitique de l’homme de cabinet à celle, concrète, de ceux qui vivent là, dans la durée, avec leur propre représentation du monde issue de leur expérience et des vicissitudes de leur histoire.


Le monde des vallées à l'époque de l'implantation vaudoise

C’est sur ces vallées qu’il faut donc s’interroger dans la période obscure de la migration originelle. La thèse de Henri Falque-Vert, aujourd’hui publiée, apporte de ce point de vue un éclairage décisif sur la vie des hautes vallées du Queyras de la Varaïta et du Valcluson à partir du milieu du 13e siècle.[4]

On sait donc qu’il s’agit dès ce moment d’un monde plein, dont la vitalité démographique assure la croissance continuée jusqu’à la veille de la grande rupture du milieu du 14e siècle. Nombreuse, cette population présente une extraordinaire stabilité (maintien de 80 à 85% des patronymes entre 1250 et 1339) avec une immigration insignifiante, comme d’ailleurs l’émigration définitive. En revanche l’émigration temporaire, seul gage de survie, touche les deux tiers de la population, entraînant en saison froide la désertion to [ 170 ]taie de certains centres d’habitat. Et il s’agit du départ de familles entières et non pas seulement de bergers, même si c’est la transhumance estivale de dizaine de milliers d’ovins qui permet d’en connaître les directions et de dessiner de la Provence au Piémont, sans souci des limites politiques, un espace relationnel définitivement intégré. Cette société se caractérise par une extrême cohésion: le nom de famille situe l’individu dans un lignage dès la seconde moitié du 12e siècle; la celulle conjugale est la base de toute l’organisation, elle se perpétue dans une endogamie parfois vérifiée jusqu’au niveau du hameau. Les enquêtes delphinales de 1250 à 1265 montrent une élite paysanne stable issue des couches moyennes et supérieures de la paysannerie dont on constate la capacité d’affirmation comme interlocuteur du prince au moment de la discussion de la grande charte des libertés de 1343 et de l’établissement des escartons.

Ce monde a sa propre représentation de l’espace dans lequel il vit: il y a celui quotidien, du finage; celui, plus large, de la vallée, la patria, le pays unifié par les vicissitudes d’une histoire commune créatrice de solidarités profondes; au-delà, l’espace économique, celui, proche des foires et des routes qui y conduisent, dans lequel la confédération des vallées trouve ses racines, et celui, plus lointain, ouvert, que parcourent les migrants saisonniers. Reste à considérer le dernier, celui qui naît d’un même choix religieux.


Les conditions de l'implantation vaudoise

Dans quelles conditions s’est faite l’implantation vaudoise? - et d’abord pourquoi ici? Le refuge n’est pas illusoire, c’est certain, dans un espace géographique à vocation confirmée de passage, permettant d’en faire un foyer d’attirance connue, mais garantissant en même temps l’isolement salvateur dans la fragmentation de vallées nombreuses reliées par des cols secondaires, négligés par la grande circulation, mais vitaux pour les communautés qui les utilisent; refuge également du fait de la faiblesse des structures religieuses locales d’encadrement.

Comment s’établit-on? Les fugitifs, dit Claude de Seyssel, fidèle à une longue tradition historiographique, «espéraient, comme l’événement le montra, persuader facilement le peuple campagnard, vivant dans un dénuement non seulement matériel, mais aussi spirituel et doctrinal».[5] De fait, on connaît ce type de solidarités liées au milieu depuis le lointain exemple vers 1030, en Italie du Nord, du mystérieux Gérard, peut-être étranger à l’Italie, dont la [ 171 ]formation reflète en tout cas les courants familiers du monde lotharingien septentrional, capable d’unir dans une même communauté d’esprit les habitants du milieu cohérent et construit du castelliim de Monforte, depuis la dame, seigneur du lieu, jusqu’à ses paysans;[6] or, la cohésion profonde de la société paysanne des vallées au 13e siècle ne fait pas de doute. La confrontation des listes d’habitants connus en Valcluson par les enquêtes delphinales de ce temps et de celles des victimes vaudoises des poursuites du siècle suivant, est riche d’enseignements de ce point de vue. On constate que nombre de familles en vue, victimes privilégiées de la répression du 14e siècle, étaient solidement enracinées vers 1250, certaines figurant parmi les notables, situation évidemment incompatible avec une arrivée récente.

On a donc la certitude, quelle qu’en soit la date, d’une conversion profondément intégrée dans le tissu social cohérent des habitants de la vallée au moment où la répression dévoile ce monde. Ainsi la perception de l’espace s’est-elle enrichie d’une dimension religieuse.


DEUXIÈME TEMPS: DU «REFUGE» À LA «DIASPORA», LA MIGRATION DE DISPERSION

L'information

À partir du 14e siècle et du fait de la vigilance neuve de la papauté d’Avignon dès les années 1330, la situation documentaire change en fonction du développement d’une répression constante durant les deux derniers siècles médiévaux; elle est génératrice de bouleversements profonds dans les vallées elles-mêmes et d’une nouvelle géographie du phénomène vaudois dans nos régions, liée aux migrations.

Aux sources abondantes de la répression s’ajoutent celles, fiscales, des archives de la Chambre des Comptes du Dauphiné restées longtemps inexploitées de ce point de vue. Relevés et révisions de feux liés à l’établissement et à la croissance de l’état de finance se succèdent et chacune des enquêtes constitue une coupe propice à l’analyse de l’évolution interne des communautés dauphinoises profondément déstabilisées par l’effondrement démographique lié aux crises du temps. C’est dire les informations que l’on peut espérer désormais avoir sur les foyers vaudois vivant dans les vallées en confrontant des données dont l’exploitation reste en tout état de cause très délicate. Il est évident que se pose le problème de l’identification des hétérodoxes [ 172 ]et qu’il est impossible de mettre sur le compte de la seule répression religieuse les nombreux feux vacants de telle vallée.

En revanche, la confrontation de listes proches dans le temps (dix à douze ans) et établies selon des critères indépendants - listes de Vaudois cités à comparaître et interrogés ou listes de bannis d’une part (1487-1488), et listes résultant de la documentation fiscale, classant les foyers contribuables (1474-1475) -.peut aboutir à des résultats probants, loin de l’approximation purement descriptive du phénomène.[7]


Les faits

a) La chronologie est bien connue à partir de 1335. Elle se caractérise par sa continuité - pas de décennie sans poursuite - et l’existence de phases de paroxysme, les années 1335-1336,1380, puis 1487-1488. Morts, confiscation de biens, exils en sont les résultats. C’est ce dernier aspect de la répression qui nous intéresse ici, dans la mesure où il détermine une hémorragie des vallées. Ainsi, en Valcluson, «pays presque détruit du fait de la vaudoiserie» (1387), la révision de feux de 1434 montre qu’il ne subsiste que 102 feux, 129 étant vacants, du fait, pour la plupart, disent les témoins interrogés, de la fuite des habitants lors de la persécution d’il y a «40 ou 45 ans», et du fait que «peu sont revenus».[8]

b) Les formes et les lieux: on ne saurait se satisfaire, bien entendu, d’une perception aussi morcelée d’un phénomène que l’abondance de ces notations ponctuelles répétées révèle capital. Les travaux menés sur ce point ont fait apparaître, au-delà de la distinction évidente entre exilés volontaires et bannis par sentence, deux types de migrations:

- La fuite temporaire le plus près possible, en attendant que l’orage passe et, même s’il faut s’éloigner davantage, avec le constant espoir d’un retour.

- Le départ, en vue d’une implantation «ailleurs», attesté dès le 14e siècle, mais plus solidement organisé, parfois par contrat, et surtout beaucoup plus ample à partir du milieu du 15e siècle.

- Les migrations temporaires obéissent au rythme aléatoire mais constant des poursuites. Elles permettent d’analyser l’espace vaudois, son évolution à travers le temps. Benoît XII, dénonçant en 1336 la «Lombardie» - en fait le Piémont - comme lieu de refuge, désigne le foyer le plus habituel, attesté par une longue tradition et dont on constate la permanente attirance jusqu’à la fin du 15e siècle. La constance dans la durée de ce choix par des paysans farouchement attachés à leur vallée résulte d’abord de l’intime con[ 173 ]naissance d’un milieu aux conditions de vie comparables dans le cadre des escartons. Les liens humains anciens noués à l’occasion des mêmes foires et marchés se trouvent exaltés par l’adhésion à une même foi, entretenue par les mêmes missionnaires qui constituent un élément de liaison aussi efficace qu’insaisissable dans sa fluidité. De plus, la parfaite connaissance des limites politiques ou religieuses dont l’existence segmente ce monde cohérent permet longtemps un jeu subtil et efficace sur les frontières institutionnelles: celles des dominations politiques, mais aussi celles de l’organisation religieuse. Le Piémont, donc le Valcluson dauphinois, relève de l’inquisition dominicaine, alors que les vallées du diocèse d’Embrun sont en territoire franciscain. On a des preuves que ce n’est pas indifférent et qu’il en résulte une inévitable discontinuité dans la répression.

- La deuxième forme, le transfert définitif ailleurs, surtout caractéristique de la deuxième moitié du 15e siècle dans ses aspects les plus structurés, correspond à un temps où, à la lassitude née d’une érosion ininterrompue, plus tard aggravée par la tentative d’éradication brutale de 1488, des possibilités nouvelles d’accueil existent dans un monde dépeuplé et en reconstruction; à un temps aussi où le monde hétérodoxe a élargi son horizon à la faveur d’affinités spirituelles loin de la région considérée ici. Deux directions essentielles correspondant à ces mutations, l’Italie du Sud, la Provence.

Cette situation résulte d’un ensemble de données révélatrices d’une évolution du phénomène migratoire. D’abord le choix avoué d’un départ définitif. La révision de feux de Vallouise le montre en 1447: beaucoup, disent les témoins, ont émigré et leurs enfants accablés par les frais de rachat de leurs biens, envisagent à leur tour de «partir vers le Piémont, vers Embrun, vers la Provence et le comtat Venaissin, sans espoir de retour». Il y a toute chance pour ce que soit également l’option des trois chefs de feux vacants connus ici même par la révision de feux de 1474 comme «partis en Pouilles pour hérésie»: on imagine mal que ce puisse être dans l’espérance d’un retour et sans leur famille abandonnée.[9]

- Départ vers l’Italie du Sud: il s’agit de choix résolument novateurs sans autres motivations que religieuses. L’historiographie italienne contemporaine a bien éclairé le rôle de refuge pour les chrétiens en rupture de ban que jouent les Pouilles et la Calabre. Innocent VI désignait déjà ce foyer au milieu du 14e siècle sans qu’il soit possible de préciser s’il s’agit d’un véritable courant. Vincent Ferrier, au moment de sa mission dans les vallées de 1399 à [ 174 ]1403, souligne l’importance des centres de formation qu’y trouvaient les missionnaires du mouvement dont on connaît les passages dans les mêmes vallées. Enfin, par les interrogatoires de 1487-1488, on sait que des liens solides existaient. C’est sur ces bases que put s’organiser l’exode de certains, qui vont jusqu’à affréter le navire destiné à les transporter avec leur famille et leurs compagnons.[10]

- Pour la Provence: au départ il y a la tradition pluriséculaire des liens économiques par la vallée de la Durance empruntée par les transhumants et de l’attraction des métiers offerts par les foyers du sud, même si le déclin d’Avignon, par rapport au glorieux 14e siècle en limite l’attrait. Qu’à partir du milieu du 15e siècle, après la grande dépression, la volonté seigneuriale de reconstruire un pays comportant de vastes zones désertes entraîne une politique systématique d’appel à l’immigration, par les actes d’habitation offerts, constitue une circonstance exceptionnellement favorable. La dfficulté principale, dans un monde déstabilisé et d’une d’extrême mobilité, est d’identifier ceux qui se réclament de la tradition vaudoise par rapport aux nombreux autres. La thèse de Gabriel Audisio a fait de manière définitive la lumière sur ce point en ce qui concerne les Vaudois du Lubéron, que la richesse des archives notariales de Provence permet de connaître avec précision jusque dans leurs structures familiales.[11]

Le devenir des vallées Il est indispensable, pour évaluer la portée de ces migrations, de se placer au point de départ. Elles entraînent d’importantes modifications dans la géographie intérieure du Valdéisme en Haut Dauphiné, pour chaque vallée et dans le classement qu’on peut établir entre elles.

Les principaux foyers de la répression initiale à partir de 1335 furent le Queyras et la Vallouise. Le succès de l’entreprise d’éradication fut précoce et total en Queyras. Dès le milieu du 14e siècle, il n’est plus question de poursuite contre des familles de la vallée. Les premières listes de Vaudois établies dans le diocèse vers 1380 concernent les seules vallées de Vallouise, de L’Argentière et de Freissinières. Qu’il puisse y avoir des Queyrassins vaudois jusqu’à l’ultime mention de Jean de Molines, en 1532, protestataire contre l’adhésion à la Réforme, est hautement probable, le fait demeure qu’il n’y a plus de communauté. Celle de Vallouise, qui connaît une réduction en peau de chagrin dont on peut dater les étapes, offre des possibilités d’investigations chiffrées dont je me borne ici à rappeler les résultats. Alors qu’à la [ 175 ]fin du 14e siècle, cette communauté répondant à 105 patronymes différents pouvait représenter un minimum de la moitié des foyers de la vallée, elle est réduite, au moment de la révision de feux de 1474, à un pourcentage compris entre 10 et 15% de ceux-ci. Des 105 patronymes vaudois attestés en 1380, il n’en susbsite qu’une cinquantaine dont 12 seulement sont portés par des Vaudois: il y a donc eu une double érosion, par conversion, sans déplacement, et plus importante, par les départs.[12] À L’Argentière de même, la communauté a connu un affaiblissement considérable: une liste précise de bannis pour Valdéisme dressée en 1492[13] cite 23 familles dans une communauté évaluée à 132 feux en 1475: elle ne dépasse donc pas 18% du total. Dans les deux cas, l’enquête conduite sur la position sociale des Vaudois restés présents montre qu’il s’agit de familles bien enracinées que leurs biens situent à un niveau notable dans la liste des contribuables et parmi lesquels se détachent quelques lignages dominants aptes à accepter les périls et les responsabilités qu’implique le choix de «vivre en minorité». Ceux d’entre eux qui échappèrent à la croisade trouvèrent un refuge en Val Luserne où on les retrouve en 1490.

La situation de Freissinières montre un résultat différent. L’érosion qu’on peut suivre et dater n’a pas altéré la physionomie de la vallée du point de vue du critère de l’appartenance religieuse puisqu’à la veille de la croisade, les 108 feux établis sont tous vaudois; les effets de la répression et des bannissements n’en sont que plus spectaculaires: on s’explique que, sentences de bannissements collectifs prononcées, une forte implantation vaudoise se soit effectuée à Gap[14] - un prêtre évoque sa connaissance de 400 membres de ces familles, au cours de la quinzaine d’années qui sépare leur installation de son témoignage de 1507 - et en Lubéron.[15] Ainsi perçoit-on dans le mouvement d’hémorragie qui fonde les implantations nouvelles au cours du 15e siècle, un temps fort de l’exode lié à un paroxysme de la crise religieuse.

En Valcluson, communauté la plus nombreuse, l’extrême mobilité perceptible à partir de la fin du 14e siècle contraste avec la stabilité du temps de la croissance interne du siècle précédent. En témoignent la réduction spectaculaire du nombre des feux - 674 en 1339,380 en 1475 (récupération à 56%), mais avec un étiage à 112 en 1434, année où 129 feux sont vacants -, la disparition des patronymes d’une révision à l’autre et leur instabilité. Aux dires répétés des témoins, les poursuites contre les Vaudois sont la cause majeure de la dépopulation et des vacances. D’autres éléments doivent bien [ 176 ]entendu être pris en compte. Demeure, au-delà de l’ampleur des départs, le fait fondamental, dans la physionomie de la haute vallée de l’écrasante majorité vaudoise dans les 84 patronymes que l’on peut suivre sur l’ensemble de la longue durée considérée. Leurs notables assurent l’indéracinabilité de la présence vaudoise dans la vallée et constituent le fondement des établissements futurs après l’adhésion à la Réforme.[16]


MIGRATIONS ET IDENTITÉ VAUDOISE

1. L’aboutissement de cette longue histoire des migrations est double: d’une part la définition d’un nouvel espace, d’autre part le refus de l’abandon définititif du berceau initial, en dépit de tant de vicissitudes. L’étude du cas des quatre vallées envisagées ici et de l’espace nouveau que les leurs ont défini et créé dessine l’image d’un monde cohérent, celui des Vaudois romans, qu’on ne saurait regarder comme celui de victimes passives des événements. Entre ceux qui persistèrent à lutter pour «vivre en minorité» à Vallouise et à L’Argentière et ceux qui parvinrent longtemps à maintenir contre vents et marées un enracinement vaudois largement prédominant en Valcluson et total à Freissinières, un point commun: leur égal attachement à leur différence génératrice de solidarités entre vallées, à leur pays surtout, leur propre vallée natale, berceau de lignages étroitement unis par la pratique des intermariages et des cousinages et dont chaque foyer constituait le point focal de la mémoire familiale.[17]

2. Leur histoire ne devait donc pas s’achever avec les sentences d’expulsion de 1489-1490. J’en veux pour preuve la capacité à s’unir en constituant des listes d’appelants et en désignant comme mandataires les plus efficaces d’entre eux, pour la plupart héritiers des lignages dominants du passé, pour obtenir en remuant ciel et terre, le pape et le roi, la remise en cause des jugements portés contre eux, un procès du procès. Ce sont précisément ses actes qui nous permettent de constater la vitalité des communautés exilées. Il devait se terminer en 1509 par la défaite du Parlement de Grenoble, qui perdit son long combat de retardement, et par la réhabilitation des communautés vaudoises. Le Valcluson du 16e siècle devait particulièrement illustrer le nouvel avenir qui s’ouvrait.

3. Il suffit de considérer le témoignage que donnait Georges Morel en 1530 de ces communautés visitées et donc unies par les missionnaires qui les [ 177 ]parcourent sur plus de 800 milles, dans une uniformité de vie et de conception de leur rapport au monde et à Dieu, pour prendre conscience de la force de l’identité vaudoise dans un monde unissant l’espace italien à l’espace valentinois et provençal. On est très loin désormais des anciennes partitions du 13e siècle, quand, en 1218, Lombards et Ultramontains testaient et analysaient leurs différences, au temps du silence et de l’obscurité des hautes vallées de la frontière. Ce n’est pas un hasard non plus si les grands débats qui préludèrent à l’adhésion à la Réforme à Chanforan, en 1532 et aux ruptures parfois déchirantes qu’elle imposa eurent lieu dans ce même espace.

Georges Morel de Freissinières, l’interlocuteur privilégié de la phase préparatoire, Daniel de Valence, Jean de Molines, les opposants farouches au nom de la fidélité au Valdéisme médiéval, en sont directement issus. La frontière n’existe plus dans un monde que les migrations ont vivifié et dont la longue fidélité aux idéaux mûris dans le creuset des hautes vallées a défini la spiritualité.


Notes

1 Sur les implantations dans le diocèse de Turin, voir G. G. Merlo, Eretici ed. Inquisitori nella Societàpiemontese del Trecento,Turin 1973; pour le diocèse d’Embrun, mes recherches constituent le livre IV de mon étude De la Chrétienté romaine à la Réforme en Dauphiné. Evêques, fidèles et déviants, (coll. de l’EFR 183), Rome 1993, pp. 907-1183; mise au point bibliographique, id.. Vaudois dans Dictionnaire de Spiritualité 16, 1994, col. 307-329.

2 BN MS. lat. 3375.

3 Claude de Seyssel, Adversus errores et sectam Valdensium .... Paris 1520, f. 2.

4 Henri Falque-Vert, Les Hommes et la montagne en Dauphiné au XHIème siècle. Grenoble, 1997.

5 Claude de Seyssel, op. cit.. f. 6.

6 H.Taviani, «Naissance d’une hérésie en Italie du Nord auXIe siècle», in: Annales E. S. C.. 29, 1974, pp. 1224-1252.

7 II est évident qu’à de rares exceptions près - lorsque le même homme figure comme chef de feu dans la dernière révision médiévale en 1474-1475 et est signalé comme vaudois, sans confusion possible, lors des poursuites de 1487-1488, il ne peut être question de recenser les individus, mais bien les familles, par blocs patronymiques, dont toutes les sources de la répression soulignent qu’elles sont la matrice, le fondement même du mouvement; cf. Pierrette Paravy De la Chrétienté .... op. cit.. p. 1015.

8 Ibid.. p. 1009 s.

9 Ibid.. pp. 965-966.

10 Gabriel Audisio, «Une grande migration alpine en Provence (1460-1560)», in: Bolletino storico bibliografico subalpino. 87, 1989, p. 511 ss.

11 Gabriel Audisio, Les vaudois du Lubéron. Une minorité en Provence (1450-1560). Assoc. d’études vaudoises et historiques du Lubéron, 1984.

12 P. Paravy, op. cit.. p. 1002 s. [ 178 ] 13 ADI, B 2992, f. 524-526.

14 B. N„ Ms Lat. 3375 (1), f. 444 ss.

15 G. Audisio, «Une grande migration ...», art. cit., carte de la présence vaudoise, p. 548.

16 P. Paravy, op. cit., p. 1009 ss.

17 Ibid., p. 1015 ss.

  1. 1 Sur les implantations dans le diocèse de Turin, voir G. G. Merlo, Eretici ed. Inquisitori nella Societàpiemontese del Trecento,Turin 1973; pour le diocèse d’Embrun, mes recherches constituent le livre IV de mon étude De la Chrétienté romaine à la Réforme en Dauphiné. Evêques, fidèles et déviants, (coll. de l’EFR 183), Rome 1993, pp. 907-1183; mise au point bibliographique, id.. Vaudois dans Dictionnaire de Spiritualité 16, 1994, col. 307-329.
  2. 2 BN MS. lat. 3375.
  3. 3 Claude de Seyssel, Adversus errores et sectam Valdensium .... Paris 1520, f. 2.
  4. 4 Henri Falque-Vert, Les Hommes et la montagne en Dauphiné au XHIème siècle. Grenoble, 1997.
  5. 5 Claude de Seyssel, op. cit.. f. 6.
  6. 6 H.Taviani, «Naissance d’une hérésie en Italie du Nord auXIe siècle», in: Annales E. S. C.. 29, 1974, pp. 1224-1252.
  7. 7 II est évident qu’à de rares exceptions près - lorsque le même homme figure comme chef de feu dans la dernière révision médiévale en 1474-1475 et est signalé comme vaudois, sans confusion possible, lors des poursuites de 1487-1488, il ne peut être question de recenser les individus, mais bien les familles, par blocs patronymiques, dont toutes les sources de la répression soulignent qu’elles sont la matrice, le fondement même du mouvement; cf. Pierrette Paravy De la Chrétienté .... op. cit.. p. 1015.
  8. 8 Ibid.. p. 1009 s.
  9. 9 Ibid.. pp. 965-966.
  10. 10 Gabriel Audisio, «Une grande migration alpine en Provence (1460-1560)», in: Bolletino storico bibliografico subalpino. 87, 1989, p. 511 ss.
  11. 11 Gabriel Audisio, Les vaudois du Lubéron. Une minorité en Provence (1450-1560). Assoc. d’études vaudoises et historiques du Lubéron, 1984.
  12. 12 P. Paravy, op. cit.. p. 1002 s.
  13. 13 ADI, B 2992, f. 524-526.
  14. 14 B. N„ Ms Lat. 3375 (1), f. 444 ss.
  15. 15 G. Audisio, «Une grande migration ...», art. cit., carte de la présence vaudoise, p. 548.
  16. 16 P. Paravy, op. cit., p. 1009 ss.
  17. 17 Ibid., p. 1015 ss.