Chanson sur la mort de l’illustre épouse d’Asan-aga

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Chanson sur la Mort de l’Illustre Épouse d’Asan-Aga
(p. 270-279).

ARGUMENT

du poëme Illyrien ſuivant.

Aſan, capitaine Turc, eſt bleſſé dans un combat, & ſa bleſſure le met hors d’état de retourner dans ſa maiſon. Sa mère & ſa ſœur vont le visiter dans le camp : mais ſa femme, retenue par une pudeur qui nous paroîtra étrange, n’oſe pas y aller auſſi pour voir son mari. Aſan prend cette délicateſſe pour un défaut de ſentiment de la part de ſa femme, s’en fâche, & dans le premier mouvement de ſa colère, il lui envoie une lettre de répudiation. On arrache cette tendre épouſe & mère à cinq créatures touchantes, à ſes enfans, dont le dernier eſt encore au berceau, & elle les quitte avec la douleur la plus amere. À peine revenue dans la maiſon de ſon père, les principaux ſeigneurs du voisinage demandent ſa main. Son frère, le Begh Pintorovich, l’accorde au Cadi, ou au juge d’Imoski : malgré les prieres de ſa ſœur déſolée, qui aimoit toujours ſon premier époux & ſes enfans avec la plus vive tendreſſe. Le cortège nuptial, pour aller à Imoski devoit paſſer devant la maiſon d’Aſan, qui, guéri de ces bleſſures & revenu chez lui, se répent vivement de ſon divorce. Connoiſſant parfaitement le cœur de celle, qui avoit été ſon épouſe, il envoie à ſa rencontre deux de ſes enfans, auxquels elle fait des préſens, qu’elle avoit préparés pour eux. Alors Aſan lui-même fait entendre ſa voix en rappellant ſes enfans, & en ſe plaignant de l’inſenſibilité de leur mère. Ce reproche, le départ de ses enfans, la perte d’un mari que, malgré ſes manières rudes, elle aimoit autant qu’elle en étoit aimée, cauſent une si grande révolution dans l’ame de cette jeune épouſe qu’elle tombe morte ſubitement, & ſans proférer une parole.


CHANSON
SUR LA MORT DE L’ILLUSTRE ÉPOUSE
D’ASAN-AGA.


Quelle blancheur brille dans ces forêts vertes ? Sont ce des neiges, ou des cygnes ? Les neiges ſeroient fondues aujourd’hui, & les cygnes ſe ſeroient envolés. Ce ne ſont ni des neiges ni des cygnes, mais les tentes du guerrier Aſan-Aga. Il y demeure bleſſé & ſe plaignant amerement. Sa mère & ſa sœur ſont allées le visiter : ſon épouſe ſeroit venue auſſi, mais la pudeur la retient.

Quand la douleur de ſes bleſſures s’appaiſa, il manda à sa femme fidelle : « Ne m’attends pas ni dans ma maiſon blanche, ni dans ma cour, ni parmi mes parens. » En recevant ces dures paroles cette malheureuſe reſte triſte & affligée. Dans la maiſon de ſon époux, elle entend les pas des chevaux, & déſespérée elle court sur une tour pour finir ſes jours en ſe jettant par les fenêtres. Ses deux filles épouvantées, ſuivent ſes pas incertains, en lui criant : Ah, chere mere, ah ! ne fuis pas : ces chevaux, ne ſont pas ceux de notre pere Aſan ; c’est ton frere, le Beg Pintorovich qui vient te voir.

A ces voix l’épouſe d’Aſan tourne ses pas, & courant les bras étendus vers ſon frere, elle lui dit : « Ah mon frere ! vois ma honte extrême ! Il me répudie, moi qui lui ai donné cinq enfans ! Le Beg ſe tait & ne répond rien : mais il tire d’une bourſe de ſoye vermeille, une feuille de papier, qui permet à ſa ſœur de ſe couronner pour un nouveau mari, après qu’elle ſera retournée dans la maiſon de ſes peres. La dame affligée voyant ce triſte écrit, baiſe le front de ſes fils & les joues de roſe de ſes deux filles. Mais elle ne peut pas ſe ſéparer de l’enfant au berceau. Le ſévére Beg l’en arrache, l’entraine avec forces, la met à cheval, & la ramene dans la maiſon paternelle.


Peu de tems après ſon arrivée, le peu de tems de ſept jours à peine écoulé, de toute part on demande en mariage la jeune & charmante veuve, iſſue d’un ſang illuſtre. Parmi les nobles prétendans se diſtingue le Kadi d’Imoski. D’une voix plaintive elle dit alors à son frere : « ne me donne pas à un autre mari, mon cher frere : mon cœur ſe briſeroit dans ma poitrine, ſi je revoyois mes enfans abandonnés ».

Le Beg ne fait point d’attention à ſes prieres, & ſ’obstine à la donner au Kadi d’Imoski. Alors elle le prie de nouveau : puiſque tu veux abſolument me marier, envois au moins une lettre en mon nom au Kadi, & dis-lui : la jeune veuve te ſalue & te prie par cet écrit, que quand tu viendras la chercher, accompagne des ſeigneurs Svati, de lui apporter un voile, avec lequel elle puiſſe se couvrir, afin qu’en paſſant devant la maiſon d’Aſan, elle ne voie pas ſes enfans orphelins.

Après avoir reçu la lettre, le Kadi aſſemble ſur le champ les ſeigneurs Svati pour chercher ſon épouſe, & pour lui porter le long voile qu’elle demande. Les Svati arrivent heureuſement à la maiſon de l’épouse, & la conduiſent avec le même bonheur vers la demeure de ſon époux.

Arrivée, chemin faisant, devant la maiſon d’Aſan, ſes deux filles la voyent d’un balcon, & ſes deux fils courent à sa rencontre, en criant : « chere mere reſte avec nous ; prens chez nous des rafraichiſſemens ».

La triſte veuve d’Aſan, entendant les cris de ſes enfans, ſe tourne vers le premier Svati : « Pour l’amour de Dieu, cher & vénérable arrête les chevaux près de cette maiſon, afin que je donne à ces orphelins quelque gage de ma tendreſſe ». Les chevaux s’arrêtent devant la porte, elle deſcend & offre des préſens à ses enfans : elle donne aux fils des brodequins d’or, & de beaux voiles aux filles. Au petit inocent, qui couche dans le berceaux, elle envoit une Robe.

Aſan voyant de loin cette ſcene, rappelle ses fils : « revenez à moi, mes enfans ; laiſſez cette cruelle mere, qui a un cœur d’airain, & qui ne reſſent plus pour vous aucune pitié »

Entendant ces paroles, cette veuve affligée pâlit & tombe par terre. Son ame quitte ſon corps au moment qu’elle voit partir ſes enfans.